Chapitre 01.3

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— Avec un job comme le mien, mieux vaut ne jamais boire, fit l’homme en s’asseyant face à son interlocuteur. On aurait vite fait de se tirer une balle dans la caboche.

Sa voix était claire, venue des profondeurs de sa cage thoracique et presque chaude. Presque badine, et pourtant sans la moindre émotion.

— On ne doit pas se marrer beaucoup dans votre job.

— Vous l’avez dit. Surtout quand on doit courir après des gens dans votre genre.

— Dans mon genre ?

— Ne faites pas le malin, Eric, vous savez très bien de quoi je parle.

— Je ne me sens pas différent du commun des mortels, monsieur Jameson.

L’œil gauche de celui-ci cilla légèrement. Une micro expression difficile à contrôler, même pour un homme tel que lui.

— Cela vous étonne que je connaisse le nom d'un homme aussi secret que vous ? Moi aussi, j’ai fait des recherches à votre sujet, et j’ai sûrement trouvé bien plus de choses sur vous que vous sur moi.

L’agent du CENKT soupira et eu un sourire qui n’avait rien de joyeux, laissant entrevoir une rangée de dents parfaitement blanches.

— Des rumeurs. Rien que des rumeurs, je le crains.

Eric en doutait.

Une rumeur était toujours construite sur un fond de vérité. Parfois, la réalité l’amplifiait, parfois elle l’atténuait. Toujours elle la transformait.

— L’avantage, poursuivit Jameson, c’est que lorsque des rumeurs sont lancées, elles travaillent pour vous. En ce qui me concerne, cela me convient.

Il eut à nouveau ce sourire sans joie.

— Je ne suis pas dupe de ce que l’on dit à mon sujet, poursuivit-il. Je pense que ce qui nous définit vraiment, c’est nos actes, nos choix et nos croyances.

— Et en quoi croyez-vous ? demanda Eric essayant de ne pas montrer la méfiance que lui inspirait de plus en plus son interlocuteur.

Sa vigilance allait de pair avec son désir de vengeance, mais aurait-il la force d’aller jusqu’au bout de celle-ci ?

Contrairement à ces gens, il n’était pas homme à tuer de sang-froid.

— Au sacrifice, à la discipline… et au pouvoir, lui répondit Jameson d’une voix posée, quasiment apaisante, hypnotique.

Il n’ignorait rien de l’état d’esprit de son interlocuteur.

— Vous utilisez ce que vous pensez être le pouvoir, votre pouvoir, pour assassiner des innocents, répondit Eric du tac au tac.

— Je n’ai pas à justifier mes actes.

L’absence d’émotion dont faisait preuve Jameson le hérissait autant qu’elle l'effrayait, mais il refusait de le laisser paraître.

— Vous avez éliminé plusieurs espèces en quelques heures, dont une qui était similaire à la nôtre.

— Des espèces extraterrestres. Oh, je sais ce que vous allez me dire, Curtis. Toute espèce a le droit de vivre sur cette planète, quelles que soient ses origines. Bla… bla… bla… bla….

Tout en disant cela, il avait un sourire affable qui s’effaça brutalement lorsqu’il se tût.

Eric sentit un frisson glacé grimper son échine lorsque son ennemi le regarda droit dans les yeux et reprit :

— Pas aux dépens d’une autre. Ce monde a besoin de clarté et d’équilibre. C’est à moi, et au CENKT, de veiller à ce que cette stabilité soit respectée. Je ne peux pas tergiverser sur les mesures à prendre.

Cassius Jameson se tut un moment, comme s’il cherchait une explication encore plus convaincante.

— Personne n’a jamais parlé d’invasion. Pourtant, ILS sont bien là. Nous savons désormais que l’Être Humain n’est plus seul dans l’univers. Cela aurait pu être une bonne nouvelle s’ils étaient restés chez eux.

Il se retourna et regarda un court instant les adolescents qui jouaient au foot sur la place avant de faire à nouveau face à son interlocuteur.

Eric nota que les plus jeunes avaient étrangement disparu de la place.

— Au lieu de cela, ils sont arrivés chez nous. Ils ont envahi notre espace vital comme des vagabonds des étoiles, des réfugiés. Des dizaines d’espèces, les unes après les autres depuis quatre siècles au moins. Cela n’a jamais été l’invasion que les auteurs de science-fiction ou encore certains scientifiques ont imaginé.

Il cessa brutalement de parler et observa à nouveau la place.

Avait-il, lui aussi, remarqué la disparition d’une partie de la population autochtone ?

Sans doute.

Pourtant, il reprit son exposé comme si, à la place de son interlocuteur, il faisait face à une classe d’étudiants.

— Tout au long de ces quatre cents dernières années, des extraterrestres de toutes sortes sont venus sur notre planète. Ils sont parfois arrivés à bord de vaisseaux à bout de force qui se sont écrasés sur la Terre. D’autre fois, leurs embarcations n’ont pu aller au-delà des premières planètes de notre système solaire : Neptune, Uranus, Saturne, Jupiter. Peut-être même se sont-ils écrasés sur Eris ou sur Pluton, ou un autre satellite de l’une des planètes de notre système solaire. Quelques-uns de leurs passagers s’en sont échappés grâce à des capsules de sauvetage, ou bien en se téléportant sur la Terre. Bref, ils sont arrivés comme ils ont pu, en clandestins avec l’intention de se réfugier sur notre planète, de s’y installer sans nous demander notre autorisation ou notre avis. Forcément, certains d’entre eux ont déjà eu, ou auront tôt ou tard, l’intention de rebâtir un monde à l’image de celui qu’ils ont quitté. C’est une question d’adaptation.

— Qu’en savez-vous ?

Sa voix était moins ferme qu’il ne l’aurait souhait2 ;

— En réalité, c’est une nécessité d’adaptation, corrigea Cassius Jameson. C’est cela ou changer de comportement et, à plus ou moins long terme, ou alors être modifié génétiquement pour faire disparaître tout ce qui peut les rendre singuliers à nos yeux d’Êtres Humains.

La charité qui se fichait de l’hôpital, songea Eric. En matière de modifications génétiques et d’augmentation des capacités biologiques, Jameson n’était pas le dernier à y avoir eu recours. Il savait de quoi il parlait.

Eric se concentra.

Même si cet homme et son discours totalitaire le terrifiaient, il devait les écouter jusqu’au bout.

— La plupart d’entre eux va tenter de l’accepter et se fondre dans la masse afin d'essayer de passer pour des êtres humains ordinaires, ou se terrer dans les endroits les plus inexpugnables et se cacher de notre espèce. Mais tous ne sont pas prêts à le faire. Les espèces ont le choix pour survivre : elles s’adaptent, et si elles en ont la possibilité, elles dominent. Celles qui ne s’adaptent pas ou ne dominent pas finissent inévitablement par s’éteindre. Tout cela prouve que la vie est sans cesse en évolution et qu’elle trouve toujours de nouveaux chemins comme le disent la plupart des scientifiques.

Jameson haussa les épaules.

Eric devinait où voulait en venir l’agent du CENKT.

— Dire que des centaines de chercheurs, peut-être des milliers, ont travaillé sur ce fait alors que n’importe quel pékin appartenant à une tribu primitive, isolée de toute civilisation, aurait pu le déduire sans même avoir appris les principes fondamentaux de la biologie. Ce sont ces êtres dits non civilisés qui ont compris les premiers à quel point la vie est fragile. Ils ont pris conscience du nécessaire équilibre de la planète bien avant que notre société moderne cesse de considérer l’extinction d’une espèce comme un simple défaut d’adaptation.

Il fit une pause comme pour lui laisser le temps d’assimiler.

Il reprit :

— La vraie question à se poser, c’est pourquoi ? Pas : pourquoi les espèces ne s’adaptent-elles pas et disparaissent ? Mais, pourquoi s’adaptent-elles ?

Evidemment, il avait sa réponse à la question.

— L’adaptation est inscrite dans les gênes de toute espèce, même si elle ne l’est pas dans ceux de chaque individu. L’une des réponses va sans doute vous paraître un peu clichée, mais elle n’en est pas moins réelle, même si elle est sans doute beaucoup plus complexe.

— L’Homme évidemment, le coupa Eric. Tout est la faute de l’Être Humain, n’est-ce pas ?

— L’Homme est en grande partie responsable. Au moins autant que l’évolution naturelle de toute chose qui comporte en elle-même son début et sa fin programmée. Imaginez ce qui serait arrivé si nous avions laissé ces espèces venues d’ailleurs, même si elles sont proches de l’Être Humain tant dans leur physiologie que dans leur intelligence, évoluer à leur guise. Le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.

Eric avait son idée sur le sujet, bien plus que Jameson ne pouvait l’imaginer.

— Peut-être serait-il meilleur.

— Ne soyez pas naïf, Curtis. Une même espèce produit déjà des individus tellement différents que les conflits au sein de celle-ci finissent par être inévitables. Alors pensez-vous vraiment que la cohabitation de plusieurs espèces dans un milieu aussi restreint que notre planète à l’échelle de l’univers donnerait un meilleur résultat ?

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