03
Les années s’écoulèrent.
Abandonnant tout espoir de la maîtrise du temps et de ses effets sur le monde et les âmes, la Cité d’Apolise perdit de son intérêt aux yeux des territoires voisins. La répression de la reine étouffait les initiatives, les pensées et la prospérité. Elle ordonnait, contrôlait, soumettait et ruinait le peuple. Elle agissait sans se préoccuper des murmures de plus en plus hostiles à son encontre.
De son côté, le prince Vlad semait la terreur, usant de son rang, n’écoutant que les conseils de sa mère. Sa frustration d’avoir été écarté du trône s’exprimait à travers sa dureté et son manque d’empathie. Il restait prince de sang royal et le petit peuple devait se soumettre à son bon vouloir. Le roi Drystan ne faisait guère parler de lui. Il était devenu un homme et un monarque sans pouvoir. Écarté de la gestion du royaume, il occupait ses journées avec son ami Grégoire -mon ancêtre- dans les salles de loisirs du palais. Drystan savait qu’il était roi, mais jamais, on ne lui avait expliqué le sens de cette responsabilité.
Grégoire, l’unique fils du comte de Royer, était le plus fidèle ami de sa majesté. Il vivait avec sa famille à la cour depuis ses quinze ans. Les deux compagnons s’étaient rencontrés, par hasard, lors d’une fête célébrant un anniversaire de la reine. Ils n’auraient jamais dû se parler, ni même se retrouver côte à côte au moment du défilé des cadeaux. Timidement, Drystan avait osé écouter les remarques désobligeantes du jeune seigneur. Au lieu de le réprimander, il en avait souri. Grégoire se sentit adoubé par son jeune roi. Malgré les reproches de son père qui n’approuvait nullement cette désinvolture, il était fier de cette approche peu conventionnelle.
– Un roi ne s’aborde pas comme un duc ou un comte ! hurla son père en apprenant la fourberie de son fils.
Petit à petit, une complicité s’installa entre les deux garçons, ne faisant pas l’affaire du prince Vlad mais bien celle du père de Grégoire.
La salle des muses, de l’aile ouest, était le lieu le plus apprécié des deux complices. Ils s’y retrouvaient pour discuter de leurs conquêtes féminines ou des dernières nouvelles de la cour. Les potins ne manquaient jamais. Ce jour-là, une nouvelle famille était attendue dans les quartiers de la petite bourgeoisie. Grégoire avait entendu dire que le petit duc aménageait avec ses quatre filles. Il espérait les marier à des membres éminents du conseil royal. Les plaisanteries ne cessèrent qu’à l’arrivée fracassante du prince Vlad.
Le roi observait les mimiques de son ami avec amusement. Grégoire se tenait debout, un verre de vin à la main, mimant les défauts du grand chambellan. Il faisait de grands gestes pour expliquer les raisons de la présence de jeunes nonnes dans le lit royal sans que le roi n’en soit averti. À la cour, tous racontaient que Grégoire était l’investigateur de ce piège grotesque. Depuis, le chambellan croupissait dans une cellule du monastère de Libecan à la demande de la reine, incapable de lui pardonner.
Drystan riait de l’attitude presque ivre de son ami. Il se calma très vite lorsque son frère pénétra dans la salle, suivi par quatre gardes. Enivré de comédie, Grégoire oublia les convenances. Il commit l’irréparable en saluant, à haute voix, la cicatrice du Prince. Personne n’avait le droit de rappeler cette mauvaise expérience au frère du roi. Vlad aurait dû mourir le jour où cette garce de rebelle avait porté atteinte à sa personne en le marquant comme un vulgaire animal.
––La cicatrice du prince Vlad se porte-t-elle bien ? s’exclama l’ami du roi à haute voix.
Grégoire se mit à rire et ne s’arrêta que lorsque le prince posa sa main sur la cicatrice, située à la base de son cou. Il se rendit compte de sa stupidité au moment même où il acheva sa phrase.
– Tu riras moins lorsque tu apprendras la nouvelle, répliqua l’aîné de la famille royale.
– De quelle nouvelle parles-tu ? demanda le roi qui ne cacha pas ses craintes.
Lentement, Vlad s’approcha de Grégoire. Il lui fit face, imposant son rang et cette fausse supériorité de naissance. Les mains croisées dans le dos, il prit un malin plaisir à déclarer :
– Grégoire, fils du comte de Royer, je vous arrête pour trahison, complot et abus de faiblesse en la personne du roi Drystan II, sur ordre de la reine Elvia, épouse du défunt Armand IV et mère du roi Drystan II.
– J’espère que tu plaisantes ? demanda Drystan révolté par ce qu’il venait d’entendre.
– Oh que non ! Arrêtez-le !
Aussitôt, deux gardes s’approchèrent de Grégoire. Il essaya de résister. Sa liberté était tout aussi importante que son honneur. Le roi s’adressa à son frère, sans réellement croire en la force de ses paroles. Il n'ordonna rien aux soldats. Il savait que Vlad était le seul en qui la garde avait une entière confiance. Pour de nombreux militaires, Drystan n’était qu’un roi de pacotille. Il avait su charmer son père pour voler la place de son aîné. Beaucoup d’entre eux attendaient l’ordre de commettre un régicide.
– C’est ridicule ! Grégoire est mon ami… Enfin Vlad… Libère-le ! Sur ordre du roi.
Cette fin de phrase obligea le prince à regarder son frère d’un air étonné. En plus d’être faible, son cadet était grotesque. Cette fausse grandeur avait la saveur d’une faute de goût dans la bouche du petit roi. Jamais, Drystan n’avait cherché à se rebeller. Si ce jour arrivait, il était urgent de calmer les ardeurs irrespectueuses de cette larve royale. Le prince se fit un plaisir de rabaisser sa majesté de rien.
– Sur ordre du roi ? Mais je ne vois aucun roi dans cette pièce. Je ne vois qu’un pantin dirigé par sa mère et écarté de tout ce qui touche, de près ou de loin, au pouvoir royal. N’ai-je pas raison ? Alors mon frère, si tu le veux bien, je vais emmener ce traître sur ordre de la reine, notre mère, et sans l’objection d’un petit roi. Amenez-le !
Drystan regarda, impuissant, son ami partir, entouré par deux gardes comme un vulgaire criminel. Il sentit une colère noire tendre les muscles de son corps. Ses poings se serrèrent. Sa mâchoire se crispa. Ses pensées n’en pouvaient plus de subir humiliations après humiliations. Être isolé du pouvoir ne le dérangeait pas. Le royaume avait toujours été entre les mains de leur mère. Rien ne présageait une mauvaise gestion des affaires et du peuple. On pouvait bien l’écarter de tout cet ennui, mais il refusait d’être isolé de ceux qui le considéraient encore comme leur égal.
À la surprise de tous, Drystan ne prit pas la direction de ses quartiers. Cette fois, il hâta le pas jusqu’à la salle de réunion du conseil. Il n’hésita pas à pousser les lourdes portes. Sa mère était assise sur son trône et non sur le côté comme les textes le lui ordonnaient. Les six conseillers royaux ne se levèrent pas pour saluer leur souverain. Tous l’observèrent étonnés de constater que Drystan se révoltait. Il osait enfin, hausser la voix sur sa mère, la reine. Médusés, ils gravèrent à jamais cet instant dans leur mémoire.
Avant l’entrée de Drystan, les mêmes problèmes s’exposaient inlassablement autour de cette table ronde. Le peuple se soumettait aux nouvelles directives sans se plaindre. Tout se passait pour le mieux à un détail près. Des insurgés attaquaient, sans relâche, les points stratégiques de la Cité. Leurs attaques étaient de plus en plus répétées et coordonnées. Ils n’étaient pas tous identifiés. Seuls les meneurs avaient leur visage placardé sur les murs et dans les postes de garde. Malheureusement pour la royauté, la population les protégeait. Fatiguée par cette rengaine, la reine Elvia marqua son ennui d’écouter les incessants et mêmes rapports exposés chaque jour par les différents conseillers.
Ce jour-là, tout comme son fils, elle perdit son calme et coupa la parole à l’un d’eux.
– Toujours les mêmes rapports. N’y a-t-il donc personne qui sache où se trouve cette vermine ?
– Nous avons déjà essayé…, exposa courageusement l’un d’eux.
– Eh bien, essayez encore, interrompit la reine exaspérée.
Le général Logan prit la parole.
– Pourquoi ne pas marier le roi ?
– Je ne vois pas le rapport entre ces indésirables et un éventuel mariage, s’étonna l’un de ses confrères.
– De cette façon, nous pourrions détourner l’intérêt du peuple pour ces rebelles, exposa Logan.
– Précisez, ordonna la reine.
– Malgré ses rares apparitions, le roi est apprécié par ses sujets. Il me semble donc important de jouer cette carte. S’ils s’aperçoivent que sa majesté pense à l’avenir du royaume, certains d’entre eux tourneront le dos à ces troubles fêtes.
– Il faut encore trouver l’épouse, s’agaça la reine qui s’en voulait de ne pas avoir eu cette idée.
À cet instant, la réunion fut interrompue par l’arrivée de Drystan. La reine ne cacha pas son étonnement. Elvia écouta attentivement la première révolte de son fils. Elle s’installa confortablement, au fond du fauteuil royal. Elle n’avait que faire de cette plaidoirie inutile. Si Drystan avait besoin d’exprimer son ressenti, qu’il le fasse. Elle le laissa s’agacer, puis lui expliqua les raisons de l’arrestation du jeune comte de Royer. De colère, le roi menaça la reine, sans aucun résultat. Il sortit de la grande salle avec encore plus de rage qu’à son arrivée. Il était l’inutile celui qu’un jour, on empoisonnerait. Il le savait et s’écrasait pour cette raison.
Décontenancée, la reine se redressa pour retrouver sa prestance perdue durant ces quelques minutes. Elle n’en revenait pas que Drystan s’était adressé à elle sur ce ton agressif et irrespectueux. En privé, elle aurait simplement remis son fils à sa place. Devant les conseillers, l’importance du respect du rang se préservait. Soucieuse de son image, elle braqua son regard accusateur sur chaque personne présente dans la pièce. Elle ne dirait rien sur ce qu’il venait de se produire. Elle leur signifiait juste que cet événement resterait entre les murs de cette salle. Sans précision de sa part, les conseillers comprirent que leur tête était en jeu. Quiconque parlerait de la rébellion du roi serait aussitôt rayé de ce monde. Avant de clôturer cette réunion, la reine ordonna calmement au général Logan de trouver sa future remplaçante.
Un à un, les membres du conseil quittèrent la salle dans un calme tout aussi déstabilisant que l’entrée du roi. Dès qu’elle se retrouva seule, Elvia canalisa sa colère. Elle savait que dans cet état, rien de bon ne sortirait. Elle prit son temps, attendant que la dureté du pouvoir marque son visage. Elle lui permettrait de traverser les couloirs du palais sans craindre le moindre murmure. Elle avait horreur des ragots et encore moins des messes basses.
Sûre de sa prestance, la reine se rendit dans les sous-sols du palais où le prince Vlad l’attendait. Ce dernier avait déjà commencé l’interrogatoire du soi-disant traître, avec l’aide du bourreau. Sur le corps du jeune comte, des marques de torture rougissaient sa peau blanche. Grégoire avait été attaché par les poignets, puis pendu à un crochet. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Sa tête n’avait plus la force de se tenir droite. Il était épuisé, affaibli par un corps meurtri et par les incessantes et mêmes questions.
– Où se trouve le camp des insurgés ? Comment leur transmets-tu les informations ? Combien d’embuscades leur as-tu permis de réaliser ?
Malgré le fer rouge posé sur sa peau, Grégoire n’avoua pas les crimes dont on l’accusait. Il subissait chaque coup avec honneur. Toute cette mascarade n’était qu’un prétexte pour isoler davantage le roi de son entourage. Le jeune comte n’était pas dupe des vraies raisons de sa présence dans ce cachot.
Dans un grincement effrayant, la porte s’ouvrit. La reine pénétra dans la macabre pièce, sentant la détestable odeur de la mort. Elle s’approcha de ce qui restait de Grégoire. Croyant qu’il avait perdu connaissance, elle le gifla. Péniblement, le malheureux tenta de lever la tête. Il se résigna à seulement porter son regard vers la reine.
– Avoue, et le bourreau cessera.
Grégoire n’avait rien à avouer. S’il avait eu quoi que ce soit à partager, il aurait confessé avoir permis au roi de rire et de se sentir vivant. Son amitié avec son souverain était sa seule faute. S’il était resté à sa place, bien aligné avec les futurs représentants de la bourgeoisie Apolisienne, jamais il n’aurait eu autant de merveilleux moments à préserver. Il choisit de partager un regret, un dernier pied de nez à cette reine et ce prince sans saveur, ni véritable honneur.
– Mon seul crime est de ne pas avoir donné moi-même…, le coup tranchant qui causa la plus belle cicatrice de tous les temps.
Un sourire effleura à peine son visage. Il était satisfait de son unique acte de rébellion. En son for intérieur, il espérait que son ami en fasse autant. Il souhaitait que Drystan accepte enfin la tâche que son père lui avait confiée. À l’abri dans son château, le roi ne se rendait pas compte de la souffrance subie par son peuple. Sa mère et son frère imposaient une terreur qui affamait les pauvres et terrorisait les riches. Les regards en chien de faïence étaient de plus en plus nombreux à la cour. Tous savaient, mais personne ne témoignait, pas même Grégoire. Ce dernier regrettait son mutisme qu’il usait plus pour protéger Drystan que pour le mettre face à ses responsabilités.
Au même moment, dans les couloirs obscurs du palais, une servante retournait dans ses quartiers. La journée avait été longue et fatigante. Elle n’en pouvait plus de cette noblesse capricieuse. Pour l’une, le linge ne devait pas être plié ainsi. Pour un autre, son tabac se posait à la droite de son lit et non sur la commode. Il avait fallu déménager la comtesse de Lormé. Elle ne supportait plus de vivre à côté de la maîtresse de son mari. Depuis que cette dernière était enceinte, les petits arrangements n’étaient plus acceptables.
Perdue dans ses pensées, la servante ne remarqua pas la présence suspecte d’un homme emmitouflé dans un long manteau noir. Avant qu'elle ne le remarque, il l’attrapa par la taille et posa sa main sur sa bouche pour éviter qu’elle ne crie et affole le peu de gardes présents à ce niveau. Conscient de la peur qu’elle ressentait, il lui montra son visage et la supplia de ne rien dire. La servante reconnut aussitôt son roi. Soucieuse de la santé de son souverain, elle fronça les sourcils pour marquer son étonnement de le trouver dans ces bas étages. Amusé et surtout inconscient du danger, Drystan posa son index sur les douces lèvres de sa servante.
– J’ai décidé de me perdre dans ma Cité. Le temps de cette nuit. M’aiderez-vous, charmante demoiselle, à garder ce secret ?
– Sans garde à vos côtés ? murmura-t-elle à son tour.
– Je me dois de savoir ce qu’on me cache derrière ces murs.
– Pour quelle raison mettre votre vie en danger ? Cette décision n’est que pure folie.
Incapable de lui fournir une raison censée, Drystan déposa un simple baiser sur ses douces lèvres. Charmée, elle accepta de jouer ce jeu de séduction. Était-il possible qu’un jour, elle obtienne ses faveurs ? En gardant ce secret, elle en était certaine. À l’abri des regards et avec la complicité de sa servante, sa majesté quitta son château et ses manigances. Il était temps pour lui de connaître la vie de ses sujets derrière cette forteresse de mensonges.
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