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Pour aborder la suite de notre histoire, il nous faut remonter à la mort du roi Armand. Dès l’annonce de la terrifiante nouvelle, un groupe d’hommes et de femmes se soulevèrent contre la régence du royaume. Il était hors de question que cette sorcière d’Elvia détruise les valeurs de leur monde en péril. Les libertés acquises et la paix n’avaient pas de prix, sauf celui de la vie. Ils étaient prêts à renoncer à la leur pour offrir un monde de tolérance, d’espérance et de respect aux enfants d’Apolise.

Très vite, le seigneur Arcturus prit la tête du groupe de la Cité. Il essaya d’unir les tribus vivant à l’extérieur de la Cité. Il n’y parvint jamais. Les peurs étaient trop profondes pour oser faire confiance à l’inconnu. Cachée dans les sous-sols et les chemins de traverse d’Apolise, les résistants s’organisèrent et construisirent un village dans la grande ville. Au fil des années, des pauvres et des riches s’unirent autour d’Arcturus et de sa nièce Axine. La cause était juste. Le but à atteindre prendrait des jours, des mois, des décennies. Tous refusaient de croire en une défaite écrite d’avance.

Durant ces temps instables, le groupe se divisa. Des traîtres émergèrent parmi les anciens nobles. La promesse du retour en grâce fut plus forte que celle d’un monde meilleur. Le camp bougea à de trop nombreuses reprises. Sauver le peu d’âmes encore soudées était devenu l’unique objectif d’Arcturus. Le chemin se perdit au fil du désespoir et des renonciations. Quand Axine eut dix ans. Ils n’étaient plus qu’une poignée à croire encore que la tête de la régente tomberait. À ses quinze ans, elle errait auprès d’Arcturus et des derniers croyants dans cette Cité opprimée et instable. Parfois, le gîte et le couvert leur étaient offerts pour une ou deux nuits. Les gens avaient peur. Ils ne souhaitaient pas que la fureur de la reine ou de son aîné s’abattent sur leur famille.

Arcturus ne prêchait plus. Il ne cherchait plus à convaincre. Si le voyant restait aveugle, alors qu’il en assume les conséquences. Ceux qui pleuraient sur le sort du royaume sans prendre les armes ne sortiraient jamais de l’ombre. Ils étaient inutiles pour la cause. L’errance s’acheva lorsqu'un quartier entier de la Cité disparut sous les flammes de l’enfer. L'incendie avait été volontairement allumé par l’armée. L’emplacement devait servir à construire la nouvelle caserne. Les conseillers royaux avaient choisi cette solution radicale pour ne pas avoir à reloger les miséreux. Des centaines d’âmes innocentes périrent dans l’indifférence. Arcturus vit l’opportunité de rallumer la flamme de la révolte. La jeunesse se posta derrière ce seigneur qui avait tout perdu pour défendre ses opinions. Bien des années plus tard, la rébellion était organisée et se fondait dans la population comme des fantômes dans un manoir abandonné.

Le jour, nommé «Le Grand Changement» par les descendants directs de la résistance, Axine et son unité rentraient enfin au camp après une mission chaotique. Ils avaient erré quatre jours dans les égouts avant de pouvoir traverser la Cité. L’armée avait renforcé ses positions ainsi que les points de contrôle. L’unique chance, pour ne pas se faire repérer, avait été les égouts. L’odeur et les rats n’avaient été que des soucis mineurs en comparaison aux dédales de croisements et de vastes salles sous terre.

À leur arrivée, les habitants du camp se précipitèrent à leur rencontre. Au début, l’odeur les fit reculer. Le plus important était qu’ils étaient en vie. Le reste importait peu mais quatre jours dans les égouts, je vous laisse imaginer. Des cris de joie, des accolades se mélangèrent aux moqueries, dont le seul but était de redonner le sourire à ces survivants de l’horreur.

– Vous voilà enfin de retour !

– Quelle puanteur !

– Vous avez parcouru les couloirs du palais pour puer autant ?

– Ils se sont frottés à la sorcière.

Axine s’éloigna de toute cette agitation. Elle se débarrassa de son manteau, et laissa apparaître sa longue chevelure brune, ainsi qu’un visage fatigué, cerné et désabusé. Au fond de la grande salle, une personne cria son nom. Elle tourna légèrement la tête pour montrer qu’elle avait entendu, s’assit sur un morceau de ciment, puis observa le sol sans rien dire. L’homme d’une quarantaine d’années arriva près d’elle. Sa voix n’était pas claire, et semblait désespérée.

– Où étiez-vous ?

Pas de réponse.

– Quatre jours de longue attente pour nous et pour lui.

Pas de réponse.

– Viens, je t’en supplie. Il ne passera pas la nuit.

Pas de réponse mais un regard.

Sans attendre, Axine se rendit dans la chambre du mourant. Son mutisme agaça l’homme de la mauvaise nouvelle. Il ne la comprenait plus. Depuis des mois, elle fuyait à chaque fois qu’une décision importante devait être prise. Elle préférait être sur le terrain plutôt que d’assumer son rôle de chef de clan. Cette responsabilité n’était pas encore la sienne. Elle appartenait à Arcturus même si depuis des semaines, il ne quittait plus son lit. L’un des rescapés s’avança vers l’homme qui avait fait connaître la triste nouvelle. Il ne chercha pas à défendre Axine. Son comportement n’était pas celui qu’on attendait d’une future chef de clan, mais celui d’une jeune femme qui aspirait à une autre vie.

– Ne lui en veux pas. Ces quatre jours ont été pénibles pour nous tous. Le manque de sommeil, l’odeur et les rats nous ont affaiblis.

– Il y a quand même des jours où je me demande si elle éprouve des sentiments.

– Son cœur est dur, mais pas son âme.

Le compagnon s’éloigna de l’homme dont les pensées commençaient à douter. Il n’était pas le seul à se demander si le mouvement ne prendrait pas fin avec Axine. Elle avait toujours été aux côtés de son oncle. Après Arcturus, personne d’autre qu’elle ne pouvait mener la révolte jusqu’à la victoire.

Fatiguée, mais consciente du moment présent, Axine s’approcha des quartiers de son mentor. Devant le simple rideau, elle hésita un instant, puis le poussa. Arcturus était allongé dans le seul lit de l’immense pièce. Il toussait et respirait difficilement. La maladie le tuait à petit feu depuis quelques années. Depuis plusieurs mois, il ne la cachait plus. Il était inutile de lutter davantage face à l’inévitable. Au pied du lit, une vieille femme priait en latin. Lorsqu’elle aperçut Axine dans le miroir juste en face d’elle, elle se retira, sans un mot, ni un regard.

Axine s’assit sur le bord du lit, et prit la main du mourant dans les siennes. Elle voulut pleurer, mais aucune larme ne répondit à son appel. Reconnaissant cette main si familière, Arcturus ouvrit les yeux. Il posa son regard sur le bébé qu’il avait élevé. Cette enfant avait rempli tous ses espoirs jusqu’à aujourd’hui. À présent, lui aussi doutait. Axine avait le droit de refuser de prendre sa succession. Si elle abandonnait tout ce qu’ils avaient construit jusqu’à ce jour, alors tout serait à reconstruire. Il repensa aux heures passées à la former aux maniements des armes, à la finesse de la politique, à endurcir cette âme pure. Il regrettait de ne pas avoir été plus tendre avec elle. Le résultat était néanmoins magnifique. Une grande guerrière était née. Les hommes continueraient à la suivre sans réfléchir. Ils ne douteraient pas un seul instant de ses choix. Ils la conseilleraient sans remettre sa parole en doute.

– Même le jour de ma propre mort, ce visage ne connaîtra pas la douceur d’une larme, pensa-t-il à voix haute.

– C’est une chose qu’on ne m’a jamais apprise, répondit-elle.

– Cela ne s’apprend pas, mais je te promets qu’un jour, tu connaîtras ce bonheur.

Il serra fermement la main d’Axine. La douleur était insupportable. Ses poumons le brûlaient. Ses jambes ne le portaient plus. Ses articulations refusaient de se plier. La fin était proche. Elle ne se ferait pas dans la douceur d’un sommeil.

– Je crois qu’il est temps de nous dire adieu, poursuivit Arcturus.

– Tu m’as dit la même chose la dernière fois.

– Ose dire que je radote, et mon fantôme viendra te hanter.

– Tu ne radotes pas, tu rabâches.

– C’est déjà mieux.

– Tu as pris le remède de la Sagesse ? demanda-t-elle sans un brin d’espoir dans sa voix.

– Même ses vieilles potions amères ne peuvent plus rien pour moi.

– Il ne te reste plus que les prières du père Raphaël, s’exaspéra-t-elle.

– Je pensais t’avoir appris la tolérance.

– S’il te plaît, les leçons de morale n’ont pas leur place aujourd’hui.

Arcturus ne souhaita pas la contredire. Le temps était venu d’honorer une promesse faite à sa sœur, des années plus tôt. Il désigna un coffret en bois que Axine s’empressa d’aller lui chercher. Il en sortit le pendentif en argent avec lequel la jeune femme jouait enfant. Sa nièce posait souvent des questions sur les origines de ce blason. Arcturus répondait qu’il représentait une chimère. Adolescente, il lui promit de lui expliquer en temps et en heure la signification de ce phénix. Ce mensonge garda la curiosité de la jeune femme en sommeil. À présent, Arcturus userait de ruse pour ne pas trahir sa parole.

– Je voudrais que tu gardes ce pendentif. Autrefois, j’ai accepté de te protéger d’un destin de femme soumise et meurtrie par son mari. Tu es devenue ce phénix. Cet oiseau de feu est ton emblème, mais tu ne dois jamais te rapprocher des flammes de ses origines. Trop de vies en dépendent, mais ta vie dépend aussi de cet emblème.

– Oncle Arcturus, …

– Seul le destin devra décider si vos chemins se croiseront ou non. Promets-moi de ne jamais chercher de ta propre volonté.

La folie s’emparait de son oncle. Axine savait qu’ils étaient de noble lignée. Autour d’eux, jamais personne n’avait prononcé le nom de la famille dont Arcturus ne possédait plus le patronyme. Son oncle disait toujours qu’un jour elle saurait. Le temps viendrait, mais le temps ne venait pas. Ce pendentif était le dernier lien avec ses racines, avec ceux qui ne combattaient pas. Elle n’était pas de leur monde et jamais ne pourrait en faire partie. Les années d’errance l’avaient éloigné de cette nature délicate. Elle était une fille de la Cité et non de la cour.

– J’ose le promettre. Repose-toi !

Doucement, le regard fixé sur le bébé devenu femme, le créateur de la Résistance ferma les yeux. Il s’endormit paisiblement. Son souhait de mourir dans son sommeil fut entendu. Axine resta auprès de lui jusqu’à son dernier souffle. Au petit matin, elle n’annonça pas elle-même la triste nouvelle. Elle choisit de s’isoler de toute cette souffrance.

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