35 | À la tienne !
La Foire annuelle, regroupant des artisans, des associations, des entreprises et divers corps armés, s’étendait sur les promenades aux bords même de l’Amande. Elle ne durait qu’un seul weekend, et c’était un événement très attendu qui débutait le trente-et-un avril et se terminait le trois mai, de neuf heures à vingt-et-une heures. Les restaurants en profitaient pour nourrir les promeneurs. Quelques commerçants cherchaient de nouveaux clients. D’autres attiraient les amateurs de voitures et de motos, d’engins chantiers et de jardins. Les stands de bijoux, stratégiquement posés un peu partout le long des étendus de nature, voulaient se faire connaître parmi les marchands de thé, de miel et de savons.
Des toilettes de chantier, toutes propres et élégantes, avaient été placées à des points stratégiques. Les organisateurs avaient pensé à tout : quelques routes barrées afin de permettre une bonne circulation de la foule, une fête foraine réduite à cause des travaux entrepris par la ville débutés à la fin de l’année dernière, une force de sécurité privée sur les promenades en compagnie de policiers et de militaires.
De ce fait, impossible de se garer aux promenades comme beaucoup avaient l’habitude. Des parkings temporaires avaient été mis en place par la Ville au début des travaux d'aménagement.
Willie patientait au abord de la Canopée — une toile élevée au niveau de la frondaison des arbres, soutenue par des fils tendus et fixés à des piliers métalliques — attendant son amie. Elle avait déjà fait deux fois le tour de l’Amande, s’était posée sur le quai avec sa musique dans les oreilles, était revenue trois fois chez elle pour se changer. Willie avait horreur d’attendre au sein de son foyer ; elle préférait bouger, déambuler dans les parcs voisins ou sur le quai rénové quelques années auparavant pour augmenter l’attractivité de la ville, lire au soleil quand le temps le permettait.
Willie jeta un œil vers les stands floraux, songeant que cela plairait à son amie. Elle échangea quelques messages avec Polaris, et celle-ci lui informa qu’elle se préparait à partir. Elle se mit à marcher de nouveau, quittant le coin ombragé pour se diriger vers l’avenue qui remontait vers les périphéries de la ville. Des voitures par dizaine occupaient les trottoirs d’habitude réservés à la population pédestre. Elle s’installa à un banc dans l’attente de retrouver sa copine, Polaris. Celle-ci n’avait pas beaucoup de chemin à faire. Il lui fallut emprunter un bout de la coulée verte, traverser un parcours miniature composé de voiries au abord d’une école maternelle-primaire, longer une boulangerie industrielle, suivre une rue jusqu’à un carrefour où elle bifurqua à droite. Elle sillonna le dédale de voitures pestant mentalement contre la stupidité humaine.
Les deux amies se retrouvèrent, l’une comme l’autre éteignant la musique, se parlant brièvement échangeant ce qu’elles devaient se donner. Polaris avait des livres à rendre et un document à filer tandis que Willie avait retrouvé une coupure de journal qui pourrait intéresser sa copine. Leur première destination fut un tour à la fête florale, flânant près de chacun des stands, s’imaginant déjà d’être dans leur futur jardin au Chemin des Bouquinistes. Une échoppe proposant du thé les attira. Polaris craqua pour un sachet aux fleurs de cerisier dont l’odeur était exquise. Par la suite, elles se rendirent rue de la demeure de Jean Cousin où les artistes venaient entreposer, durant quelques jours, leurs œuvres aux yeux de tous. Hélas, à leur arrivée, elles furent surprises de découvrir qu’elles n’étaient pas venues à la bonne date.
Leur seconde destination était un stand où une association était présente. En février, elles avaient participé à une dictée internationale en l’honneur de la francophonie. Hélas, un bénévole les informa qu’il avait oublié les copies une seconde fois en deux ans. Déçues une seconde fois, Willie et Polaris décidèrent de faire un tour des promenades, évitant d’être alpagué par les vendeurs déterminés. Elles s'intéressèrent aux véhicules, aux restaurants d’où s’échappait une odeur alléchante. Elles esquivèrent les quelques promeneurs présents, remontèrent par la grande rue afin de contourner la fête foraine, déboulèrent aux abords du Monument aux Morts.
En se promenant à l’intérieur de la Canopée, Willie proposa à Polaris de boire une bière, et ce fait de piocher dans son épargne pour se la payer. Sauf que Polaris refusa :
— Je te paye la bière.
Willie fut d’abord hésitante, et après quelques assurances, elle embrassa sur la mâchoire son amie, vibrante. Polaris sourit, quelque peu surprise, puis l’emmena à l’échoppe tenue par Larché, une brasserie bourguignonne ayant vu le jour en mille-neuf-cent-quatre-vingt-seize.
— Trois euros le verre de vingt-cinq… Cinq euros pour cinquante… Ça coûte moins cher de se partager une bouteille, réfléchit Polaris à haute voix.
Un employé les remarqua et leur dit bonjour. Elles le saluèrent également. L’homme présenta quelles bières étaient à la vente, notamment trois marques en bouteille.
— On prend laquelle ? T’as envie de boire quoi ?
— La triple. La Sans peur.
— D’accord allons-y.
Polaris s’approcha du comptoir. Elle commanda une bouteille, eut à payer la consigne de deux verres en plus, et puis, en compagnie de Willie, elle s’installa à une table au centre de la Canopée. Polaris s’occupa d’ouvrir la Sans peur ainsi de verser équitablement le liquide dans les deux verres.
— À notre première bière à la Foire ! dit joyeusement Willie en prenant son gobelet.
— À la tienne !
Il n’était que dix heures et demie.
Peu importe, tout ce qui comptait, c’était le moment partagé.
Inspirée d'un réel moment passé.
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