37 | La Libératrice

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À genou, les mains liées, le corps entravé, elle demeure imperturbable. Son silence est marqué par le masque en fer que ses bourreaux lui ont posé dès sa capture. Le regard perçant, elle contemple la foule de visages aussi familiers que inconnus amassée au pied de la plateforme d'exécution. Des vêtements ternes, parfois déchirés ou teintés, habillent ces gens qui, par le biais de la haute autorité de la région, la condamnent pour un crime qui n’a pas lieu d’être. Hurlements et insultes parviennent à ses oreilles. Une myriade de paroles qui ne la blessent plus, comme cela a été le cas durant son enfance. Ses habits ne sont plus que des haillons, couvrant à peine son corps que la torture a marqué durant la période d’emprisonnement.

Comme d’autres avant elle, des hommes et des femmes que l’histoire, écrite par les vainqueurs, ne fait que d’une brève et cruelle mention, elle va mourir sous les joutes d’une foule déchaînée, d’une immonde autorité, et son cadavre sera jeté aux corbeaux, comme à l’accoutumée. Durant ces mois d’emprisonnement, elle n’a jamais cédé face aux interrogatoires musclés de ses bourreaux. Elle n’a jamais pipé mot. Elle s’est contentée de crier quand la douleur était trop intense. Elle s’est contentée de leur sourire, comme si finalement, c’était elle qui avait gagné.

Quelques personnes se mettent à chanter. Des chants funestes, victorieux, moqueurs. D’autres tapent des mains et des pieds, sans ou avec objet, tous en rythme. Elle promène son regard sur l’assemblée de soldats, des hommes libres pour la plupart, accompagnés d’esclaves qui, par leur regard vide, servent de bouclier humain. Les fers autour des poignets de ces individus sont visibles, comme une sorte de symbole. Les servants de la seigneurie se mélangent parmi ceux qui ne peuvent guère goûter à la liberté, et malgré cette distinction, cela ne se ressent pas par leurs postures dociles, épuisées, et également par leurs haillons. Au-delà des murs, le reste attend sûrement l’annonce de son exécution ou plutôt les hurlements de joie des habitants de la forteresse.

Des chariots longent la demeure de pierre, remplis de nourriture et de cidres, de cadavres d’animaux et de blé. Des femmes se tiennent aux abords des fenêtres et des entrées. Des enfants sont tenus à l’écart. Des hommes argumentent qu’un tel spectacle ne devrait pas être vu par de si jeunes âmes. Les anciens, plus durs, affirment le contraire. Au-delà des venelles qui se dessinent comme un dédale, des maisons tenant à peine debout, des remparts intérieurs qui entourent la maison seigneuriale, son regard se pose sur un visage familier. Un homme d’une autorité sans faille, arrogant, qui n’hésite guère à exécuter quiconque mettant des bâtons dans ses roues. Il ne la voit pas de là où il se trouve, dans sa mansarde, au point le plus haut, mais elle le voit, le contemple, lui sourit.

Bientôt l’homme perd sa confiance. Il décompose peu à peu. Il devient livide. Il tombe, se rattrape de justesse avec le bord de la fenêtre. Elle observe des points noirs apparaître sa peau, se rassembler pour former une masse, une gangrène, et petit à petit, la maladie se répand. Il tousse, alerte ses intendants, et le sang jaillit, ensuite. Il chancelle. Il s’éloigne de la lucarne. Elle continue de le suivre du regard. Il s’écroule à terre, appelle à l’aide d’une voix rauque, et enfin, quelqu’un vient. Une jeune fille marquée par le fer, à peine habillée. Elle tient dans ses mains une dague. L’homme plaide faiblement. La servante l’achève. Un soldat débarque dans la pièce. Or, aussitôt, la maladie se répand sur lui aussi jusqu’à qu’il se tranche lui-même la gorge.

Ainsi le chaos s’installe au cœur de la forteresse. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que le mal se propage. Les enfants, les intendants et les servants sont tous épargnés. La maladie ne ravage que les coupables. Les chaînes des esclaves fondent comme neige au soleil.

Le rire de la condamnée stupéfie toute l’assemblée. L’air est glacial. La haute autorité jette un œil au ciel qui a été quelques minutes auparavant ensoleillé. Le vent se lève. La pluie se met à tomber. Elle se déchaîne. C’est un déluge froid qui fouette les gens. Ceux-ci commencent à paniquer. Ils se tournent d’un même mouvement vers la prisonnière, comme s’ils savaient qui était derrière tout ça. Le ciel pleure sa rage. Les paysans s’abaissent tous au sol, les mains sur la tête, et plaident leur pardon. Que quelqu’un leur a menti. Qu’ils ont été aveuglé. Qu’ils ont été aussi entravés. L’atmosphère est lugubre. Elle est alourdie par une puissante magie jaillissant des entrailles de la supposée coupable. Son pouvoir rempli de colère et de désespoir nourrit la tempête.

Un ordre est donné. Les bourreaux se mettent en place. Un cri. Une parole. Sauf que les lames des hommes se brisent au contact de son cou. Elle rit davantage. Les hurlements recommencent, mais cette fois-ci, ce n’est que la maladie. Elle est là. Elle dévore. Elle pousse au suicide. Elle leur fait subir ce que d’autres ont subi. Elle est tantôt noire, tantôt blanche, et sa présence est comme une explosion de souffrance. Les organes crèvent les uns après les autres. Et quand ce n’est pas le mal qui agit, ce sont les révolutionnaires, armés, friands de cette liberté retrouvée.

La tempête est toujours là, pourtant. Elle se déchaîne, amplifiée sans discontinu, et elle s’étend comme une trainée de poudre. Le ciel se déchire : une large entaille se révèle, rougeoyante. La terre se met à trembler. Un éclair frappe au loin. Puis, une pluie s’abat. Les gens se précipitent en dehors de la forteresse abandonnant toute idée de vengeance. Une tornade se forme peu à peu, jusqu’à encercler totalement le lieu. Au milieu, à genou sur la plateforme d'exécution, les mains liées, le corps entravé, elle contemple le spectacle sans bouger d’un pouce.

La tornade grossit jusqu’à dévorer une partie des champs. Le ciel saigne. Le gris se colore de rouge et de violet, se teinte parfois de bleu et de jaune. Le tonnerre gronde. Les éclairs tombent sans discontinuer. La magie ambiante se mêle enfin à celle de la prisonnière, et c’est l’hécatombe. L’ouragan ainsi que la magie ne font plus qu’un. Une explosion d’une violence extrême a lieu. La tempête se dissipe au bout d’une heure. Le soleil réapparut comme une fleur dans un ciel bleu, sans nuage apparent. Il ne reste qu’un immense cratère où en son milieu on trouve une belle étendue d’eau entourée de sable cristallin.

Dans l’océan de cadavres déchiquetés, décapités, réduits en charpie, personne ne retrouve celui de la Libératrice. Une stèle lui est, malgré tout, dédiée.

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