38 | Pas de nom 38
D’ordinaire, le dimanche, il n’y avait rien d’ouvert. Pourtant, ce jour-là, Émilie avait noté la présence d’une boutique ouverte en haut de la grande allée où se regroupaient tous les petits commerces afin de faciliter la vie des habitants. Le magasin prenait la place de trois, et sa devanture bien que peu attrayante — elle ne possédait guère la modernité qu’elle attendait — avait le don d’attirer son attention sur de jouets anciens, tous soigneusement entreposés derrière les vitrines. Des poupées à taille humaine aux regards terrifiants la fixaient, un sourire démentiel figé, les mains posées sur les vitres, comme si elles se penchaient dans sa direction. Émilie hésita, incapable de se détacher de cette mise en scène. Au moins, c’était réussi. L’effroi tourneboulait son esprit. Ceci dit, une curiosité la poussa à s’engouffrer dans ce nouvel univers.
Des épouvantails se promenaient entre les rayons. Grands, ensanglantés, ils lui foutaient les jetons. Un coin gourmandise l’accueillit, toutefois son contenu lui retourna l’estomac : des bocaux étranges empilés les uns sur les autres au milieu de mignardises à l’odeur nauséabonde et de bouteilles contenant un liquide jaunâtre. Un peu plus loin, entre des objets soi-disant maudits et des livres aux titres étonnants, comme La moutarde, c’est moi ou encore La sauce tomate, c’est du sang, une porte était fermée au public. Derrière les étagères de ces produits-là, des poupées humanoïdes la regardaient avec insistance. Elles portaient toutes diverses tenues excentriques. Des fils liaient leurs lèvres ensemble. Pourtant, Émilie crût entendre leurs voix résonner dans son crâne.
S’enfonçant davantage dans les entrailles de la boutique, comme si elle visitait une maison hantée dans un parc d’attraction, elle ne remarqua pas les yeux luisants qui la suivaient. La lumière diminuait peu à peu jusqu’à ce qu’elle arrive dans une pièce sobrement décorée. Il n’y avait qu’un bureau en bois massif, ainsi que trois chaises.
— Bonjour ! Souriez, souriez !
Émilie lâcha un petit cri. Elle se tourna vers une femme au sourire démentiel. Elle crût voir une salade coincée entre les dents ensanglantées de son interlocutrice.
— Bonjour ! Souriez, souriez !
— Euh… bonjour.
— Bonjour ! Souriez, souriez !
Gênée, Émilie lui adressa un sourire. La vendeuse — elle supposait — agissait comme un disque cassé, répétant les mêmes paroles.
— Bonjour ! Souriez-
La femme se tut abrutement. Quelqu’un venait d’enfoncer une hache dans son crâne. Émilie recula, les yeux écarquillés. Son interlocutrice demeura, néanmoins, debout. Derrière celle-ci se trouvait un homme très imposant, habillé élégamment.
— Excusez notre Fredette, elle est très enthousiaste quand quelqu’un vient à la boutique. Vous venez pour l’entretien, n’est-ce pas ? Excellent !
— Euh, non, vous faites erreur. J’ai vu que c’était ouvert-
L’homme plaqua une main sur sa bouche, l’air mécontent. Il l’invita à s’installer sur l’une des chaises. Il se pencha vers son oreille, l’air grave, et lui souffla quelques mots :
— Vous n'auriez jamais dû venir ici. C’est trop-
Émilie ravala un hurlement. Son interlocuteur venait de s’effondrer par terre, un couteau de boucher planté dans son dos. Elle se précipita en dehors de la pièce enjambant Frédette, s'engouffra dans un dédale de couloirs, et dans sa panique, elle se perdit. Les lumières s’éteignirent au moment où le sol se déroba sous ses pieds. Elle tomba en chute libre pendant quelques secondes avant de se heurter à du béton. Émilie se redressa péniblement. Une ampoule illuminait à moitié la pièce où elle se trouvait. Elle vit une tête empaillée assise sur le haut d’un tonneau. Des chaînes rouillées pendaient au plafond. Une bassine d’eau attira son attention. Quelqu’un se baignait, le regard fixé sur elle, immobile. Il paraissait troublé de la voir, cependant, aucun mot ne sortit de sa bouche.
Émilie détourna le regard. Elle posa celui-ci sur une cage de fer habitée par un corps nu masculin. Elle s’avança, pas à pas, les mains tremblantes. Elle ne vit aucune sortie à part une porte en métal verrouillée de l’extérieur.
— Tu devrais rejoindre ta place, Émilie.
— Quoi ?
— Feur. Dépêche-toi de t’asseoir sur la chaise ou mets toi dans la vierge de fer.
— Je.. ne comprends pas.
— Si. Ne me dit pas que tu as oublié, Émilie.
— Je ne vous connais pas.
— Si. Bizarre. Est-ce le monde extérieur qui te fait ça ?
— Quoi ?
— Feur. Vite, ils arrivent. Tu ne veux pas les mettre en colère, hein ?
— Bordel, qu’est-ce que tu racontes, tocard ?!
L’autre soupira, exagéré. Un bruit de pas les fait sursauter. Émilie jeta un regard anxieux en direction de la porte. L’homme lui somma une nouvelle fois d’aller se mettre à sa place.
Un jeu de clefs. Un clic. L’unique accès s’ouvrit lentement, grinçant sinistrement.
Émilie se réveilla.
D’ordinaire, le dimanche, pas une âme ne venait vagabonder dans la grande allée commerçante. Pourtant, installée dans la vierge de fer, Émilie contemplait ces jeunes hommes en train de faire du lèche-vitrine.
Oseront-ils rentrer ?
— Bonjour ! Souriez, souriez !
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