39 | Nuit particulière

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Le panneau signalétique, suspendu à une façade vieillotte, clignait. Il s'éteignit pendant quelques secondes, plongeant la rue dans une obscurité totale. Adossée contre le mur, une cigarette à la bouche, Marilyne observait d’un œil méfiant son environnement. À sa droite, dans un enfoncement, une porte dérobée menait à une cour extérieure appartenant à un club de musique où elle avait ses habitudes. Le soir, dans la semaine, deux ou trois fois, elle s’y rendait et y restait jusqu’à sa fermeture dans les alentours de deux heures du matin. La main droite plongée dans sa poche, les doigts enroulés autour de ses clefs, Marilyne se sentait prête à affronter la noirceur.

Aucune voiture ne gênait la circulation. À cause d’un arrêté municipal, tous les habitants de la rue mettaient leurs véhicules à l’intérieur de leurs propriétés, ou, s’ils ne pouvaient pas, dans un parking au bout de la rue, en hauteur. Marlyne descendit à grande vitesse, passant les habitations figées dans le temps. Des bâtisses du XVIIème siècle, régulièrement entretenues afin de permettre à la ville de garder son charme, et ainsi de ne pas céder au chaos moderne dont le pays souffre. Certains bâtiments possédaient un espace tantôt sobre tantôt fleuri, et devant celui-ci des commerces s’installaient peu à peu, fuyant le côté ouest qui dépérissait. Marilyne rêvait de s'installer dans le quartier, d’avoir sa propre demeure. Hélas, ce n’était guère possible.

Le vent se leva abruptement. Prise de frissons, elle enfila une veste qu’elle avait gardé roulé en boule dans son sac à dos, couvrit sa tête avec sa capuche et se vêtit d’une écharpe. Marilyne bifurqua à droite entre deux arches, monta une venelle qui épousait les édifices jusqu’à une intersection. Des escaliers à gauche descendaient dans l’obscurité. Une autre ruelle continuait sur un chemin plat, à droite. En face, une arcade menait à un jardin public ouvert en permanence, préservé par la municipalité. Marilyne connaissait bien ce parc, d’une part, elle s’y rendait toutes les deux semaines pour y effectuer une mission d'intérim et d’autre part, elle aimait passer du temps entre les allées fruitières et les parcelles de fleurs. De l’autre côté, un autre quartier, plutôt désertique à cause des travaux de rénovation entrepris par des particuliers, lui permettait d’atteindre le coin où elle habitait.

Elle louait une mansarde, au Chemin du Chêne, au numéro six-cent-sept. Sa voiture dormait dans le parking souterrain accessible par un passage dans les caves de l’immeuble. Celui-ci avait été une maison bourgeoise avant son rachat par une entrepreneuse ambitieuse dans les années quatre-vingt. Situé au dernier étage, il fallait emprunter l’ascenseur jusqu’au troisième étage, puis passer par un escalier. Un portail fermé scellait de grands murs sculptés élégamment nécessitant un code à sept chiffres apparut dans son champ de vision.

Marilyne jeta un œil par-dessus son épaule. Sous un lampadaire près d’un petit jardin public, un homme s’y trouvait, les mains dans le dos. Elle tapa rapidement le code, et l’accès s’ouvrit lentement sur le côté. Elle maudit l’absence de portillon. La propriétaire avait scellé la porte dérobée sans aucune raison. Elle se dépêcha de rentrer dans le confort de la bâtisse afin d’éviter toute confrontation avec l’inconnu. En fermant la porte, elle eut la mauvaise surprise d’apercevoir l’individu s’avançant l’air nonchalant vers l’entrée de l’édifice. Son estomac se noua. Marilyne emprunta l’escalier, au lieu d’attendre l’ascenseur, et monta le plus rapidement possible. Elle se barricada dans la mansarde, le cœur battant, maudissant ses habitudes.

Quelques minutes passèrent. Puis, quelqu’un toqua. Marilyne regarda par l'œillet, soudainement pâle comme un linge, en apercevant l’homme. Grand, ni beau, ni laid, le visage inexpressif, il l’observait comme s’il la voyait. Un souvenir la saisit par les épaules. L’effroi l’envahit. Elle se revoyait au club entre deux bières fruités, pompette, bras dessus bras dessous avec une autre femme. En arrière-plan, il y avait ce même individu.

— Putain…

— Ouvrez.

Voix épicène, étouffée, sèche.

— Va te faire enculé.

— Ouvrez.

Ton monotone.

— Dégage ou j’appelle la police.

— Ouvrez.

Soupçon d’autorité.

Marilyne s’éloigna de l’œillet. Elle s’assura que la porte était bien fermée avant de s’éloigner pour poser une chaise contre la surface afin d’ajouter une couche de sécurité. L’attente était longue, stressante et déroutante. Quelque chose, ou quelqu’un peut-être, ne cessait de gratter le bois. Lentement. D’un air sinistre. Angoissant. La mansarde était plutôt grande, dotée d’une salle de bain fonctionnelle, un coin chambre situé au abord d’une fenêtre joliment décorée par un potager en pot. Une cuisine ouverte donnait sur la cour en contrebas, et de l’autre côté de l’espace se trouvait le salon.

La lumière du couloir se mit à vaciller pendant quelques secondes avant de s’éteindre. Marilyne ravala un cri lorsqu’une main inconnue se posa sur sa gorge. Celle-ci commença à serrer fort. L’air se coupa. Le temps s’écroula. Son monde chancela. La clarté revint alors. Marilyne fut projetée par terre par une force inouïe. Elle eut un sursaut de terreur en notant que la porte d’entrée était grande ouverte. Également, il n’y avait personne. Ni dehors, ni dedans. Au bout d’un temps, hébétée, elle voulut se précipiter pour refermer mais la main réapparut, agrippant cette fois-ci ses cheveux. Elle fut traînée violemment jusqu’à son lit.

Levant les yeux au ciel, elle le vit. Cet homme sans émotion. Il lâcha sa chevelure, s’installa sur le matelas décoiffé et contempla sa victime d’un air absent.

— Putain, t’es qui ? T’es quoi ? exigea de savoir Marilyne.

— Il aurait fallu m’ouvrir.

— Réponds-moi !

— Qui suis-je ? Certainement, pas un humain.

— Hein ?

— Qu’est-ce que je suis ? Tu ne sais toujours pas. Je pensais que tu l’aurais vu.

— Vu quoi ?

— Vu qui, plutôt.

— Je comprends rien là.

— Étrange. Peut-être que tu devrais regarder dans la salle de bain alors.

Marilyne ne comprit guère pourquoi l’intrus lui disait une telle chose, cependant quelque chose la poussa à le faire tout de même. Elle se leva avec précaution. Elle se rendit devant la porte de la salle de bain. Un sentiment d'appréhension l’envahit. Qu’allait-elle trouver ? Elle tourna la tête vers l’homme qui n’avait pas bougé. Se concentrant sur la clenche, elle ramassa son courage et entra dans la pièce. Le miroir sale s’opposait à une étagère en bois. Son linge séchait au-dessus de la baignoire. Dedans, quelqu’un s’y trouvait, étendu dans de l’eau froide, rougeoyante, le corps inerte, couvert de blessures.

Les souvenirs vinrent effleurer son esprit : une soirée dans un club familier, un ballet puant et alcoolisé de corps inconnus, une nouvelle violente apprise, des cris et des larmes, une personne réconfortante, une altercation. Ses genoux flanchèrent.

Son sang se glaça. Le visage, Marilyne le reconnaissait.

C’était le sien.

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