40 | Pas de nom 40

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Le portrait d’une belle femme assise dos à la mer, encadrée par une aube nouvelle, reposait sur un rebord de l’évier. Il ne cessait de contempler ce visage tant familier, de songer à la chaleur de son corps, à la douceur de ses souvenirs. Debout face à la lucarne donnant sur son potager, il nettoyait machinalement une bouteille isotherme avec un goupillon, l’esprit ailleurs. L’eau coulait du robinet, comme le feraient les larmes d’une vie passée, d’un quotidien chamboulé, d’un rêve amer. Il entendait quelqu’un lui chuchotait mille merveilles. Un amour si intense que quelques mots ne pourraient guère exprimer. Son cœur enchaîné, son âme émietté, il n’éprouvait qu’une envie ; celle d’emmener sa sirène danser une dernière fois. Il sentait à tout temps sa présence. Une silhouette translucide hantait les pièces, le suivait partout où il se rendait, à jamais silencieuse. Parfois, des bras s’enroulaient autour de son torse. Et si son monde ouvrait les portes à un glacier, il ne pouvait que ressentir une chaleur indescriptible. La nuit, dans la froidure extrême, il rêvait d’elle. Cet ange qui s’était envolé bien trop tôt. Il caressait sa chevelure dorée, aussi étincelante que celle d’Apollon. Il se souvenait de chaque recoin de sa peau, des baisers échangés, des langues entremêlées.

Il ferma les yeux. Le robinet se ferma. Le goupillon s’abandonna dans la cuve en inox. La bouteille se posa. Il tremblait, non de rage mais de tristesse. Il se noyait dans un vide immense, un océan solitaire qu’il naviguait seul depuis la disparition de sa bien aimée. Il tomba à genoux, secoué par des émotions intenses, et il se tourna vers la toile qui ornait son mur. Un tableau que sa sirène avait peinte : deux jeunes gens rayonnant de joie sous l’œil charmeur de la nature, au bord d’une plage déserte, se tenant la main. S’il le pouvait, il reviendrait à cette époque où l’insouciance dominait leur vie, où rien ne pouvait les séparer. Hélas, l’enterrement lui vint à l’esprit. Sobre, sans paillettes, solitaire. Pas de parents ni d’amis. Personne n’avait approuvé leur relation. Et il n’avait jamais voulu que leur famille respective soit présente pour un tel événement. Il avait des nuits à pleurer sa peine et des jours à hurler sa rage.

Il se leva lentement. Cela lui demandait un effort qu’il n’arrivait quasiment plus à faire. Il reprit son goupillon, l’enfonça à nouveau dans la bouteille isotherme, et l’eau coula de nouveau. Il frotta machinalement, le regard rivé sur le portrait posé sur l’évier. Un bel homme assis dos à la mer, un sourire enjoué figé sur son visage, encadré par une aube naissante. Il entendait presque le rire de sa compagne derrière la caméra. Il se souvenait de la mort de celle-ci, lente et agonisante, sur le bord d’une route.

Il continuait de s'affairer, sans jamais se rendre compte que lui aussi avait passé l’arme à gauche. Il ne se remémorait jamais de l’horreur de sa propre mort. Pourtant, il jouait encore et encore les derniers instants de sa vie, comme s’il était coincé dans une boucle infinie.

Mais au fond de lui, quelque part dans l’univers, il savait une chose : sa sirène l’attendait patiemment qu’il la rejoigne jouir de danses éternelles.

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