45 | Combler le vide (1?)
La télévision résonne en fond. Elle comble le silence pesant de ces derniers mois. Jade ne bouge pas de là où elle est assise, les yeux fixés sur la page blanche d’un logiciel d’écriture. D’une oreille, elle écoute les paroles presque inaudibles du téléfilm que son conjoint a mis en début de soirée. Conjoint qui s’est échappé dans les méandres de la capitale parisienne suite à une invitation par messagerie privée d’un de ses amis. Seule à l’appartement, incapable de produire la moindre phrase pour son nouveau roman, Jade contemple le mur auquel elle fait face. Elle se ronge les ongles sans savoir s’arrêter, tape du pied droit, et se maudit intérieurement.
La vie s’est arrêtée. Il n’y a plus de rire ou de larmes, plus de souvenirs étincelants, seulement une misère incommensurable. Jade ne connaît plus les merveilles humaines, ces interactions aussi étonnantes que dangereuses, cette folie qui amène le piquant au quotidien, ce petit quelque chose qui enchante le rêve. Elle se terre dans son appartement, muette à toute remarque venant de sa famille ou de ses amis, incapable de faire d’autres choses que d’essayer d’écrire. Quand ce n’est pas son roman, ce sont des poèmes qui noircissent les pages, qui façonnent ses sentiments de plus en plus étouffants, qui tentent de combler le vide qui ne fait que s’agrandir au fur à mesure que la distance avec son partenaire continue de se creuser.
La télé s’éteint. Comme tous les soirs à vingt-deux heures trente. Le silence vient, immense, misérable, mais il ne reste pas longtemps. Une porte claque. Un placard se ferme. Un objet tombe. Jade ne réagit pas. Elle refuse d’avoir peur ; se contentant d’éteindre les lumières, de ranger son ordinateur, elle ignore les événements troublants qui rythment son quotidien. Jade ne veut guère parler de ce qui se passe. La raison est simple, toutefois les seules personnes qui la connaissent tentent de lui faire changer d’avis. Elles pensent que c’est une hérésie de continuer dans une telle voie, de se soumettre aux forces de l’invisible, de tourner le dos à leur « Dieu ». Jade ne comprend pas pourquoi aucune n’accepte son choix ; où est la tolérance si l’on rejette la croyance d’autrui ? Tolérer, ce n’est pas de l’imposer à soi.
Jade s’enferme dans la salle de bain. Pendant que la baignoire se remplit, elle se déshabille lentement, admirant certaines parties de son corps comme si elle les découvrait pour la première fois. Elle règle la radio sur une chaîne relaxante avant de plonger dans l’eau chaude. Son regard se coince sur les tâches d’humidité sur le plafond de la pièce. Elle se perd sans ses pensées et se tourne sans perdre le nord vers la souffrance qui anime sa vie ces temps-ci.
Son conjoint, Mario, franco-italien, est — ou était ? — l’amour de sa vie. Cette étincelle qui fait chavirer son cœur. Leur rencontre s’est passée dans les méandres d’une manifestation, dans la violence humaine, dans le désarroi monstrueux d’une société à cheval sur deux chaises. Les premières années de leur relation sont à délice à se souvenir. Ils ont été comme deux adolescents profitant de chaque instant de l’un et de l’autre. Ils se sont pavanés ensemble sous le regard moqueur de leurs amis, ont réussi à se faire entendre auprès de leurs familles qui s’inquiétaient qu’ils mettent en pause leur carrière respective et ils ont profité de chaque moment comme si c’était le dernier. Des vacances en Europe, là où personne, ou presque, ne va. Des cinémas à longueur de temps. Des parcs sensationnels. Des plongées érotiques. Des frissons constants qui les ont permis de s’accrocher davantage l’un à l’autre afin de mieux avancer dans la vie. Puis la monotonie s’est installée. Adieu les cadeaux, ces belles surprises, ces rendez-vous galants loin du chaos de la capital. Le sexe s’est espacé de jour en jour jusqu’à devenir une rareté.
Les années, qui ont suivi, amènent un vide immense. Jade et Mario partagent un lit sans s’adonner au plaisir, incapable de faire renaître l’étincelle de leur début. Ils mangent dans le silence. Ils ne passent quasiment plus aucune soirée ensemble. L’une s’enfonce dans l’écriture, dans la noirceur des pages, dans l’écume de ses larmes. L’autre s’abandonne à autrui, au sexe sans amour, aux fêtes lunaires dont il sort avec des bribes de souvenir. Ils vivent sans vivre, le cœur en miette, survivent dans les tessons de leur relation sans jamais savoir quoi faire. Ils se disputent souvent pour des broutilles, pour des choses que leurs amis respectifs font, mais ce n’est qu’un moyen pour eux d’imploser, de se libérer. Le silence est suffocant. Ne serait-il pas mieux de rompre la corde ? Jade songe à quitter Mario, à enfin tourner la page, mais elle n’y arrive pas. Est-ce donc l’espoir qui brille encore en elle ? Celui de retrouver cet amour d’antan, ce bel homme qui faisait chavirer son cœur, ce soleil qui illuminait son quotidien.
Soudain, Jade sursaute, sortant de ses pensées. Des mains se baladent à la vitesse d’un escargot. Elles caressent les hanches, remontent aux seins qu’elle malaxent puis elles viennent effleurer son cou. Un toucher familier. Elle refuse d’ouvrir les yeux. Il n’y a pas un bruit autour d’elle. La radio, semble-t-il, s’est arrêté. Quelque chose glisse le long de sa poitrine, s’élance vers l’entrée entre ses jambes, écarte avec gentillesse et se met à bouger peu à peu. Tandis qu’un doigts frotte, quelqu’un attrape ses lèvres et la plonge dans un univers exaltant. Ses paupières demeurent fermées. Le plaisir continue, s’affine, se répand, et bientôt, Jade sent une force la retirer brièvement de l’eau pour la poser à nouveau, mamelles contre la surface de la baignoire.
L’eau disparaît par le siphon. Jade est installée sur ses genoux, le fessier en l’air, le menton posé sur le rebord du bain. Elle ouvre les yeux pour contempler le vide reflété par le miroir en face d’elle. Elle n’a pas vraiment besoin de le voit. Cet être de l’invisible. Parfois, elle aperçoit ses cornes, grandes et courbées, son corps parcouru de fumée, ou encore son visage à moitié flou. Avant, elle l’imaginait comme étant son compagnon, vif et débordant d’amour qui lui faisait revivre les premières nuits de leur relation. Puis, au bout d’une certaine durée, Jade s’est mise à les distinguer, surtout à partir du moment où son conjoint a commencé un marathon des coups d’un soir.
Jade cligne des yeux. Son environnement a changé. Il ne fait plus nuit. Les klaxons, les hurlements et le chaos parisien ont repris du service. Étendue nue sur son lit, le regard rivé sur la fenêtre à demi-ouverte. Un coup d’œil à sa droite lui indique l’absence de Mario. Il découche probablement quelque part dans la métropole. Elle se lève sans tarder davantage, se douche longuement tout en essayant de raviver ses souvenirs puis elle se sert un café en peignoir. Au balcon, Jade contemple le ballet des voitures. Elle aperçoit son conjoint en train de saluer un homme très séduisant. Elle tourne la tête et s’en va s’habiller.
*
Peut-il vraiment quitter celle qui fait jaillir en lui un amour intense ? Mario n’arrive pas à se décider. Il enchaîne les conquêtes dans les méandres de la métropole, goûte aux plaisirs doux comme immodérés, se réveille presque tous les jours dans le lit d’un(e) inconnu(e). Il se terre dans le silence quand il ne rapproche pas la terre entière à sa compagne. Il ne sait jamais pourquoi. Quoi faire ? Quoi dire ? À quoi ça sert de continuer ainsi ? Il sait que Jade sait ce qu’il fait. Il se demande souvent pourquoi elle ne réagit pas, même si au fond la raison est toute trouvée. Le navire prend l’eau, et eux deux sont bien partis pour se noyer. S’accroche-t-il à cette étincelle d’espoir ? Celle où tout ira mieux s’ils côtoient encore et encore dans le silence des morts.
Il monte les escaliers à la vitesse d’un escargot. Mario songe qu’il doit ralentir sur la consommation d’alcool. Il ne veut pas finir comme sa mère. Boire pour boire n’est guère souhaitable. Boire pour apprécier, c’est la meilleure idée. Il croise une vieille femme qui le toise méchamment en passant à côté de lui. Au dernier étage, il se plante devant la porte. Comme à chaque fois, il se prépare à une potentielle dispute, au silence éternel qui assiège son foyer, à la rage qui le consomme beaucoup trop souvent. En rentrant, Mario voit Jade déjà en train de travailler sur son roman. Il se retient de lui demander si l’écriture avance.
Pas un mot. Ni de sa part, ni de la sienne. Mario s’enfuit, honteux, dans la salle de bain. Il actionne le robinet de la baignoire et contemple l’eau monter. Puis, il prend de nouveaux vêtements avant de s’enfermer dans la pièce. Il profite d’une bonne heure d’un bain glacial. C’est le meilleur moyen de décuver. Et Mario réussit à se souvenir de ses nuits torrides. La dernière en date a été particulièrement exceptionnel. Jamais auparavant il a été aussi bien dominé durant un rapport. L’homme, aussi charmant que sexy, l’a emmené chez lui après le levé de l’aube, lui soumettant une proposition qu’il ne peut guère se permettre de refuser.
Il doit en parler à Jade.
Trente minutes plus tard, Mario apparaît dans le salon. Il s’installe sur le canapé mais n’allume pas la télévision. Il se tortille les mains, se mord les ongles, se ronge l’esprit tentant de trouver les mots justes. Il remarque les regards furtifs de sa conjointe dans sa direction à plusieurs reprises. Est-elle, elle aussi, en proie à la noirceur mentale ? Il ouvre la bouche à plusieurs reprises. Il plisse les yeux, se concentre mais échoue misérablement à commencer la discussion.
Le temps file. La matinée joint les mains avec le midi. Mario prend finalement son courage à deux mains :
— Jade, peut-on parler ?
— … Je t’écoute, dit-elle en continuant de taper des mots sur son clavier.
— Faisons un plan à 3.
Blanc. Mario devient livide. Quel con, songe-t-il avec véhémence. Il observe attentivement le visage de sa compagne.
— D’accord.
— Sérieux ? exige-t-il de savoir, stupéfait d’une réponse affirmative.
— Surtout si c’est avec l’étalon qui t’a ramené.
— Tu ne perds pas le nord..
— Ce n’est pas moi qui couche à droite et à gauche.
— Tu as raison.
Le silence tombe. La discussion s’arrête. Mario envoie un message.
La journée passe dans un silence pesant, comme toutes les autres fois, sauf que cette fois-ci, il est mêlé à une émotion particulière, une excitation que ni Jade ni lui ont ressenti depuis quelques mois.
Leur charmant partenaire, surnommé Adonis, s’invite alentour de vingt-heures trente. Le repas est court, et Mario remarque qu’il ne mange rien, se contentant de les contempler avec un regard indéchiffrable. Mario sent que sa conjointe est totalement subjuguée. Il note également qu’elle semble déjà le connaître. D’où ? se demande-t-il. Peu importe, ce ne sont pas ses affaires.
Les heures qui suivent sont mémorables. Adonis est dominant, plaisant, jamais satisfait. Le rapport dure, s’allonge et ne se termine que lorsque Mario s’effondre, avec sa dulcinée, dans les bras de Morphée. Cependant, à leur grande surprise, au réveil, Adonis reprend les affaires, prolonge le plaisir et demeure indomptable.
Vers vingt-heures trente, soit vingt-quatre heures après son arrivée, Adonis les abandonne dans des draps couverts de sueurs et de spermes, épuisés. Il leur donne un second rendez-vous, la semaine qui suit, ce que Jade accepte avant que Mario puisse formuler une phrase. Mario embrasse Jade pour la première fois. Elle lui rend la pareille. Ensemble, dans les bras de l’un et de l’autre, ils s’endorment.
D’une certaine manière, aussi incongrue qu’elle puisse être, Mario et Jade ont retrouvé l’étincelle de leurs débuts. Ils comptent bien garder la flamme vivante.
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