46 | Écho
Elle est là. Immobile, seule, inflexible. Merlot est là. À cette fenêtre, celle de la chambre 46 où je dormais avant, où elle dort maintenant. Elle ne bouge pas, comme si au final elle n’était qu’une ombre. Une âme perdue. Un fantôme délaissé. Il pleut des cordes, des chats et des chiens. Des seaux. Un torrent de nuancés s’empare de mon esprit. En français d’abord, puis l’anglais et l’allemand s’immiscent naturellement comme s’ils ne voulaient pas être mis de côté. Merlot est là, debout, le regard fixé sur moi. Un regard noir. Mais il n’y a pas à proprement parlé de notion du Mal comme on pourrait le penser. Serait-elle juste dans une spirale que je ne peux décrire ? Une pénombre dont seule Merlot connaît sa profondeur.
Merlot est là. Son visage est flou mais je sais qu’il est hâve. Elle ne sourit pas. Jamais. Pourquoi devrait-elle exprimer la joie ? Elle demeure statique comme une morte. J’écoute, j’entends. Des mots, des souvenirs, des maux. Un océan infini d’émotions qui s’entrechoquent, me foudroient, me punissent. Ses cris ne passent jamais la frontière de ses lèvres. Merlot ouvre la bouche, tout le temps à toute heure, et son désespoir reste silencieux. Elle est là, habillée de ces funestes vêtements, ceux dans lesquels les autorités l’ont trouvé. Jadis.
Parfois, Merlot danse, chante, pleure. Personne ne l’écoute. Personne ne l’entend. Il n’y a que moi qui la suit, toujours, à jamais, comme si elle et moi n’existions pas sans l’une et l’autre. Dans cette mansarde, le numéro 46, je me couche par terre, le regard rivé sur le lit de Merlot. Immense. Parure jamais défaite et sans pliure. Je ne dors pas, ou peut-être que si, mais je ne me souviens jamais de rien. Je suis là jusqu’à Rome, mes yeux sont fermés jusqu’à Sparte, et quand le tour du monde s’achève, je vis encore. Sa voix est là, partout, en moi. Merlot est comme une ancre. Son encre noircit les pages de mon journal. Encore et encore. Je m’accroche à elle, incapable d’exister sans elle, et cela me permet de demeurer dans le réel, ne pas dériver dans l’inconnu, ne pas sombre dans le néant qui ronge peu à peu.
Il pleut dehors. Je l’ai déjà dit, je crois. Il pleut des cordes, des chats et des chiens. Des seaux. Mon esprit en anglais puis en allemand, et le texte est toujours en français. Quel texte ? Je divague. Peut-être. Merlot est toujours là. Elle me regarde de ses yeux noirs. Sa bouche grande ouverte est immense. De l’eau l’inonde. Ses dents submergées teintées par le jaune pisse et la pénombre sans pareille me fascinent. Une odeur nauséabonde s’échappe de son corps. Il est inerte, suspendu à une corde, cadavérique. Il porte les coups du jugement, celui de l’humain, celui de la haine.
Il pleut encore et encore. Le tonnerre se met à gronder. Puissant. Colérique. Mon attention est sur cette chambre, la numéro 46, où maman m’enfermait dedans. Des murs joliment décorés d’une couleur sobre jamais tachés par la saleté qui pullule la demeure familiale. De jolis cadres, de belles toiles, une histoire sans pareille hante cette mansarde. Merlot y dort. Dormait. J’y dors aussi, quand les cauchemars ne sont pas là, quand ils ne me rappellent la cruauté que je tente en vain d’oublier. La foudre tombe. Je sursaute. Merlot n’est plus là. Moi non plus.
Le temps s’est renversé comme si on avait rembobiné un film. Le passé, grand, inchangeable, criant de vérités et de violences immodérées, se tient là. Le feu est là aussi. Petit d’abord, il se nourrit de paille et de bois. Il grandit aussi vite qu’un enfant. Merlot n’est pas là. Elle est dans la foule qui me regarde avec tant de rage que cela me fend le cœur. Suis-je le monstre de l’histoire ? Merlot me fixe de ses yeux noirs. Morts. Elle m’attend. Peut-être. Merlot chuchote. Des mots, des souvenirs, des maux. Elle pleure sans bruit. Je ne la vois plus parmi ces horreurs humaines ; un environnement ténébreux, une table teintée par le sang, les hurlements d’une âme tourmentée.
La fumée efface toute chose de ma vision. Elle m’étouffe mais je vis encore, comme si j’étais immortelle, finalement. Je cherche Merlot. Sans elle, je ne suis rien. Je ne mérite pas de vivre. Je l’aperçois prendre la fuite, poursuivie par des hommes et des femmes, sous une pluie d’insultes que je ne comprends guère.
Maman est soudainement là. Sa présence est incommensurable, dominante et terrifiante. Elle se met à crier des paroles inaudibles. Je reste là. Je continue de chercher frénétiquement Merlot. Où est-elle ? Que fait-elle ? Elle m’attend, non ? Je cligne des yeux ; me revoilà dans la bâtisse de mon enfance mais Merlot n’est pas là. Plus là. La fumée est toujours là. Maman, non. Le feu gagne du terrain. Je m’assois au milieu des flammes.
Sans Merlot, je ne suis rien. Mon existence est nulle.
Quelqu’un crie. Je n’écoute pas mais j’entends quant même. Patiente X, chambre 46, Mausolée de la Vanne. Ma tête s’éclaircit, et enfin je réalise là où je suis.
Merlot n’est pas là. Moi non plus.
Mon corps… Lui est suspendu au plafond.
Je suis une ombre. Une âme perdue dans le bas astral. Un fantôme délaissé. Il pleut, dehors, comme toujours. Des chats, des chiens, des seaux.
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