47 | Le saule
— Asseyez-vous.
Monsieur Chapeauter s’installa promptement sur un siège en cuir. Son regard se posa sur la femme qui ressemblait étonnement à son épouse par sa longue chevelure brune attachée par un élastique, par ses yeux d’un vert perçant et par son élégance à tout épreuve qui n’avait jamais eu cesse de l’ennuyer. Il sentit des frissons le parcourir.
— Monsieur Chapeauter, savez-vous pourquoi vous êtes là ?
Il fronça les sourcils, perplexe. Chapeauter demeura ceci dit calme. Peut-être que son médecin traitant n’avait pas lu la raison pour laquelle il avait demandé ce rendez-vous.
— Mon dos est douloureux. J’espérais que vous m’aidiez à me soulager.
Chapeauter nota une lueur confuse dans les yeux de son interlocutrice. S’était trompé de personne en prenant rendez-vous ? Pourtant, son beau-fils l’avait aidé trois mois auparavant avant un repas de famille mouvementé où sa fille lui avait annoncé son intention d’habiter une nouvelle région.
— Monsieur, ce n’est pas la raison pour laquelle vous êtes ici, lui dit gentiment son médecin.
— Ridicule ! Je sais pourquoi je suis là.
— Vraiment ? Quelle date sommes-nous ? riposta-t-elle, presque moqueuse.
— Quel genre de question est-ce ?
— Répondez-moi.
Monsieur Chapeauter se tut. Son regard parcourut par curiosité la pièce dans laquelle il se trouvait. Un cabinet qui n’en était pas un. Chapeauter se souvenait de sa dernière visite, de chaque parole, de chaque geste, de chaque décor. Pourquoi les murs avaient viré au gris poisseux ? Pas de fenêtre menait à l’extérieur. Une lumière vive éclairait le centre de la salle. Il se redressa, inconfortable, avant de se concentrer de nouveau sur le portrait craché de sa femme.
— Mon dos est douloureux. J’espérais que vous m’aidiez à soulager la douleur.
— Monsieur Chapeauter, ne vous souvenez-vous pas de notre dernier rendez-vous ? s’enquit-elle d’un ton plat.
— Celui pour la gastro de Céline ?
Céline, c’était sa fille. Une vétérinaire au cœur de pierre, comme lui avant que la mère de celle-ci ne l’avait rencontré.
— Non, monsieur. Quelle date sommes-nous ? Répondez-moi, monsieur.
— Le 20 septembre 2033.
Son interlocutrice soupira.
— Madame Lepont ?
— Nous sommes le 25 novembre 2034.
Était-ce une blague ? songea-t-il, perdu. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il s’aperçut Lepont se mettre à saigner de la tête au pied sans jamais montrer le signe de douleur. Il demeura immobile, comme vissé sur son fauteuil, incapable de produire le moindre son. Chapeauter ne comprenait pas ce qu’il se passait. Il décida de se lever cependant il réalisa qu’il ne pouvait pas bouger. Ses mains étaient attachés par une lourde chaîne, et celle-ci s’enveloppait autour de ses jambes et s’accrochait au sol.
— Calmez-vous, monsieur.
— Pourquoi suis-je attaché ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
— Calmez-vous. Souvenez-vous.
— Non…
Monsieur Chapeauter refusait de se plier aux exigences de Madame Lepont qui ne cessait de se liquéfier sous ses yeux. Pourtant, des souvenirs l’envahirent. Une visite dans un parc de la région. Une déclaration sous un saule pleureur. Une dispute violente entre sa femme et lui concernant la décision de leur fille. Une altercation avec son gendre au supermarché. Des mois d’incertitudes, de conversations, de renfermement. Un lit froid. Une idée ayant germé. Une disparition inquiétante. Psychose. Des disputes encore et toujours. Son épouse avait demandé le divorce un soir sans donner de raison.
— Monsieur Chapeauter. Comment va votre famille ?
Sa famille ? Chapeauter cligna des yeux. Une jeune femme ressemblant à sa mère étendue dans le sous-sol, le crâne en sang. Un jeune homme suspendu à la balustrade. Un hurlement. Une bagarre.
— Je… Arrêtez.
— Non, monsieur. Souvenez-vous.
— Je refuse.
— Monsieur, insista Madame Lepont, jetant un regard lourd de sens dans sa direction.
Non, pas la sienne, réalisa-t-il. Chapeauter se tourna, apercevant des hommes et des femmes planter derrière lui, armés et prêts à intervenir.
— Non, refusa-t-il encore une fois.
— Mesdames, allez-y. Niveau 5.
Monsieur Chapeauter se figea. Le gris poisseux lui faisait penser aux murs des salles d’interrogation. Il baissa les yeux vers ses mains. Il n’était pas assis sur un fauteuil en cuir mais une chaise métallique, sanglé contre le dossier. Des hommes lui emprisonnèrent les bras et les jambes tout en lui retirant la grosse chaîne. Les femmes s’activèrent autour de lui : un casque bourré d’électrodes sur le crâne, d’autres électrodes sur sa poitrine, un foulard enroulé autour de sa bouche, coincé entre ses dents. Il ne comprit que trop tard ; la souffrance le saisit violemment, immodérée et longue, et il ne pût que fixer Madame Lepont — était-ce vraiment elle — d’où il percevait une lueur sadique.
— Assez, mesdames.
Sec. Autoritaire. La douleur cessa.
— Monsieur Chapeauter, savez-vous pourquoi vous êtes là ?
Rebelote à la première question.
— Mon dos…
Monsieur ravala ses mots.
— Madame, je…
— Votre famille, où est-elle ?
— Je ne sais pas.
— Non, vous le savez.
C’était vrai, monsieur le savait. Il avait traîné les cadavres jusqu’à une maison qu’il avait loué sur un site bien connu de locations. Des corps roulés dans des couettes.
Madame lâcha un second soupir. Elle posa un dossier devant elle, le feuilleta brièvement puis sortit quelques photos qu’elle déposa en face de lui. Des silhouettes familières photographiées dans une scène d’horreur.
— Quoi ?
— Regardez, monsieur. Souvenez-vous.
— Je n’ai…
Il l’avait fait. Il les avait tué sans aucun remord. Pourquoi sa fille n’avait-elle pas compris son souhait ? Pourquoi son épouse ne l’avait pas soutenu ? Pourquoi son gendre avait-il été distant avec lui ?
Une vive douleur le poussa hors de ses pensées.
— Monsieur Chapeauter, nous sommes le 25 novembre 2034. Vous avez été condamné à mort le 20 septembre 2033.
Monsieur Chapeauter se souvint soudainement du procès. Très médiatique. Cela le renvoya à son arrestation, aux regards accusateurs des jumeaux, ses enfants de son premier mariage. Une sentence. Une première. Il se remémora de la Loi Iustita, le retour de la peine de mort en France.
— Monsieur, qu’avez-vous fait à votre famille ? demanda son interrogatrice d’un ton toujours aussi plat.
Un rire s’échappa de sa gorge.
— Je les ai massacré, répondit Monsieur Chapeauter, une pointe de fierté dans sa voix.
Le saule. Non. Il n’avait pas—
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