1ère Partie : Fortuna in Occultis, Regis Fortuna

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Rêver comme Zhuangzi, c’est ne pas savoir qui, du papillon ou lui, est entrain de rêver. L’inconscient couve la conscience qui le féconde, et s’oppose tel un guerrier, au repos de l’esprit.



La capitale de l’état Centre européen, Londres, figurait encore parmi les plus belles villes du monde. L’architecture victorienne, parfaitement conservée et restaurée, embrassait la technologie la plus avancée. Les bords de la Tamise, pavés de millions de pierres grises qui avaient été foulées par gentilhommes et manants, immigrés et esclaves, prostituées et reines, soutenaient encore les ponts qui reliaient les rives du fleuve et l’horloge du palais de Westminster témoignait d’une époque révolue et du temps qui s’écoulaient à l’infini. Les lampadaires vitrés qui longeaient les rues illuminaient de leur faibles halos dorés l’aurore brumeuse, tandis que les arbres bioluminescents, hauts comme des immeubles, retrouvaient peu à peu leurs couleurs diurnes. D’immenses immeubles surplombaient le fleuve, dont l’eau brunâtre s’écoulait si lentement qu’une fine couche de givre en tapissait la surface, donnant presque l’illusion qu’il s’agissait d’un miroir géant. Quelques corneilles prirent leur envol en croassant et la ville, silencieuse en cette heure-là, faisait écho au bruissement de leurs ailes noires. Un vent froid fit frissonner les branches noueuses et dénudées des platanes de Green Park tandis que les drapeaux holographiques se mirent à onduler dans le ciel, au-dessus de Buckingham Palace, la résidence officielle du chef d’état.

Les armureries flottantes dans les airs représentaient un lion d’or sur fond blanc surplombant un parchemin sur lequel était écrit une devise, Fortuna in occultis, "la chance dans ce qui est caché", d’un côté et Regis fortuna, "la chance du roi", de l’autre. Aux côtés du lion, se trouvait le dessin d’une cruche de laquelle s’écoulait de l’eau, à l’image de la constellation du Verseau. Le lion d’or appartenait à une famille d’aristocrates du nom de Colombus, issus de la lignée des Plantagenêt et emprunté à Richard Cœur de Lion. Le reste des armoiries avait été ajouté dès lors que l’actuel représentant de la lignée, Edouard Colombus, avait été élu Haut Membre de l’état il y avait de cela trente ans, par le Haut Conseil du Sommet.

Le Sommet était composé de familles nobles influentes et d’entrepreneurs richissimes ayant participés à bâtir un nouvel ordre mondial. Devant la faiblesse des anciennes nations, avides de richesses et de pouvoir, ce fût dans l’ombre que l’Ordre prit, petit à petit, en mains l’avenir de l’humanité. Les guerres, les crises climatiques, sanitaires, financières et sociales amenèrent les puissants de ce monde à unir leurs forces pour dissoudre les politiques étatiques en privatisant d’années en années chaque institution. Aussi, faire de chaque nation une propriété privée fut le premier pas vers la création d’un gouvernement unificateur, l’Ordre.

Ce fut le commencement d’une nouvelle ère, transcendée par une révolution cosmique vieille de vingt-six mille ans que les hommes de sciences nommaient « précession des équinoxes ». Cela correspondait au lent changement de direction de l’axe de la Terre, calculé en fonction de la position d’une étoile, à partir d’un point d’observation. A l’image d’une horloge cosmique, une rotation complète était marquée par douze étapes, plus ou moins longues, celle des constellations du zodiaque. Ainsi, l’humanité se trouvait officiellement face à la constellation du Verseau depuis quelques années et le resterait pendant environ deux mille ans. Cette ère du Verseau allait être décisive pour l’humanité, aussi, la politique mais surtout la religion avait subi d’importants changements.

L’Observatoire de Greenwich s’était transformé en édifice religieux, sans doute le plus sacré de la capitale, car il permettait d’observer la course des étoiles en temps réel. Un gigantesque hologramme s’étendait au-dessus de sa coupole et représentait les douze signes du zodiaque. Après avoir veillé toute la nuit, les prêtres, plus communément appelés Hiérophantes, confondaient leurs observations et se mettaient d’accord sur l’interprétation de l’horoscope. Ils débattaient pendant des heures et se querellaient comme dans un parlement en invoquant le sacro-saint Evangile du Verseau, sur lequel reposait cette nouvelle obédience. Une fois leurs analyses accordées, le thème du jour était présenté au chef suprême de la Nouvelle Eglise, Edouard Colombus.

Par conséquent, ce dernier détenait la plus haute autorité politique et spirituelle de l’état centre-européen et, en tant que Maitre de Sagesse, possédait un droit de véto quand aux interprétations des Hiérophantes.

En dehors des zones grises, la spiritualité avait une place importante dans la société. Elle donnait du sens à l’existence, mais surtout à la place qu’occupait chaque strate de la population. Loin d’être aussi contrôlante et culpabilisatrice que les précédentes religions monothéistes, la Nouvelle Eglise englobait des préceptes spirituels humanistes ancestraux qui avaient pour but d’éveiller l’humanité à sa propre divinité. Un dieu sommeillait en chaque être, en chaque chose inanimée et, afin de conserver l’ordre du cosmos, tous se devaient de les comprendre pour les honorer. Cette logique entraina la création des différentes zones dans lesquelles était répartie la société. Ainsi, la capitale abrita les esprits visionnaires des potentiels dirigeants tandis que la zone blanche accueilli les intellectuels, les scientifiques et les artistes. La zone bleue fut employée à conserver l’ordre mondial en garantissant son économie, quant à la zone grise, son rôle s’arrêta à la production. Les ouvriers n’avaient nul besoin de s’encombrer de pensées spirituelles, pour cela il aurait fallu qu’ils soient davantage instruits. En outre, en regard aux milliers d’années souillées par la guerre et l’exploitation religieuse, l’Ordre savait combien la foi chez les incultes et les faibles d’esprit pouvait être dangereuse et dévastatrice.

L’horoscope, comme chaque matin, fut envoyé à Buckingham Palace à l’attention d’Edouard Colombus. Son majordome, Maitre Iscariote, se devait de le reproduire en lettres manuscrites, car le Haut Membre détestait lire à travers un écran. Aussi, avant de le lui apporter dans ses appartements, il avait glissé une note importante au-dessus de la pile de papier.

Droit comme la justice, Maitre Iscariote trottinait dans les immenses couloirs du palais, tenant du bout des doigts un plateau d’argent. Sa longue toge rouge flottait derrière lui tandis que ses pas étaient étouffés par d’épaisses moquettes brodées de fils d’or. Sur son passage, des domestiques s’inclinèrent tandis qu’ils ouvraient d'épais rideaux, dépoussiéraient d’antiques bustes romains sur leurs colonnes de marbre ou allumaient les cheminées. Maitre Iscariote traversa ainsi plusieurs halls, tapissés de soies sombres et aux impressionnantes moulures, d’époque pour la plupart. Enfin, il dépassa deux gardes immobiles vêtus de noir dont le casque camouflait le visage, pour entrer dans le cabinet personnel du chef d’état. Contrairement au reste de l’édifice, la pièce était austère, plongée dans la pénombre et épurée au possible. Un grand bureau trônait au centre tel un cube de glace ainsi qu’une table basse et un canapé dans un coin de la pièce. La température était glaciale, mais Edouard Colombus refusait de la réchauffer. Ce cabinet n’avait pour but que la méditation et il jugeait que toute fioriture le perturbait.

Maitre Iscariote se plaça à l’angle du bureau d’un air solennel, portant encore son plateau sur lequel reposait l’horoscope, mais également la note prioritaire qu’il avait écrite. Dans un silence sourd, Edouard Colombus pénétra dans son cabinet grâce à une porte dérobée qui le reliait à sa chambre. Le pan de mur pivota, limé d’un centimètre au-dessus du sol pour n’émettre aucun frottement, laissant place à la silhouette de l’homme le plus puissant de l’état.

Agée de soixante-deux ans, Edouard Colombus était un homme vigoureux. Peu ridé, le regard pénétrant, c’était comme si le temps n’avait aucune emprise sur lui. Son corps musclé ne souffrait jamais, pas plus qu’il ne tombait malade. Il prenait soin d’entretenir sa dentition parfaitement alignée et d’un blanc éclatant dont d’aucun n'osait dire qu’elle était perturbante. Car s’il souriait, son regard, lui, dégageait une froideur constante.

Sans dire un mot à son majordome, il s’installa en douceur à son bureau, arrangeant sa toge blanche cousue d'or. Maitre Iscariote lui tendit alors le plateau d’argent et la main délicate et ferme d’Edouard Colombus attrapa la note.

- Qu’y a-t-il d’aussi important, Iscariote ? Ne devrais-je pas lire l’horoscope avant toute chose ?

Le majordome s’inclina.

- Maitre, j’ai jugé cette information d’une importance majeure.

Edouard Colombus, sans lui adresser un regard, ouvrit l’enveloppe scellée à l’aide d’un coupe papier en or et inscrusté de rubis. Tandis qu’il lisait, ses lèvres fines s’étirèrent.

Un mouvement de grève a été signalée le 10 février dans la zone grise de Cartagena au sein de l’usine Ruppert and Graam. L’instigateur, Richard Green, chef d’atelier, a été soumis au vote citoyen. Soixante-sept pourcents des voix en sa faveur, contre trente-trois pourcents en faveur d’un bannissement.

Edouard Colombus resta de marbre. Il déposa la note sur son bureau, à droite pour signifier qu’elle devait être détruite et se contenta de prendre la pile de papier de l’horoscope du jour.

- Importante, oui, dit-il d’un air las, majeure, non. La prochaine fois que vous jugerez d’une affaire importante, veillez à m’apporter l’ensemble des éléments.

Sa voix doucereuse était tel un murmure dans le vide sidéral de l’espace.

- Un thème natal, une révolution solaire, une numérologie complète.

Maitre Iscariote hocha la tête, tout en la maintenant inclinée. Sans attendre que le chef d’état lui fasse remarquer que sa présence était indésirable pendant sa lecture de l’horoscope, il recula d’un pas et tourna les talons en direction de la porte du cabinet.

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