IIème Partie : Divergence

8 minutes de lecture

Le dimanche était sans doute le jour que Josh aimait le plus. Bien que ce mois de février soit particulièrement froid, il ne manquait jamais une occasion d’organiser un repas copieux pour éblouir ses voisins. Grâce à la subvention de l’état en l’honneur de la grossesse de sa femme Méri, Josh s’était offert le nec plus ultra des barbecues solaires, le Baldwin S4. Il s’était senti si fier d’en faire l’acquisition qu’il avait prit soin de l’exposer au centre de son carré de pelouse afin que tout passant ne puisse pas le manquer. Ce jour-là, il comptait bien briller auprès de Maddy et Sam Jones, d’autant plus qu’ils ne se vantaient jamais de rien. Méri ne cesser de répéter qu’au fond, cela les rendait encore plus condescendants. Josh avait alors dépensé une fortune dans une côte de bœuf de près de deux kilos, tandis que Méri de son côté soignait la présentation de sa table comme si elle s’apprêtait à recevoir Edouard Colombus en personne. Elle avait beau râler à l’idée de partager un repas en leur compagnie, elle aurait été prête à tuer pour faire bonne impression en toutes circonstances.

- Tout est prêt de ton côté ? demanda Josh, la tête dépassant de l’entrebâillement de la fenêtre.

Méri inspecta rapidement l’alignement des couverts, la disposition des serviettes et le moindre éventuel faux pli sur la nappe, puis ajusta le bouquet qui trônait au centre de la table et dont elle était fière d’avoir choisit la composition. Une farandole de tulipes blanches et d’iris bleues assorties aux rideaux et au chemin de table qui avaient en leur cœur une tâche jaune, qui épousait celui des branches de mimosa dont le parfum ajoutait une note raffinée et délicate.

- Tout est parfait ! lança-t-elle d’un air suffisant, et de ton côté ?

- Je lance la cuisson des légumes !

- Parfait ! s’exclama-t-elle d’une voie aigue, comme pour se forcer à entrer dans le rôle de la charmante voisine.

Elle regarda alors par la fenêtre et aperçut ses voisins, accompagnés de leur jeune garçon, Carter, qui traversaient leur allée, une bouteille de vin et un bouquet de fleur à la main. Méri détailla ce dernier, un vulgaire assemblage de fleurs séchées et en retira une exquise satisfaction.

La tête de Josh réapparue aussitôt.

- Ils arrivent ! dit-il surexcité. Ah ! vous voilà, j’allais justement commencer la cuisson !

Les yeux de Méri roulèrent vers le ciel, puis elle soupira avant d’arborer un sourire factice. Elle se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit en grand et se posta à l’entrée de façon à ce que son ventre arrondi soit visible.

- Bonjour Maddy ! Bonjour Sam ! cela fait si longtemps ! venez entrez, ne restez pas dehors vous allez attraper froid… dit-elle d’une voie criarde, oh et bonjour toi, adressa-t-elle à Carter, comme tu es mignon, c’est fou ce que tu as grandi depuis la dernière fois ! regarde, dit-elle en lui montrant son ventre, tu auras bientôt un nouvel ami !

- Je vois que c’est pour bientôt, dit Maddy de façon amicale, devons-nous enlever nos chaussures ?

- Oh non, non ! regarde, je suis allée à l’Eglise ce matin et je n’ai pas eu le temps de faire le ménage… entrez, je vous en prie.

Maddy tendit le bouquet à Méri qui feignit l’émerveillement tout en sachant parfaitement qu’il finirait à la poubelle dés que ses convives auraient plus tard franchis la porte.

- Est-ce qu’on peut aider ? demanda Sam, Josh tu veux que je t’aide à dompter ton nouveau fauve ?

Josh était ravi. Comme il s’y attendait, Sam n’avait pas pu passer à côté de son nouveau barbecue.

- Eh bien volontiers, mon ami ! allez-y les filles, on vous rejoint !

Le sourire de Méri se figea. Bien qu’elle n’appréciât pas ses voisins, elle avait quand même une préférence pour Sam. Le fait qu’il soit un homme et d’une carrure exceptionnellement grande, faisait pencher la balance en sa faveur. Il était vraiment bel homme et, à côté de lui, Josh lui faisait presque pitié. Maddy aussi était une belle femme, sans doute trop aux yeux de Méri. Grande et élancée, ses cheveux magnifiquement tressés et surtout sa peau noire et lisse qui ne semblait souffrir d’aucun défaut avaient tendance à l’exaspérer au plus haut point. Sans compter que Carter, leur fils âgé de dix ans, était, en plus d’être absolument adorable, d’une politesse et d’une gentillesse désarmante. Il adorait les automobiles miniatures et avait apporté avec lui un modèle inabordable en zone bleue, celui de la marque Météore, modèle Hoba. En le regardant jouer dans son coin Méri eut la fâcheuse sensation que leur simple existence la mettait au défi.

Le repas se passa tout à fait cordialement, Josh monopolisait la conversation en parlant boulot et les Jones se contentaient de réagir, avec des ah ! des génial ! des c’est pas vrai ? ponctués d’éclats de rires qui paraissaient sincères. Ils complimentaient le repas, s’épanchaient sans éprouver aucune gêne sur leur admiration pour la cuisson de la viande et exaspéraient Méri, qui se contentait d’arborer un sourire de façade. En réalité elle priait pour que le sujet du gréviste Richard Green ne s’invite pas à table. Malheureusement pour elle, cela faisait quatre jours que l’on ne parlait que de lui et du nombre impressionnant de sponsors qu’il avait obtenu. On racontait même, sur le plateau du Daily Workmen Show, qu’il avait toutes ses chances pour être élu Ouvrier du mois.

Trop tard, Méri entendit prononcer le nom de Richard Green et, un malheur n’arrivant jamais seul, ce nom était sorti de la bouche de son mari. Elle manqua s’étouffer d’indignation et lui lança un regard foudroyant qu’il fit semblant de ne pas remarquer.

- C’est incroyable, n’est-ce pas ? avec autant de sponsors, il n’y a pas de doute, le prochain ce sera lui ! renchérit Josh, conscient que sa femme ne lui adresserait plus la parole pendant au moins une semaine.

- Josh… grinça Méri, inutile d’importuner nos invités avec cette histoire, tu n’crois pas ?

- Au contraire, affirma Sam, je pense que c’est véritable sujet ! personnellement je ne suis pas surpris par les scores, je trouve que cette grève a de quoi déchainer les passions.

- Je suis d’accord, dit Maddy, cela fait longtemps que nous pensons que le statut ouvrier est obsolète.

C’était tout ce que Méri souhaitait éviter. Un débat sans queue ni tête puant la condescendance et la trahison d’état. Elle conserva son sourire figé qui contenait son envie irrépressible de les insulter.

- Obsolète ? se contenta-t-elle de dire poliment, qu’entends-tu par-là exactement ?

Elle balança nerveusement d’un coup de tête ses cheveux bruns derrière son épaule avant de boire une gorgée de vin sans alcool.

- Eh bien, je pense que la maltraitance a des limites. J’étais scandalisée de voir ce pauvre homme soumis au travail forcé pendant des jours et des nuits après cet incident, s’indigna Maddy.

- Et c’est totalement justifié, si vous voulez mon avis, balança Josh la bouche pleine de bœuf, j’veux dire, il a quand même interrompu la production !

- Seulement une dizaine de minutes, ajouta Maddy

- Oui, mais si on y réfléchit bien, c’était le seul moyen de compenser la perte qu’il a fait subir à l’usine. Les machines fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je ne vois pas comment ils auraient pu faire autrement.

Méri approuva d’un signe de tête les dires de son mari. Pour une fois, qu’il ne met pas mal à l’aise. Se dit-t-elle.

Maddy resta silencieuse et préféra se resservir du vin.

- Toujours est-il que cette grève était légitime. Le travail infantile doit absolument cesser. Déclara Sam.

- J’avoue qu’à leur place, l’idée que mon fils commence à travailler d’ici deux ans me terrifierait, dit Maddy, c’est inhumain.

- Tu compares l’incomparable, voyons, leurs enfants sont habitués, ils ne sont pas aussi délicats que les nôtres… quoi que, Carter est si grand pour son âge qu’il pourrait sans problème passer pour l’un d’eux, dit Méri en élargissant encore plus son sourire.

Maddy et elle se toisèrent quelques instants.

- Tu verras Méri, quand tu deviendras mère, nous en reparlerons. De même que ces viols organisés qu’ils subissent.

- Des viols orga… ah ! ah ! ah ! Maddy tu vas trop loin tu n’crois pas ? s’esclaffa Josh.

- Non, elle a raison, intervint Sam, obliger des gosses de douze ans à se marier c’est un terrain propice aux violences sexuelles. Où est le consentement là-dedans ? où sont les sentiments ?

Maddy appuya les paroles de son époux d’un haussement d’épaules.

- Mais il faut bien que les jeunes prennent la place des vieux ! sinon comment assurer la production ? s’indigna Josh.

- Peut-être qu’en réduisant cette production les vieux vivraient plus longtemps en bonne santé et que les enfants ne seraient plus obligés de travailler si jeunes…

Pour Méri s’en était trop. Elle frappa des mains sur la table si bien que toutes les têtes se tournèrent vers elle avec incompréhension.

- Réduire la production ? et puis quoi encore ? siffla-t-elle entre ses dents, devrions-nous réduire nos subventions pour eux ? partager nos maisons aussi, tant que tu y es ? nous aussi, nous travaillons, je passe ma journée à classer des suites de chiffres et de lettres, jusqu’à en rêver la nuit, tout ça pour pouvoir bénéficier d’un tout petit peu de confort. Si ces brutes n’étaient pas cloitrées dans leur zone grise, sais-tu ce qu’il se passerait ? ils nous voleraient tout. TOUT ! nous n'aurions plus de nourriture, plus d’eau, plus d’énergie pour nous chauffer l’hiver et nous rafraichir l’été car tout le monde voudrait sa part du gâteau ! sauf que du gâteau il ne reste que des miettes, Maddy. Des putains de miettes que nous nous partageons déjà, et heureusement ! en fonction de notre utilité à la société. Alors, excusez-moi de m’emporter, c’est peut-être à cause des hormones, mais je ne peux pas en tolérer davantage.

Il y eut un silence de plomb durant lequel le petit Carter, qui n’osa terminer son assiette, s’enfonça dans sa chaise, tandis que Josh, Maddy et Sam demeuraient interdis. Au bord de la crise de nerfs, Méri se releva bruyamment de sa chaise et sortie de table.

Sam observa sa femme du coin de l’œil d’un air réprobateur.

- Quoi ? dit-elle, ce n’est pas de ma faute si elle est aveuglée par la propagande du Réseau !

- Tu sais quoi, Josh, merci beaucoup pour le repas, dit soudain Sam, nous allons vous laisser, je pense que ça vaut mieux pour aujourd’hui…

- Oh non, ne partez pas déjà ! j’avais prévu des bananes flambées pour le dessert ! lança leur hôte qui tentait encore de faire bonne figure.

Mais malgré son insistance, les Jones s’en allèrent, convaincus qu’ils ne remettraient plus jamais les pieds dans cette maison. Josh, de son côté, était déçu que les assiettes soient encore bien remplies, tandis que Méri, elle, s’attelait à mettre une note exécrable à ses voisins dans ses interactions sociales quotidiennes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Martinescoreseize ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0