Cicely (1ère partie)
Voici le récit que me fit Audrey. A ceux qui s’étonneraient de sa précision, je dois spécifier que je le couchai sur le papier dès mon retour en France. Ce fut même la première ébauche du roman que vous avez présentement entre les mains.
Audrey était donc arrivée fin septembre 20** à Florence. Les premières semaines avaient été trépidantes, entre l’installation dans son logement, les démarches administratives diverses à faire et enfin le commencement de l’année universitaire… Les cours étaient intéressants et plus concrets que ce qu’elle avait pu connaître en premier cycle à Lyon. Les TP avaient lieu dans un vrai laboratoire, ce qui lui permettait de toucher du doigt la recherche médicale. Mais ce qui excitait plus particulièrement l’attention des étudiants était l’intitulé de l’un des cours : « Introduction à la médecine légale ». Les condisciples d’Audrey n’avaient qu’une vague idée de ce que cette expression pouvait recouvrir, mais l’un d’entre eux déclara d’un ton docte : « Vous n’avez jamais entendu parler de médecin légiste ? » Et d’ajouter que cette spécialité médicale consistait à faire des autopsies. Or il était indiqué que ce cours s’accompagnerait de séances de TP. En quoi ceux-ci pouvaient-ils consister, sinon en dissections humaines ?
A mesure que le premier cours en question approchait, une certaine nervosité montait dans l’amphi. La salle où devait avoir lieu la séance n’avait pas été spécifiée. Pour les condisciples d’Audrey, la raison en était évidente : La séance aurait lieu à la morgue ! Et qui pourrait bien être le «dottore » dispensant un tel cours ?... Certainement un vieillard à la peau d’un gris aussi terne que celle de ses assistants immobiles, et prenant un malin plaisir à agiter des bocaux remplis de choses immondes devant des étudiantes au bord de l’évanouissement. Autant dire que lorsque tous se rassemblèrent le jour J devant la salle finalement indiquée à l’emploi du temps et qui n’était évidemment pas une morgue, c’était l’effervescence. Dans la pièce, aucun bocal au contenu douteux, nul pied blafard émergeant d’un suaire, et en lieu et place du Docteur Mabuse redouté, un sémillant quadragénaire tiré à quatre épingles et au regard pétillant ! Pendant que les étudiants –soulagés, mais peut-être aussi un peu déçus- s’installaient silencieusement, « il professore » les observaient sans se départir d’un sourire légèrement ironique.
« Cette salle ne vous plaît pas ? » demanda-t-il sans préalable… « Vous vous attendiez à quoi ?... A rencontrer le Docteur Frankenstein ? » Quelques rires nerveux se firent entendre. « Désolé pour le sobre dépouillement des lieux, mes amis », continua l’homme sur le même ton ironique, « mais Igor, mon assistant bossu chargé de me fournir en cadavres volés dans les cimetières, a encore mal fait son travail aujourd’hui ! » Cette fois-ci, l’amphi se laissa aller à un rire franc et libérateur. « Le grand public se fait une fausse idée de la médecine légale… Vous vous faites une fausse idée de la médecine légale… Et pire encore, la plupart des médecins se font une fausse idée de la médecine légale… Il n’y a pas d’un côté la médecine des vivants, et de l’autre la médecine des morts, sous-entendu la médecine légale. Il n’y a que LA médecine.”
Le professeur Scopratore poursuivit en révélant que les autopsies tant fantasmées par le grand public ne représentaient que vingt pour cent du travail des médecins légistes, mandatés la plupart du temps pour déterminer les causes et les conséquences de blessures physiques et morales de personnes bien vivantes. Il présenta ensuite les différents points qu’il aborderait pendant l’année puis termina son cours sur ces mots :
« Certains apprécieront peut-être le fait qu’il sera -malgré tout- question d’autopsie et de mort dans ce cours. Mais il ne saurait être uniquement question de la mort du patient, du malade, de la victime… Il s’agira aussi de votre propre mort… Car on ne peut pas devenir médecin sans s’être interrogé sur sa propre finitude… A la semaine prochaine, chers amis. »
Le professeur Scopratore prit son porte-document et sortit sans autre forme de procès, laissant derrière lui des étudiants éberlués qui mirent quelques secondes pour réaliser que le cours était terminé…
Les condisciples d’Audrey se montrèrent partagés sur ce premier contact. Si la plupart d’entre eux -les étudiantes surtout- avaient apprécié son approche iconoclaste, d’autres trouvaient qu’il en faisait un peu trop… Ca ne serait pas la première fois qu’un contenu de cours alléchant s’effondrerait comme un soufflé, prophétisaient les oiseaux de mauvais augure…
Mais le cours ne s’effondra ni la séance suivante, ni celles d’après. Il fut vite évident que Scopratore était plus que le bellâtre un peu fanfaron que certains avaient cru déceler. Chose rare, il pouvait citer le nom de quasiment tous ces étudiants, les regardait dans les yeux pendant qu’il faisait cours et ne consultait presque jamais ses fiches. Et comme Audrey, disposant d’un dictaphone, ne prenait pas de notes, son regard et celui du professeur se croisaient parfois. Mon amie, pourtant peu timorée, se sentait incapable de le soutenir…
Le cours de médecine légale était accompagné de TP qui, étant dirigés par Scopra, furent pris d’assaut. Audrey s’y inscrivit, bien sûr ! Il s’agissait d’études de cas. Le professeur proposa même à ses étudiants de l’accompagner à l’hôpital pour assister à un examen médical auquel il devait procéder. C’était celui d’une femme victime de violences conjugales. Au grand étonnement d’Audrey, cette femme avait effectivement accepté que quelques « spectateurs » puissent assister à l’examen.
Finalement, seuls trois étudiantes furent de la sortie, dont mon amie. Dans la voiture -Scopra s’était proposé de véhiculer les jeunes filles jusqu’à l’hôpital- le professeur leur demanda si elles avaient déjà été confrontées à la question des violences conjugales. A la surprise d’Audrey, ses deux camarades répondirent par l’affirmative. Sans demander d’autres précisions, l’enseignant enchaîna : « Vous savez que dans un pays latin comme l’Italie, la question des violences conjugales reste taboue, quand elle n’est pas traitée avec ironie… Je dois vous prévenir, ce que vous allez voir aujourd’hui n’est pas très agréable…».
Lorsqu’Audrey entra dans la salle d’examen, elle s’était donc préparée au pire et fut surprise d’y trouver une jolie jeune femme souriante plutôt qu’une créature hagarde aux traits tuméfiés. Elle répondait d’un ton enjoué aux salutations du professeur Scopratore, quand, se penchant pour éteindre son portable, elle révéla son autre profil : Sur le côté droit de son cou s’étendait une vilaine blessure d’un rouge vif et boursouflé, séquelle évidente d’une grave brûlure. La jeune femme, prénommée Lucia, avait en fait été victime d’une attaque à l’acide commise par son ex-petit ami qui ne supportait pas d’avoir été éconduit. Elle n’avait évité d’être complètement défigurée que grâce au réflexe qui lui avait fait tourner la tête au moment de l’agression. La seule vue de sa blessure en disait long sur la souffrance indicible qu’elle avait dû et devait encore endurer, et pourtant, Lucia se tenait droite et digne. On pouvait deviner à la lueur qui animait son regard que ce qui la faisait tenir debout n’était ni la haine, ni l’apitoiement sur soi-même. Quand Scopratore et ses étudiantes prirent congé à la fin de l’entretien, la jeune femme remercia chaleureusement le praticien, puis serra énergiquement la main de chaque étudiante avant de prendre une dernière fois la parole :
« Il faut parler, toujours parler… Moi, ça a duré deux ans… Face aux insultes, je n’ai rien dit… Il y a eu les gifles, et je n’ai rien dit… Ensuite les coups de poing, et je n’ai toujours rien dit… Et quand enfin j’ai osé parler, il y eu ça… » conclut-elle en pointant du doigt sa chair suppliciée. « Parlez, parlez toujours ! Moi, je ne me tairai plus ! Plus rien ne pourra me faire taire ! »
Rien ne put effectivement faire taire Lucia Annabali qui devint dans les années qui suivirent une célébrité en Italie, se déplaçant de ville en ville entre deux opérations de chirurgie reconstructrice pour porter la parole des femmes battues dans des réunions publiques. Elle écrivit un livre, fut à l’origine d’un mouvement d’opinion, et la loi qui fut enfin votée en Italie pour punir les violences faites aux femmes porte aujourd’hui son nom…
Mais pour l’heure, trois étudiantes de vingt ans osaient à peine se regarder, prostrées dans la voiture du professeur Scopratore qui les ramenait à la fac de médecine. Brisant le silence, l’enseignant égraina froidement des statistiques :
« Dans 90 % des cas, les violences commises contre une femme dans notre pays sont le fait d’un proche, et dans 70% des cas, elles sont le fait de son conjoint ou de son concubin. En Italie comme ailleurs, la logique statistique voudrait donc qu’une femme se méfie davantage de l’homme qui partage sa vie que d’un tueur inconnu hantant les parkings souterrains… Comment accepter ça ? »
Les filles ne surent que répondre.
Annotations