Cicely (2ème partie)
Le lendemain, les deux étudiantes qui avaient participé à la sortie avec Audrey ne purent contenir leur enthousiasme devant leurs condisciples : Scopratore était un éveilleur de conscience, un véritable héros ! Elles firent part de leur admiration à tous ceux qui voulaient bien les écouter et en moins d’une journée, la promotion entière semblait être au courant des détails de la visite de la veille à l’hôpital. L’aura du professeur en ressortit grandie, et par conséquent, l’agacement qu’il suscitait chez certains aussi. « Tout ça, c’est de la pure démagogie ! » grinça l’un d’entre eux.
Audrey, quant à elle, se sentait partagée : Si l’attitude de groupies de ses deux camarades lui semblait un peu ridicule, le plus important restait qu’elle-même, pourtant femme moderne, ait eu besoin de cette rencontre avec Lucia pour prendre conscience de la réalité de cette violence…
Début décembre, Audrey participa à un nouveau déplacement organisé par le professeur. Cette fois-ci, c’est bien dans une morgue qu’allait se dérouler l’examen. Mon amie n’en menait donc pas large au moment de s’approcher de la paillasse mortuaire près de laquelle se tenait l’enseignant. Quand celui-ci entreprit d’ouvrir la housse plastifiée dont on pouvait deviner sans mal le contenu, le bruit de la fermeture-éclair lui vrilla désagréablement les tympans. Mais en lieu et place de la momie décharnée que s’était préparée à découvrir mon amie, se trouvait une jeune fille d’apparence si sereine qu’on aurait pu la croire endormie, n’eut été sa teinte livide…
« Regardez-la ! intima Scopra. Vous vous imaginiez peut-être que la mort est toujours effrayante ?»
Audrey observa le visage inexpressif.
« Avant-hier, elle était encore vivante… Elle aimait, elle s’est peut-être disputée avec son petit ami, ou ils ont fait l’amour, qui sait ?... Puis elle est sortie faire une course, a eu un accident idiot, comme tous les accidents, et elle est morte… »
Scopra avait décidément un don pour la mise en scène. A la surprise générale, il annonça qu’il n’y aurait pas d’autopsie. Pas un seul coup de scalpel ne viendrait imprimer sa marque dans la chair de la morte.
« Vous êtes avant tout venus ici pour vous habituer au spectacle de la mort. Ce n’est qu’une mise en bouche, si j’ose dire… Pour le charcutage, vous avez le temps… Qui d’entre vous avait déjà vu un cadavre ? »
Un seul doigt se leva timidement.
« Comment voulez-vous devenir docteur en médecine sans jamais avoir été confronté à la réalité de la mort ? demanda Scopra. Voyez-vous, c’est pour cela que les autres médecins nous détestent, nous les légistes… Combien de fois ai-je entendu un collègue me railler alors que je passais près de lui : « Ne vous pressez pas, cher confrère ! Vos patients ont tout leur temps ! »… Vous savez pourquoi nous gênons tant ? »
Personne ne vint briser le silence –de mort si j’ose dire- qui régnait dans la pièce…
« Parce que nous révélons le grand tabou ! Si la mort en est un pour tout le monde dans nos sociétés, elle l’est encore plus chez les médecins, aussi étrange que cela puisse paraître… En effet, quel pire échec que la mort pour l'un d'entre eux ?... Ils s’imaginent tous être des dieux. Ils croient tous pouvoir lutter avec elle et conjurer l’inéluctable, et vous aussi certainement… » poursuivit Scopra en embrassant son public d’un regard circulaire. « Peut-être même votre vocation est-elle née après le décès d’un proche ? Peut-être rêvez-vous d’exorciser votre malheur, de sauver symboliquement votre cher disparu en consacrant votre vie à sauver celle des autres ? Mais en définitive, vous devrez admettre que la fin de tout, c’est ceci ! » conclut-il en désignant le cadavre d’une beauté si délicate qu’Audrey s’attendait à le voir rouvrir les yeux comme dans les mauvais films d’horreur…
Soudain, le professeur murmura de manière sourde en regardant la morte. Il fallut quelques secondes à Audrey pour réaliser qu’il était soudainement passé au français :
« Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposées. »
Evidemment, Audrey ne retint pas l’ensemble de ces vers, mais elle saisit suffisamment de mots pour en retrouver l’origine. Personne d’autre qu’elle ne semblait avoir compris ce que Scopratore avait dit, et le bruit courut qu’il parlait aux morts, ce qui n’étonna pas outre mesure les étudiants habitués à ses extravagances.
Audrey ne pouvait se départir de l’idée qu’il avait prononcé ce poème à son intention. Le soir, l’ordinateur de la locanda lui appris que ces vers venaient d’« Une Charogne » de Baudelaire. Elle ne gardait qu’un souvenir assez vague des Fleurs du Mal et de son atmosphère à la fois morbide et fascinante.
Le lendemain, elle fit un détour par la librairie française de la piazza Ognissanti pour y acheter l’ouvrage et le soir même, elle en commença la lecture et le dévora en quelques jours. Elle décida de répondre au défi que Scopra ne lui avait peut-être même pas lancé en trouvant le moyen de citer Les Fleurs du Mal devant lui. Elle s’était même jurée d’y parvenir avant les vacances de Noël.
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