Cicely (3ème partie)

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 Quelques temps plus tard, le destin sembla offrir à Audrey une occasion de relever le défi qu’elle s’était lancée : Elle devait rédiger un compte-rendu sur la méthodologie d’utilisation du nomogramme de Hengsse, qui, comme chacun le sait, à part vous, moi, et 99 % de la population mondiale, consiste à calculer le laps de temps entre la mesure de température d’un cadavre et le moment de la mort. Comme Audrey avait terminé son travail deux jours avant la date de restitution prévue, sur un coup de tête, elle décida d’aller remettre à Scopratore sa copie directement dans son bureau.

 Quand elle frappa à la porte, elle ne savait pourtant plus très bien si elle espérait que le professeur soit là ou absent, mais son « Entrate ! » chaleureux ne lui laissa pas le choix. Elle prit une profonde inspiration et pénétra dans la pièce comme on plonge d’un promontoire.

 Scopra avait su faire de l’espace minuscule qui lui était alloué un lieu cosy et intime. Un grand bureau laqué noir comme on n’en voit guère que chez les antiquaires en occupait la plus grande partie. Au mur s’étendait une estampe représentant un paysage de montagne, ouverture avec laquelle ne pouvait lutter l’unique minuscule fenêtre. Une statuette égyptienne représentant un chat assis trônait sur une console et semblait monter la garde.

 « Ah, Audrey !... Prego ! » proposa Scopra en lui désignant la chaise qui se trouvait en face de lui. Il s’était exprimé d’un ton cordial et naturel, comme s’il s’attendait à la visite de la jeune fille.

 « Vous aimez les chats ? » enchaîna-t-il sans préambule, et il fallut quelques instants à Audrey pour comprendre que le coup d’œil qu’elle venait de jeter à la statuette filiforme et hautaine n’avait pas échappé à la sagacité du « dottore ».

 « Heu… Pas trop !... Ils me font peur, en fait !... »

 Elle regretta aussitôt ces paroles : Ça semblait un peu ridicule, d’avoir peur des chats…

 « Je vous comprends… poursuivit pourtant Scopra. Ce sont des animaux ambigus et imprévisibles… Leur douceur masque mal la sauvagerie du fauve qui demeure… Regardez Bastet ! intima-t-il en désignant la statuette. N’est-ce pas troublant que dans beaucoup de civilisations, la déesse de la féminité soit également celle de la mort et de la destruction mais sous une autre forme? Bastet et Sekhmet chez les Egyptiens… Parvati et Kali pour les hindous… »

 Scopratore semblait bien parti pour disserter sur Eros et Thanatos et ne paraissait se soucier nullement des raisons de la présence d’Audrey.

 « Je ne savais pas que vous parliez aussi bien français » fit-elle remarquer.

 - J’ai vécu en France… C’est pour ainsi dire ma deuxième patrie !... »

 Et le professeur de se lancer dans une imitation en chanson assez convaincante de l’accent gouailleur de Joséphine Baker : « J’ai deux amouurs ! Mon pays et Paris ! »

 Audrey pouffa… Pourtant, une petite voix pressante lui intimait : « Sors d’ici et vite ! ». Le professeur dut percevoir son hésitation car il lui demanda si elle se sentait bien.

 « Vous devez vous imaginer qu’il est facile d’impressionner une petite étudiante de vingt ans ! » lui lança-t-elle sans avoir ni calculé cette phrase, ni son ton agressif.

 Pour le coup, Scopra eut l’air réellement désarçonné, ce qui était très rare.

 « Audrey… Je ne devrais pas vous dire ça, mais la vérité, c’est que… Ti desidero !... Tanto!» finit-il par souffler de manière à peine audible.

 Peut-être avait-il voulu réduire la portée d’un tel aveu en passant à l’italien, peut-être s’était-il laissé la possibilité qu’Audrey ne le comprenne pas… Mais celle-ci saisit évidemment la signification de ces mots qui lui donnèrent l’impression d’entrer en liquéfaction de la tête aux pieds, sans parler d’une autre partie de son corps qui, à sa honte, s’humidifia instantanément… Elle s’efforça pourtant de parler de la voix la plus neutre possible :

 « J’imagine que beaucoup d’étudiantes se sont couchées sur ce bureau ?...

 - Croyez-le ou non, Audrey, mais pas une seule… » répondit Scopra. Non qu’aucune ne m’aient plu… mais je n’ai pas osé… Alors que toi, c’est différent…

 - Parce que je suis… une fille facile ?... C’est ce que vous vous dites, non ?... »

 - Non, parce que tu n’es justement pas une fille facile, et ce dans tous les sens du terme… Ça se voit tout de suite !... Reviens mardi prochain… » ajouta-t-il, Audrey comprenant qu’on la mettait ainsi purement et simplement dehors.

 Ce n’est qu’après son départ qu’elle réalisa que le compte-rendu de TD qu’elle voulait rendre à l’enseignant se trouvait toujours dans son sac…

 Mais plus tard, de retour dans sa chambre de la locanda, en repensant au cuir noir du bureau sur lequel personne ne s’était jamais allongé, au « ti desidero » que Scopra avait prononcé d’une voix sourde, à la chatte en onyx qui l’observait de sa pupille brillante, Audrey sentit monter en elle une chaleur moite qui semblait guider magiquement sa main vers la fourche inassouvie de ses cuisses…

 Elle en ressentait une colère sourde contre elle-même et en même temps, quand ses phalanges s’agitaient sur la soie pourpre de son intimité, elle cédait à la honte délicieuse d’« appartenir » à cet homme, d’être sa « chose », pensée qu’elle regrettait et contre laquelle elle se promettait -en vain- de lutter une fois la jouissance retombée.

 Pendant plusieurs jours, une lutte intérieure épuisante se déroula ainsi en elle. A certains moments, Audrey pensait que coucher avec son enseignant était une idée tellement mauvaise qu’il aurait mieux valu lui substituer n’importe qui et se jeter au cou du premier venu… « Une bite, c’est une bite après tout, pourquoi choisir ? » se disait-elle avec une grossièreté rageuse... Il lui prit l’idée d’assouvir son désir auprès de l’un de ses condisciples… Oui, même cet étudiant au ricanement stupide et au visage grêlé d’acné aurait pu faire l’affaire !... Mais finalement, un reste de dignité, ou peut-être le désir de réserver ses charmes à Scopratore l’empêcha de recourir à une telle solution… L’acnéique ne sut jamais l’occasion qui lui était passée sous le nez !

 Lorsqu’elle prit le chemin du bureau de son professeur le mardi suivant, elle était décidée à faire cesser ce petit jeu qui ressemblait à celui des chats qui attrapent leurs proies sans jamais vraiment les tuer. Or, elle, elle voulait que Scopra la prenne, la tue, la mange !

 Elle fut surprise de le trouver moins sémillant que d’habitude. Il semblait ne pas vouloir la regarder, lui qui d’habitude la vrillait de ses yeux perçants… Il aborda immédiatement le sujet délicat: ce qui s’était passé la semaine précédente avait été déplacé de sa part, mais s’expliquait par le charme d’Audrey… Puis, à la grande stupeur de cette dernière, il se confia : Il était marié depuis longtemps à une femme qu’il aimait, mais cette femme était maintenant malade, elle l’était en fait déjà au moment où ils s’étaient rencontrés, mais son état avait nettement empiré depuis. Audrey devina que ce mal était de nature psychique. Dans ces conditions, reconnut Scopra, toute « vie sentimentale » avec elle était devenue impossible. Certes, sa femme ne l’avait jamais empêché d’«aller voir ailleurs » ; elle ne le lui avait pas formellement autorisé non plus, mais enfermée qu’elle était dans sa prison intérieure, l’aurait-elle seulement pu ? Derrière le cabotin, il y avait donc un homme seul avec sa femme muette devenue l’ombre de l’épouse aimée qu’elle avait été… Ce Scopra était peut-être finalement le vrai Scopra…

 Audrey voyait venir le moment où il allait lui dire que dans ces circonstances, il lui était impossible de « prendre du bon temps » avec une étudiante, fut-elle aussi charmante qu’elle. Pourtant, le discours de Scopra se termina d’une façon bien différente : « Voglio vederti nuda » implora-t-il dans un souffle…

 Cette demande était tellement incongrue qu’Audrey décida d’y accéder. Elle commença donc à déboutonner son chemisier… En un frôlement amoureux, celui-ci vint rejoindre le tapis persan… Rapidement, sa jupe suivit le même chemin... Elle frissonna sous la caresse furtive des bretelles de son soutien-gorge glissant sur ses épaules. Elle fit tout cela en prenant tout son temps et en regardant Scopratore droit dans les yeux…

 La poitrine gonflée par le désir, le poids de son corps légèrement décentré sur l’une de ses jambes, la dentelle arachnéenne de son string cachant à peine le buisson de son sexe, Audrey dirigea comme dans un rêve ses mains derrière elle pour effectuer le geste que toute femme sait faire à l’aveuglette. Mu par la gravité, les balconnets glissèrent jusqu’à ce que la jeune femme remplace la prison de tissu par son avant-bras replié, cachant et ne cachant pas son buste, dans un mouvement peut-être moins dicté par la pudeur que par le désir de faire durer l’attente… Elle s’avança légèrement. Le silence à peine troublé par l’effleurement de ses pas sur la profonde moquette était tellement compact qu’il semblait emplir la pièce. Elle laissa enfin retomber son bras le long de son corps. Le regard incandescent du professeur dardé sur elle la brûlait. Dans son berceau de dentelle, son « bijou rose et noir », pleurait de volupté, mais les vers de Baudelaire composés en l’honneur de « Lola de Valence » ne vinrent pas à l’esprit d’Audrey, ce qui lui aurait pourtant permis de remporter le défi qu’elle s’était lancé. Quand elle se redressa après avoir retiré le dernier rempart à sa nudité, elle eut le sentiment d’être à la fois invulnérable et complètement folle…

 Elle contourna enfin le bureau de Scopratore. La caresse du tapis sous ses pieds était délicieuse. Le professeur restait immobile, l’air ahuri. Audrey sentit à nouveau le regard de jade de la déesse-chatte. Sur son socle de marbre, elle luisait faiblement. Et subitement, la jeune fille trouva les mots :

« Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;

Retiens les griffes de ta patte,

Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux

Mêlés de métal et d’agate. »

 Les vers de Baudelaire résonnèrent dans le silence du bureau comme un cantique surnaturel. Grisée par le sentiment de sa victoire, la jeune femme fit le dernier pas qui la séparait de l’enseignant.

 « Non, Audrey, il ne faut pas… » murmura-t-il absurdement. Mais la jeune fille ne l’écoutait plus, et il n’est pas certain que Scopra ait eu vraiment le désir d’être écouté. Prenant appui sur les accoudoirs du fauteuil, Audrey passa ses cuisses sous ceux-ci, s’asseyant à rebours sur les genoux du professeur. « Tant pis pour le Napoléon III… ça doit pourtant être quelque chose de poser son cul sur un tel bureau », pensa-t-elle. Puis elle se redressa légèrement et vint s’empaler sur la queue du professeur qui s’engouffra d’un coup dans son fourreau de chair trempé, lui arrachant un long soupir de contentement. Les pieds de chaque côté du fauteuil, les mains crispées sur le dossier, elle commença aussitôt de langoureux va-et-vient, son bassin basculant d’avant en arrière dans une danse lascive et lente, « belle d’abandon » se trémoussant telle « un serpent qui danse au bout d’un bât… » Mais fait chier, Baudelaire !... Pourquoi tous ses vers lui revenaient-ils en mémoire maintenant que ça n’avait plus d’importance ! Rien à faire, c’était maintenant l’ensemble du « Serpent qui danse » qui s’imposait à son esprit. Elle ne chercha plus à lutter, descendant et montant sur le pieu de Scopra à la cadence arythmique des vers syncopés des Fleurs du mal

Que j’aime voir, chère indolente,

De ton corps si beau,

Comme une étoffe vacillante,

Miroiter la peau

 Un orgasme fantastique lui arracha une longue note de plaisir. Elle se rendit compte alors que l’enseignant, inerte et pantelant, n’avait même pas refermé ses bras autour d’elle ; elle n’avait donc pas totalement menti quand elle avait affirmé qu’il ne l’avait pas touché, du moins pas comme je le pensais…

 Audrey se rhabilla en silence. Au moment de sortir, elle revint tout à coup sur ses pas et sortit de son sac un feuillet A4 :

 « Tenez professeur, mon compte-rendu de TP sur le nomogramme de Hengsse. »

 Elle eut du mal à ne pas rire quand Scopratore tendit machinalement la main vers la copie, l’air aussi effaré que si elle avait brandi un trombone à coulisse…

 Un profond silence suivi cette longue confession, mon amie guettant mes réactions...

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