Otterley
La famille de Giulia habitait une demeure un peu décatie du vieux Vérone. Une femme d’une quarantaine d’année, qui avait dû être belle et qui le serait peut-être encore sans son air hagard, ouvrit la porte à mon coup de sonnette. Je me présentai comme un ami de Giulia de passage en Italie.
« Ah, vous venez de France ? » murmura la dame d’un air pensif en me considérant suffisamment longtemps pour qu’un léger malaise se fasse jour en moi. Puis elle m’invita enfin à entrer. L’intérieur, sombre et vide, ne respirait pas la joie de vivre. Je m’attendais à voir débarquer Giulia, mais sa mère se contenta de me proposer de m’assoir et m’offrit un verre d’eau. Elle déposa les deux verres sur la table et s’assit sans dire un mot, toujours en me considérant attentivement. Elle semblait avoir la capacité de rester étonnamment longtemps sans ciller.
« Et… Giulia, elle va bien ? » demandai-je pour rappeler à mon interlocutrice les raisons de ma visite.
« Si. »
Et ce fut tout... De plus en plus mal à l’aise, j’ajoutai : « Et… elle est où ? »
La signora Capelli finit par réagir.
« A… à la bibliothèque municipale. »
« On avance… » me dis-je en mon fort intérieur...
Je me mis donc en quête de cette bibliothèque, prêt à abandonner si elle était trop éloignée, l’espérant presque aussi car mes démarches commençaient à m’apparaître pour ce qu’elles étaient peut-être : absurdes. Un passant m’indiqua obligeamment le chemin, mettant fin à mes atermoiements.
Dans la grande salle de lecture, je reconnus tout de suite les cheveux d’un noir profond, les épaules maigres et le cou fin presque trop long de Giulia vue de dos… Je m’approchai silencieusement. Sans surprise, elle était en train de lire. « Storia dei veleni » indiquait la couverture de l’ouvrage qu’elle consultait, et en me penchant discrètement sur le côté, je parvins même à lire le sous-titre : « Da Socrate ai giorni nostri ». L’illustration représentant un flacon rempli d’un inquiétant liquide verdâtre flanqué d’un crâne confirma mon hypothèse quant au sens du mot « veleni ».
« Tu comptes empoisonner quelqu’un ?... Moi, peut-être ?… »
Giulia sursauta. Ses yeux s’étrécirent quand elle me reconnut. A vrai dire, elle ne semblait même pas particulièrement surprise.
« T’empoisonner ?... Mais tu mérites une mort bien plus cruelle… Je pensais plutôt t’arracher les yeux et te les faire manger…
- Je vois qu’on est prêt à repartir sur de bonnes bases… Moi aussi, je suis content de te revoir… » répliquai-je en m’asseyant sur la chaise la plus proche. « On dirait que tu as drôlement progressé en français ! C’est pas vraiment grâce à moi...
- Que stronzo !... Heureusement que j’ai progressé en sept mois ! Je passe mon « esame di Stato » à la fin de l’année ! »
Je ne parvenais pas à déterminer si la jeune Italienne était fâchée ou flattée que je sois venue la voir… Je justifiai donc mon silence des derniers mois en expliquant que je ne pensais pas avoir l’occasion de la revoir et que j’avais eu du mal à obtenir ses coordonnées de la part de ma sœur…
« Di male in peggio ! Deux explications, ça fait une de trop ! La vérité, c’est surtout que tu as déjà une copine ! Tu viens de chez elle, à Firenze !
- Mais comment… ? »
Je ne terminai pas ma question… Virginie, bien sûr !
« C’est donc vrai ? » demanda Giulia avec une légère ironie.
« Ecoute, commençai-je découragé, je ne sais pas ce que Ginny a pu te dire… Mais oui, c’est vrai, j’ai passé la dernière semaine avec elle. On était déjà ensemble quand je t’ai rencontrée la première fois… Enfin, ensemble… En tout cas on baise ensemble, et si tu veux tout savoir, elle aussi se tape des mecs en mon absence et j’en ai rien à foutre !! »
Plusieurs visages réprobateurs se tournèrent dans notre direction car j’avais élevé la voix bien au-dessus du murmure réglementaire en ces lieux. Giulia se contentait de me regarder de son air tranquille.
« Bon, je crois que c’était une erreur de ma part de venir ici… Je comprends… Désolé du dérangement et le bonjour à ta famille… » égrenai-je rapidement en me levant déjà…
Mais avant que j’aie eu le temps de tourner les talons, Giulia me demanda le plus naturellement du monde :
« Tu connais la Torta russa ?
- La… torta russa ? répondis-je décontenancé. C’est… une sorte de tarte, j’imagine ?
- Toi aussi, tu as fait de sacrés progrès dans la langue de l’autre ! ironisa Giulia. La torta russa, c’est LA spécialité de Vérone… Ça te tente ?
- Heu… oui ! m’entendis-je lui répondre.
Dans la meilleure pasticceria de la ville où nous nous installâmes pour la dégustation, la « torta russa di Verona » s’avéra être un étouffe-chrétien particulièrement délicieux.
« Torta russa… c’est bizarre un nom pareil, pour la spécialité d’une ville de Vénétie ! fis-je remarquer plus par désir de relancer la conversation que par réel intérêt.
Giulia m’expliqua que certains attribuait le nom de ce gâteau à sa ressemblance avec une chapka russe, mais que pour d’autres, la véritable explication était à rechercher dans l’histoire d’un Véronais exilé à Odessa au XIXème siècle. Il devint cuisinier sur un bateau de la marine impériale, et revint au bout de quelques années dans sa ville natale où il popularisa la recette de ce gâteau qu’il avait découvert pendant son séjour.
« Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser un Véronais à partir pour Odessa à cette époque? »
Giulia ouvrit la bouche, s’apprêtant vraisemblablement à répondre qu’elle n’en savait rien, mais une lueur mutine s’alluma tout à coup dans son regard. Le jeu commençait, ou peut-être ne s’était-il jamais arrêté :
« Il est parti… à cause d’une femme !... lança-t-elle avec une ironie dont moi et mes frasques florentines étaient la cible évidente.
- Bien sûr, c’est toujours comme ça ! C’était un Italien après tout ! fis-je avec un clin d’œil… Mais qui était cette femme ?... Pas la sienne, j’imagine ?
- Si… Non ! corrigea Giulia. Cette femme était celle d’un autre, et c’était bien là le problème…
- …Du coup, désespéré, bien qu’aimé de cette femme, et dans l’impossibilité de la revoir, car elle était l’épouse d’un des principaux notables de Vérone, il décida…
- …de mettre fin à ses jours ! me coupa Giulia, profitant de mon hésitation. C’était un de ces hommes pour qui la vie, c’est tout, et tout de suite. Il était persuadé qu’il ne retrouverait jamais une femme comme celle-là et que tout ce qu’il connaîtrait dans sa vie en matière d’amour ne serait que le pâle reflet de ce qu’il avait vécu avec elle.
- Et sur ce point il avait raison…
- …Aussi quitta-t-il définitivement Vérone, bien décidé à mettre fin à une vie qui n’avait plus de sens... C’est ainsi qu’il s’engagea dans l’armée bulgare… Or il y avait une guerre entre la Bulgarie et la Russie, à cette époque…
- Pffff… Absolument n’importe quoi, mais admettons… raillai-je. Donc il s’engage dans l’armée bulgare, décidé à mourir héroïquement au combat, perspective d’autant plus probable que le petit pays n’a aucune chance face à l’ours russe… Peut-être parce qu’il est étranger, ou peut-être sans raison particulière, le voilà affecté sur le « Vassili Levski », seul cuirassé de guerre de l’armée bulgare (Giulia pouffa devant mon inventivité).
- Et ce qui devait arriver arriva. La bataille commence et la petite flotte bulgare ne fait pas le poids. Le capitaine du « Levski » pourrait faire demi-tour, chercher un refuge dans une crique, se rendre… mais c’est un patriote pour qui la liberté et l’indépendance de la nation ne sont pas des vains mots… Aussi se précipite-t-il sans hésitation vers l’armada du Tsar, dans un acte de… comment dire… un atto di sublime sacrificio…
- … Exactement ! Mais c’est alors qu’un obus russe tombe en plein sur la chaudière du «Vassili Levski », et c’est l’explosion, énorme… Le bateau est projeté à plusieurs mètres de hauteur, puis retombe, sa coque déchirée de part en part dans une immense gerbe de flammes et d’eau. Luigi, le petit Véronais, tombe dans la mer. Le naufrage a été si violent et rapide qu’il est le seul survivant…
- Chance ou malchance, Luigi est sauvé par l’ennemi. Il est conduit sur le navire amiral de la flotte russe, devant le général en chef, car Luigi, en tant qu’italien, est une sorte de curiosité pour ces hommes. Le général se demande ce qu’il va bien pouvoir faire de lui…
- Luigi pourrait se mettre à hurler « Vive la Bulgarie ! », « Morte allo zar ! » ou «Съединението прави силата » [mots incompréhensibles], la devise bulgare qui signifie «La liberté ou la mort ! » (là, Giulia se mit à rire franchement). Après tout, rappelons que Luigi était décidé à mourir… Mais subitement, il n’est plus aussi pressé d’en finir avec la vie…
- …C’est que dans le bureau du général où il est reçu, il y a un portrait, celui d’une magnifique jeune fille. Luigi en tombe instantanément amoureux. Oh, pas comme il le fut de la femme du bourgeois de Vérone ! Il sait que cela ne se reproduira plus jamais... Mais suffisamment pour que cela rende l’idée de sa mort prochaine beaucoup moins supportable… (Je sifflai entre mes dents pour marquer mon approbation devant le rebondissement imaginé par Giulia).
- Mu par une inspiration subite, continuai-je, ou peut-être guidé par Aphrodite, Luigi prétend être cuisinier dans le civil. C’est complètement faux : tout au plus sait-il préparer une pizza assez correcte et faire cuire des pâtes ! Mais pour ces hommes rudes et fascinés par l’Occident que sont le général et ses hommes, un Italien est forcément un expert en gastronomie. Luigi est donc engagé en tant que cuisinier principal du vaisseau amiral de la flotte russe ! Il faut dire que le titulaire du poste est mort deux semaines plus tôt et qu’il a été remplacé par un soldat d’origine kazakh qui ne sait pas cuisiner autre chose qu’une masse informe et gélatineuse qu’il prétend être un bouillon de nouilles à la graisse de mouton…
- …Luigi est un petit malin ! Et comme il a une bonne mémoire, il se souvient de l’époque où il traînait dans les jupes de sa mère pour chiper un reste de pâte à tarte ou lécher le bol qui avait servi à confectionner une mousse au chocolat… Il se souvient ainsi des gestes de sa « mama » et parvient à les reproduire. Les marins et officiers russes, écœurés par la graisse d’agneau, sont aux anges, persuadés de compter un grand cuisinier italien à leur bord. Encouragé par ses succès, Luigi reproduit le délicieux gâteau que sa mère faisait à l’occasion de la fête de Saint-Antoine de Padoue. A-t-il fait une erreur de cuisson ou oublié quelque chose, mystère, toujours est-il que le résultat est curieux… Le gâteau est monté trop haut et sa forme est asymétrique. Alors Luigi prétend qu’il a adapté une recette de gâteau italien pour le faire ressembler à une chapka, en hommage à la glorieuse armée russe. Il en faut peu pour que le petit véronais ne soit porté en triomphe par l’équipage. Le général en chef est tellement satisfait qu’une fois la guerre terminée, il décide de faire du prétendu maître queux son cuisinier personnel…
- Je te vois venir, Giulia ! Le loup est dans la bergerie, et Natasha toute proche dans la chambre à coucher ! Met avis que le maître « queue » ne le sera pas que dans la cuisine!... Luigi va bientôt savoir si l’âme slave est aussi démonstrative qu’on le dit…
- On n’a jamais dit que la fille du général russe s’appelait Natasha !... Mais c’est pas si mal, en vérité... Va pour Natasha !…
Je vous ferai grâce de l’intégralité de l’histoire à quatre mains, deux bouches et autant de cerveaux torturés que nous inventâmes... Je vous dirai juste que cet échange continua plusieurs heures, se poursuivit tard dans la nuit, et reprit même au petit matin, après que nous eûmes fait l’amour dans la chambre de Giulia dans laquelle elle m’avait fait entrer par le balcon. Pour le reste, je vous renvoie au recueil de nouvelles que la jeune fille, devenue écrivaine, fit paraître des années plus tard, et dont le premier récit se nommait «Luigi et l'invention de la tarte russe »… Giulia affirma même par la suite que c’est lors de cette nuit qu’elle découvrit sa vocation de romancière…
Lors de cette nuit de Vérone, Giulia me raconta également son histoire, bien réelle celle-là. Elle me parla de sa mère, « la pazza », c’est-à-dire la folle, et de Romu... Pour que rien ne soit tu, je lui révélai que je connaissais déjà cette dernière histoire pour l’avoir lue dans son courrier. Elle ne m’en tint pas rigueur, plaisantant sur le fait que j’étais tout à fait le genre de « moccioso » à fouiller dans le sac des filles et à lire leurs lettres. Si Luigi, le génial inventeur de la « torta russa » était de ceux capables de mourir et peut-être de tuer par amour, ce n’était pas le cas de Romu, et heureusement dans le fond... Epuisé par la vie d’immigré clandestin, sans espoir de revoir Giulia surveillée en permanence par sa famille, il était retourné au Bénin… La jeune fille avait réalisé que les amants maudits qui préfèrent l’amour à mort à la vie, cela n’arrive que dans les tragédies romantico-médiévales écrites par un Anglais qui n’existe peut-être même pas...
Etant la générosité même, elle préférait donner que recevoir, y compris dans les moments les plus intimes. Ce qui l’excitait, c’était son propre dévouement. Dans une autre vie, elle aurait certainement été infirmière de guerre et aurait veillé jour et nuit un jeune soldat à l’avant-bras emporté par un éclat d’obus qui aurait fini par lâcher la photographie d’une jeune blonde à laquelle il s’agrippait depuis son arrivée dans l’hôpital de campagne pour confier sa main fiévreuse à celle de Giulia pendant que le chirurgien retirerait les shrapnels grêlant son visage. Et quand il aurait été tiré d’affaire et au commencement d’une longue et douloureuse convalescence, elle l’aurait aidé à boire, à manger et à accomplir tous les gestes de la vie quotidienne qu’il ne pouvait plus effectuer seul… Et n’en déplaise aux donneurs de leçons, elle l’aurait même branlé avec la même innocence… Qui aurait pu le lui reprocher ? Après la guerre, la femme blonde de la photo se serait effondrée devant son fiancé au visage dévasté. « Je ne peux pas » aurait-elle dit d’un air désolé quand il aurait voulu l’embrasser… Le jeune soldat serait donc retourné voir Giulia pour lui demander sa main, et elle aurait dit oui, car elle seule voyait ses doux yeux bleus dans sa gueule cassée. Ils auraient été heureux… Et pourquoi non ?... Je sais ce que vous vous dites : encore un récit digressif ! Mais c’était notre façon de fonctionner avec Giulia !
Je passai trois jours et trois nuits à Vérone : La journée, Giulia séchait les cours et me retrouvais à la Biblioteca Civica. Parfois, nous allions nous promenons le long de l’Adige ou dans le jardin de la Piazza Bra, en face des arènes. Nous y discutions de tout et de rien et inventions de nouvelles histoires à deux voix. Dans la journée, nos rapports ressemblaient à ceux d’amis, voire de simples condisciples en train de préparer un exposé. Tout au plus m’arrivait-il de lui prendre la main quand nous allions jusqu’au Lungadige San Giorgio le long de la rivière. Le soir, elle regagnait la grande demeure de la via Capello, et quelques heures plus tard, je m’introduisais dans sa chambre par le balcon.
Giulia pouvait vocaliser sans craindre de réveiller ses parents, ceux-ci occupant une chambre à l’opposé de ce véritable palais et sa mère dormant à l’aide de somnifères. Si la jeune Italienne pouvait passer dans la vie de tous les jours pour une fille réservée, très loin du cliché des Transalpins démonstratifs et intarissables, dans l’intimité, elle était d’une surprenante volubilité... C’est bien simple, elle ne pouvait faire l’amour sans parler, sans que je comprenne d’ailleurs vraiment son babil quasi continu prononcé mezza voce dans un sabir franco-Italien... Une vanne en elle semblait s’être ouverte, le jour avec nos histoires, et la nuit avec d’autres mots et d’autres gestes…
Nous prîmes ainsi soin l’un de l’autre et transformâmes nos maux en mots (facile, celle-là, mais inévitable !). Puis vint le jour de mon retour à Lyon. A peine avachi dans un fauteuil du train que je m’endormis d’un sommeil si lourd que je faillis louper ma correspondance.

Annotations