Donimo (1ère partie)
Dès la rentrée universitaire, je fus vite à nouveau submergé par l’ennui et la solitude. Mon rythme de travail s’accentua très nettement à l’approche des partiels. Je continuais à voir régulièrement Luc, la plupart du temps sans Sandra, souvent en déplacement pour cause de stage. J’eus quelques nouvelles d’Audrey et lui laissai entendre que mon séjour à Vérone s’était bien passé mais elle ne chercha pas à en savoir plus… C’était pourtant elle qui m’avait poussé à y aller… Le temps fila et après les résultats -plutôt rassurants- de mes partiels du dernier trimestre, je pris le temps d’écrire un long message à Audrey… Je ne reçus aucune réponse. Dans un premier temps, je me refusai à la relancer, mais mon ressentiment fit bientôt place à l’inquiétude… Peut-être n’allait-elle pas bien ? Je contactai Sandra et Luc pour en savoir plus. Eux non plus n’avaient pas eu de nouvelles récentes en-dehors d’un mail très court dans lequel Audrey s’excusait de son manque de réactivité dû à son travail… Ces informations me tranquillisèrent quelques temps, mais le silence se prolongeant, je fis ce que je m’étais d’abord interdit : récrire à Audrey. Elle ne répondit à aucun des messages que je lui envoyai. Un mauvais pressentiment s’insinua à nouveau en moi, et ce qui n’arrangeait rien, Luc et Sandra semblaient également injoignables…
Je finis par exposer mes inquiétudes à Giulia avec qui je correspondais régulièrement. «Tu es sûr qu’elle n’a pas rencontré quelqu’un ? » me répondit-elle. Je ne lui avais pas fait mention de Scopratore, et pourtant elle en arrivait à la même conclusion que moi. Était-ce vraiment si étonnant ? Audrey avait-elle d’ailleurs jamais cru à ses propres résolutions vis-à-vis du professeur ? Et moi, comment avais-je pu croire que je serais de taille à rivaliser avec un homme pareil, moi, obscur petit étudiant provincial sans relief ? Qu’une fille comme Audrey se soit intéressée à moi était déjà difficilement compréhensible… J’aurai au moins eu la chance de côtoyer son aura fulgurante avant de retomber dans la médiocrité !
Un détail m’étonnait malgré tout : Qu’est-ce qui aurait empêché Audrey de reprendre sa liaison avec Scopratore sans rompre avec moi ? Mon amie m’avait déjà prouvé que la bigamie ne lui posait pas problème, et ce n’est pas comme si nous formions un couple traditionnel… Mais la réponse à ma question m’apparut vite évidente : Audrey avait pris conscience que sa relation avec cet homme était d’une toute autre nature que ce qu’elle avait connu jusque-là. On ne pouvait pas mettre sur le même plan Scopratore et ce camarade de promo avec qui elle couchait en même temps qu’avec moi pendant sa première année de fac… Qu’Audrey renonce à son indépendance pour le professeur n’était pas si extraordinaire après tout : elle n’aurait pas été la première à troquer l’exigence absolue de liberté contre l’admiration éperdue pour un « grand homme »…
Peut-être même Scopra finirait-il par quitter sa femme malade… Il pouvait très bien divorcer pour épouser Audrey. Qui pourrait le lui reprocher, vu la situation ? C’était un homme séduisant et encore relativement jeune. Audrey remiserait ses rêves de carrière dans la recherche pour vivre dans l’ombre de la célébrité locale. Ils auraient des enfants qu’ils élèveraient dans une maison d’Arcetri, quartier cossu où Florence ressemble déjà à la campagne toscane… Mon ex-amie règnerait sur son petit domaine, à quelques centaines de mètres seulement de San Miniato al Monte. Se souviendrait-elle qu’elle en avait fait l’ascension quelques années plus tôt avec un petit étudiant en informatique pour qui ces moments constitueraient les souvenirs les plus heureux de sa vie ? Repenserait-elle au Lac des Sapins et aux jeux de sa folle jeunesse ? Tout cela devait lui sembler déjà loin.
Et Luc et Sandra ? Eux non plus n’étaient pas très clairs et je les soupçonnais même de filtrer leurs appels ! Quand je leur avais téléphoné d’une cabine, ils avaient tout de suite répondu, alors que je n’arrivais jamais à les joindre depuis chez moi… Il y avait d'ailleurs comme un léger malaise dans la voix de Luc. J’étais peut-être le seul à ne pas être au courant pour Audrey et Scopra, le parfait dindon de la farce en somme !
Et puis un samedi du mois de mai, après le morne déjeuner familial, comme ma sœur ne quittait pas la cuisine rapidement comme elle le faisait habituellement, je sentis qu’elle voulait m’adresser la parole mais attendait le bon moment pour le faire, ce qui ne me disait rien de bon…
« Tu vas voir Audrey, cette après-midi ?... » finit-elle par me lancer.
Après quelques secondes d’incompréhension, je répliquai :
« Je pense que ça va être un peu juste pour faire un saut à Florence et être de retour ce soir, donc non…
- Tu sais pas qu’elle est à Lyon en ce moment ? »
J’essayai d’analyser rapidement la situation… De deux choses l’une : soit ma sœur se trompait, soit elle cherchait à me tromper...
« Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Je l’ai vue, banane !
- Tu as confondu avec quelqu’un d’autre. Audrey est à Florence.
- Ah, excuse-moi, ça doit être sa sœur jumelle que j’ai vu à La Part-Dieu, alors… »
Et sans me laisser le temps de répliquer, elle sortit de la pièce le sourire aux lèvres… A l’époque, j’avais déjà assassiné en pensée ma sœur de toutes les façons possibles, mais ce jour-là, j’ai failli commettre un vrai meurtre…
« Connasse… », me contentai-je -heureusement- de murmurer entre mes dents… Je cherchai à me persuader que Virginie tentait juste de faire ce qu’elle savait faire le mieux : foutre la merde. Mais elle avait instillé en moi le poison du soupçon. Je parvins à joindre Luc sur son portable. Une nouvelle fois, il ne semblait pas très à l’aise.
« Tu savais qu’Audrey était à Lyon ? » lui demandai-je abruptement.
- …Qui t’a dit ça ? »
- L’important, ce n’est pas de savoir qui me l’a dit, mais si c’est vrai ! J’aimerais bien que vous arrêtiez de vous foutre de ma gueule ! » terminai-je presque en hurlant.
« Personne ne se fout de ta gueule !... Audrey a juste fait un aller-retour. C’était pas prévu mais sa mère déprime sans sa fille, avec ses problèmes de santé… Audrey a trouvé un billet de train en promo de dernière minute. Sandra l’a appelée par hasard il y a quelques jours, c’est comme ça qu’on l’a su…
- Mouais… »
L’histoire de Luc était plausible. D’après lui, Audrey avait énormément de travail, ce qui expliquait le peu de nouvelles qu’elle donnait… toujours la même explication bateau… S’étaient-ils mis d’accord pour me fournir la même excuse ?
Je mourais d’envie de poser mille questions à Virginie : Comment était Audrey quand elle l’avait croisée ? Avait-elle l’air heureuse ?... Était-elle seule ?... Comment était-elle habillée ?...
« Comme une pute. Tu la connais, non ? » aurait certainement rétorqué ma sœur, et je ne voulais pas lui donner ce plaisir… Je me résolus donc à téléphoner à la locanda de Florence. Je vais certainement donner l’impression aux plus jeunes que je parle d’un autre millénaire -et c’est vrai à une ou deux années près- mais à l’époque, quand on était jeune et qu’on voulait passer un coup de fil international, c’était compliqué… La première solution consistait à appeler depuis une cabine pour une somme délirante et une qualité de réception déplorable… La deuxième à utiliser en cachette le téléphone familial… et à se faire massacrer pas ses parents à la réception de la facture, elle aussi astronomique… Que valait-il donc mieux ? Mourir une bonne fois pour toute ou continuer à subir la torture du silence d’Audrey pendant des mois ? Je profitai d’un soir où mes parents regardaient la télé pour appeler discrètement la locanda. Le propriétaire m’expliqua que mon amie n’était pas là, mais entre la qualité moyenne de la ligne, la peur de me faire choper et ma maîtrise imparfaite de l’italien, je ne compris pas les raisons qu’il donna à cette absence. Il semblait en tout cas très surpris de mon appel, ce qui confirmait mes appréhensions. Audrey avait-elle déjà emménagé avec Scopratore ?
Me vint alors une idée audacieuse, le genre qui risquait de me faire passer pour un monumental connard si mon amie n’avait rien à se reprocher, mais comme aucune autre démarche constructive ne me venait en tête et que tout semblait préférable à cette attente stérile, je décidai d’aller rendre visite à ses parents. Une telle démarche pouvait les conduire à s’inquiéter inutilement ou à se poser des questions gênantes à propos de leur fille, et ça, c’était typiquement le genre de choses qu’Audrey ne me pardonnerait pas. « Je déteste par-dessus tout qu’on me force la main ! »… Des années plus tôt, alors que j’étais à peine un adolescent, c’est le message qu’elle avait écrit à son copain de l’époque en guise de rupture après que ce dernier ait eu la mauvaise idée de demander à une copine d’intervenir en sa faveur dans un différend mineur entre eux …
Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu la jolie maison d’Audrey car depuis qu’elle avait pris un appartement en centre-ville, c’est là que nous nous rencontrions. Malgré mes coups de sonnettes répétés, personne ne répondit. Je m’apprêtais à quitter les lieux quand une voisine s’adressa à moi.
« Vous cherchez les S*** ?... Vous ne les trouverez pas, ils sont en Allemagne ! »
La dame ajouta que toute la famille s’était rendue dans ce pays en raison des ennuis de santé de Mme S***. Je la remerciai et partis. La mère d’Audrey avait donc fait une rechute ? Elle était d’origine allemande et avait vécu en Allemagne les vingt premières années de sa vie. Il pouvait sembler assez logique qu’elle soit allée s’y faire soigner. Peut-être même était-elle dans un état désespéré et voulait-elle se rapprocher des lieux de son enfance pour mourir ?… Cela expliquerait que toute la famille soit du voyage… Mais pourquoi ne pas m’avoir mis au courant ? Peut-être était-ce tellement douloureux qu’Audrey ne voulait pas m’en parler…
C’est horrible à dire, mais ces nouvelles me rassurèrent : Mon amie n’avait donc pas recommencé à voir son professeur. Quelques temps plus tard, je révélai à Luc ce que je savais mais il m’apprit qu’il était déjà au courant. Il ne connaissait pas exactement la gravité de l’état de la mère d’Audrey mais ça avait l’air sérieux. Audrey avait demandé à nos amis de ne rien me dire pour que cela ne me perturbe pas dans la préparation de mes partiels. Tout s’expliquait enfin ! Je ressentais malgré tout une certaine amertume que mon amie ait préféré mettre Luc et Sandra dans la confidence plutôt que moi… Pensait-elle que je ne pourrais constituer un soutien pour elle dans cette épreuve ? Il me fallait lui montrer que je pouvais être à la hauteur de la situation, et je pris alors une résolution un peu folle : Je décidai de la rejoindre ! Ce n’était pas infaisable : Je savais à peu près où habitaient les grands-parents d’Audrey en Allemagne et connaissais le nom de jeune fille de sa mère… Il ne me fut pas très difficile de trouver l’adresse exacte sur Internet…
J’annonçai à mes parents que je ne rentrerais pas avant quelques jours car j’allais m’installer pour la semaine chez un copain qui déprimait à cause d’une déception amoureuse (je me demande où j’allais chercher tout ça !…). Ils se contentèrent de me rappeler que je devais être à la maison le weekend suivant pour l’anniversaire de mon grand-père. N’ayant pas les moyens de me payer un billet de train pour l’Allemagne, je décidai de recourir au stop. Autant dire que pour un trajet de 600 kilomètres à travers deux pays dont un dont je ne connaissais pas la langue, sans être très sûr de mon point de chute et avec peu de monnaie en poche, c’était de la folie furieuse, mais à l’époque, cela me sembla tout à fait réalisable (et le pire, c’est que ça l’était…).

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