Chapitre 1 - Etrangers (1/3)

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Peter Mortelande

Wahltsahra, désert du sud, Plutonium

Un soleil brûlant s’étendait sur la grande ville. Aussi loin que pouvait porter le regard, de longues langues de brumes troublées s’élevaient des chemins poussiéreux concourant devant l’impressionnante porte d’un bronze rouillé par le sable et le soleil.

Une foule immense patientait en s’étirant dans le brasier. C’était un brouhaha de langues rudes et rauques. On y cherchait des enfants, hélait des hommes, bousculait des femmes, s’y voyait parfois dérober quelques affaires par d’habiles voleurs habitués aux bousculades des entrées d’été. Vêtus de plastrons en vieux cuir laissant entrevoir leur peau hâlée par le chaud soleil et de catogans retenant leurs longues chevelures d’un noir de jais, des gardes chevauchaient parmi la foule en écartant du bout du pied manants et badauds. Malgré la lenteur de leurs montures, fourbus par la chaleur, ils forçaient le respect, leurs vieux sabres claquant contre les selles ramollies par la chaleur.

Tout en observant du coin de l’œil une altercation avec un enfant, Peter se laissa happer par le flot régulier d’étrangers qui tentaient de rentrer dans Wahltsahra. Bien que la chaleur était étouffante, même pour lui pourtant habitué aux travaux extérieurs, il s’efforça de ne rien laisser paraître, son visage protégé par la capuche à larges bords de la cape de voyage en tissu léger qu’il avait réussi à se procurer dans une oasis, un peu plus au nord. Les rênes d’un puissant hongre noir dans la main, il patientait, se laissait bousculer, parfois insulter dans cette langue qu’il ne maîtrisait pas mais dont il en comprenait à présent le sens.

Enfin, après de longues heures de patience, il discerna l’imposante porte donnant accès à la ville basse. Deux soldats examinèrent les nouveaux arrivants, fouillèrent leurs sacoches, détaillèrent leurs visages… Peter sentit une pointe glacée lui transpercer l’estomac. L’un d’entre eux l’interpella brusquement :

— Asm ? Aliasm al'awal ? (1)

Il retint de justesse un long frisson.

— Peter. Peter Mortelande, répondit-il machinalement, ayant observé auparavant ses prédécesseurs opérer.

Le soldat face à lui fronça les sourcils, le visage sévère et il se surprit à prier intérieurement pour que sa réponse n’ait pas été déplacée mais, heureusement, l’autre reprit, dans la foulée :

— Akhlae qilansuat algharayb hataa 'araa wajhak alqabiha. (2)

Il ne comprit pas. Il avait beau essayer de se remémorer à quoi cela pouvait bien correspondre et observer autour de lui à la recherche d’une aide quelconque, il ne comprenait pas, désemparé. Le soldat face à lui sembla perdre patience. Il aboya quelques mots à l’intention d’un autre homme derrière lui et ce dernier s’avança d’un pas brusque afin de retirer sans ménagement l’étoffe de la tête de Peter.

— Min al'afdal... ricana le soldat, alan yumkinuni ruyat wajhik alsaahir ... Burj aljawza' , la rijala ? (3)

Sa question n’obtint aucune réponse mais un concert de ricanements lui assura qu’il avait été compris. Reportant son attention sur Peter, il reprit, d’une voix à nouveau sévère :

— Taeal, tufadil ! La ealaqat lana bihadha fi yawmina hadha… Wadih ! (4)

Avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre geste, Peter sentit une poigne ferme enserrer son bras et le projeter en avant. Il n’en conserva son équilibre que de justesse, évitant la chute sous un nouvel éclat de rires moqueurs. Il ne put s’empêcher de jurer entre ses dents mais, fort heureusement pour lui, aucun des hommes autour ne parut comprendre ses paroles, murmurées à la va-vite. Se retournant en direction de son cheval, il le héla donc rapidement et vint à nouveau déposer son capuchon sur son visage. Au moins, était-il passé et c’était là le principal…

Peter chemina un long moment - qui lui sembla une éternité - à travers les ruelles de la ville basse, se frayant difficilement un chemin à travers l’épaisse foule de badauds braillards qui encombrait les allées. Il n’était encore jamais venu dans cette cité qu’il ne connaissait que de nom, et de réputation. Warin la disait malsaine, mais offrant d’innombrables possibilités de fuite à tous ceux qui y mettaient les pieds, tant que l’on y ajoutait l’argent. Or, c’est ce dont il avait besoin. Et rapidement. Cela faisait plus d’un an à présent qu’il la recherchait et la traquait sans relâche et il n’avait encore pu trouver la moindre trace de sa présence. Nulle part. Un vrai fantôme. Toutefois, une conversation surprise une nuit au coin du feu d’une oasis lui avait appris d’étranges mouvements dans la zone militaire de Vénia et il espérait secrètement que ceux qui s’y trouvaient détiendraient peut-être quelques informations qui lui auraient échappées.

La foule était dense et ce, malgré le soleil implacable qui continuait de chauffer en descendant dans le ciel. Les longues rues qui remontaient de l’unique grande place étaient bordées d’étals et de marchands en tous genres et, tout en réfléchissant, Peter se laissa aller à la contemplation des étoffes, animaux, épices et femmes de bonne facture que l’on exposait sans vergogne. La foule se pressait, se poussant et se repoussant de l’épaule, jouant des coudes pour parvenir aux premiers rangs de tel ou tel exposant dont la réputation n’était plus à faire ou dont l’appel sonnait bien. Mais bien loin de l’engouement général, Peter tira à nouveau sur la bride de son cheval afin de presser le pas, désireux de mettre le plus de distance entre lui et le reste de la cité dépravée.

Enfin, apparut l’enseigne brinquebalante d’une auberge. En nage à cause de l’effort qu’il venait de fournir et de la chaleur suffocante de l’air ambiant, Peter ne put retenir un soupir d’aise en percevant l’ombre du préau et la gerbe d’eau fraîche d’une fontaine poussiéreuse desservant l’abreuvoir des chevaux harnachés là. Il pressa donc le pas et vint solidement attacher les rênes de sa monture. Il n’y accordait pas beaucoup d’intérêt – puisqu’il s’était contenté de l’« emprunter » à une caravane de passage – mais la puissance de sa musculature et sa naissance dans le désert de Plutonium en faisait un animal vaillant et monnayant un bon prix dans une cité portuaire et marchande comme Wahltsahra.

Profitant de l’aubaine de l’eau délicieusement froide pour se désaltérer et décrasser son visage, Peter entreprit de réfléchir à la suite des évènements. Un an désormais qu’il avait quitté la Tour. Un an que la débandade de l’explosion des blocs lui avait permis de s’échapper, et de laisser là-bas son plus fidèle allié. Un sacrifice nécessaire, songea-t-il. Mais il ne parvenait même plus à se tromper lui-même : la culpabilité le rongeait encore, même un an après. Il revoyait encore son visage avant d’accepter ses mains pour se hisser, revoyait sa posture puissante et gracile lorsqu’il s’était armé pour attendre les soldats du bloc, entendait encore les coups de feu lorsqu’il chutait dans les profondeurs de l’océan… Et tout ça pour quoi ?

Tandis qu’il œuvrait tranquillement, perdu dans ses sombres pensées, ressassant ses souvenirs, Peter ne vit tout d’abord pas les deux hommes sortant de l’arcade de l’auberge en riant à gorges déployées. A la vue du jeune étranger face à eux, ils cessèrent instantanément tout mouvement. Peter se figea à son tour. Les trois hommes se toisèrent un instant du regard. Peter hésita. Il n’avait pas prévu de lutter contre qui que ce soit mais il restait méfiant. Il sentit les pulsations de son cœur accélérer brusquement au fond de sa poitrine, déversant un flot de liquide incandescent dans ses veines.

Contrôle-toi, se somma-t-il pour lui-même.

Il se passa encore quelques secondes pendant lesquelles les deux hommes observèrent l’étranger en silence puis, jugeant sans doute qu’il n’en valait pas la peine, ils s’éloignèrent dans la ruelle en conversant à nouveau, à voix basse cette fois-ci, et Peter ne put contenir un frisson en sentant le dernier regard qu’ils lui lancèrent en contournant le coin du bâtiment avant de disparaître.

Le jeune homme sentit une faible pression s’échapper de ses muscles. Il relâcha ses épaules et plongea à nouveau son visage dans l’eau claire et fraîche de la fontaine. Il avait vraiment besoin de se détendre, toute cette histoire était en train de le rendre fou. Tout en se redressant, il prit le temps d’observer son reflet dans les carreaux de la fenêtre face à lui. Certains le disaient plus jeune de physique que son âge véritable mais celui lui importait peu puisqu’il se sentait déjà sûr de lui et assez fort de son passé pour réussir ce qu’il avait entrepris il y a un an. Il s’en sentait redevable. Pour Thomas. Et tous les autres.

Inspirant donc profondément, il se décida enfin à pénétrer à l’intérieur de l’auberge. Il y faisait terriblement chaud, à l’image de l’extérieur des ruelles de la ville basse, et une épaisse fumée grisâtre dissimulait les chandeliers suspendus au plafond de terre cuite. Peter s’avança parmi les joueurs de dés et les buveurs de liqueurs sans prendre la peine de s’intéresser aux regards curieux et aux chuchotements méfiants des attablés. Néanmoins, il savait qu’il se tenait prêt. Prêt à dégainer les armes qu’il dissimulait sur lui et qu’il maniait à la perfection depuis sa plus tendre enfance – sans pour autant se souvenir d’où il pouvait bien tenir cette étrange éducation -.

Parvenu à une table un peu reculée du bar, il tira à lui une chaise et s’installa. Derrière le petit comptoir en bois poli, l’aubergiste lui jeta un coup d’œil méfiant, posa la chope qu’il essuyait et se tourna afin de tirer d’un tonneau un épais liquide ambré et mousseux. D’un geste sûr, il fit glisser le verre jusqu’à un soldat dont le regard fixait également le nouveau venu avec intensité. Près de lui, les chuchotements avaient repris et allaient bon train entre les hommes attablés mais Peter eut beau tendre l’oreille, il ne perçut que quelques bribes de phrases incohérentes et ponctuées de mots de langues inconnues. Légèrement inquiet à cette idée, il jeta un bref coup d’œil alentour afin de sonder l’espace. Aucun doute, il était surveillé : plusieurs hommes le fixaient du coin de l’œil, penchés sur leurs tables.

Il commençait à sentir l’irritation et la peur le gagner lorsqu’une présence tira à elle une chaise face à lui et vint s’y asseoir sans autre préambule. Peter dévisagea le nouveau venu avec intérêt. L’homme était grand, d’une peau profondément brunie par le soleil de la mer, ses cheveux noirs formant de longues boucles autour de son visage maquillé de noir. Il semblait avoir facilement la quarantaine sans qu’il fut possible de lui donner un âge exact à cause des nombreux anneaux et tatouages qui ornaient son corps.

— Aubergiste ! appela-t-il en levant un doigt, sans toutefois quitter des yeux le jeune homme.

L’homme leva la tête, tant étonné par l’utilisation de la langue de Terrae que par la présence de l’individu.

— Une chope pour moi et le jeune homme je te prie !

L’aubergiste s’exécuta non sans un froncement de sourcils. Peter attendit patiemment que son interlocuteur se tournât enfin dans sa direction, son sourire le plus cordial aux lèvres, et lançât :

— Alors mon garçon, on est en voyage ?

— Plus ou moins, admit-il dans un murmure.

— Plus ou moins ? répéta l’homme, amusé.

Il souriait toujours, d’un sourire étrange et conspirateur qui fit frissonner Peter. Quelque chose chez cet homme l’intriguait, autant qu’elle l’inquiétait, sans qu’il ne puisse comprendre quoi.

Un mouvement derrière lui capta son attention. Jetant un coup d’œil en arrière, il vit deux hommes vêtus d’étranges accoutrements se lever d’une table ronde, laissant les deux autres observer la situation avec délectation.

Il fronça les sourcils. Mais il n’eut pas le temps d’analyser ce qu’il venait de voir : deux chopes glissèrent devant lui, que le commanditaire réceptionna d’un geste vif. Peter apprécia du regard la rapidité et la précision de l’homme.

— Situ eumlat maediniat saydi, annonça l’aubergiste. (5)

Sans se départir de son sourire, l’homme sortit une petite bourse des pans de sa veste sans manches. Les pièces tintèrent dans le creux des mains de l’aubergiste et il s’éloigna non sans un dernier regard méfiant dans leur direction. L’homme attendit patiemment que l’aubergiste fut hors-de-portée d’oreilles pour tendre l’une des deux chopes en avant.

— Reprenons si tu le veux bien, reprit-il avec un fort accent du sud. Donc tu es de passage dans la région ? Es-tu à cheval ?

Le froncement de sourcils de Peter s’accentua. Cet homme ne lui inspirait décidément pas confiance sans qu’il ne puisse réellement dire pourquoi.

— En effet, se contenta-t-il donc d’éluder.

— Et où comptes-tu aller comme ça petit ? Les déserts ne sont pas faits pour les chevaux. Encore moins les océans. Et Plutonium en comptent beaucoup des déserts et des océans !

L’homme éclata d’un rire qui laissait à supposer qu’il pensait avoir fait preuve d’humour mais sa remarque ne fit même pas esquisser un sourire à Peter qui se contenta de baisser les yeux sur sa chope.

— J’ai des ressources, répondit-il simplement.

L’homme parut soudain fortement intéressé, se redressant sur sa chaise.

— Des ressources ? Quel genre de ressources ?

Peter s’apprêtait à lui répondre lorsque son corps fut secoué d’un long frisson. Quelqu’un ou quelque chose était en train de le fouiller. Il ferma les yeux, sourit, amusé. Ils ne s’en doutaient pas mais ils ne trouveraient rien. En tout cas pas sur lui.

Rouvrant les yeux, il inclina la tête en direction de l’homme face à lui avait de répondre :

— Je pense qu’il s’agit là d’une pure perte de temps. Vous êtes un pirate n’est-ce pas ? Et celui qui est en train de fouiller mes vêtements n’est autre que l’un de vos alliés ?

L’homme sourit, découvrant deux dents serties d’or et de diamants.

— Exactement petit.

— Alors vous devriez conseiller à votre homme de retirer sa main.

— Sinon quoi morveux ?

— Ce n’est pas une menace. Simplement, il ne trouvera rien.

Le pirate éclata d’un rire goguenard. Portant la main à sa ceinture, il dégaina un long sabre incurvé qu’il déposa sur la table en bois.

— Et dis-moi, pourquoi donnerais-je un tel ordre quand il me suffirait d’une poignée de secondes pour m’emparer de ton or et m’échapper de ce bar ?

Peter hocha la tête et tira de sa manche une longue baguette qu’il déposa à son tour avec assurance.

— Je vous le répète : IL ne trouvera RIEN.

Le pirate émit un long soupir agacé en voyant la baguette sur la table. Il siffla quelques notes dans l’air lourd du bar et une silhouette jaillit prestement de sous la table en venant se percher à ses côtés. Le capucin se retourna en direction de Peter et émit un couinement de frustration.

Une Conscience, bien entendu.

Il était rare que des hommes tels que celui qui faisait face à Peter détienne ce genre de pouvoirs car le Lien nécessitait souvent une grande force magique et une longue préparation afin d’être effectuée sans danger, mais il était à supposer que l’homme avait certainement acquis cette faculté très jeune, l’esprit des enfants étant souvent plus simple à séparer que ceux des adultes.

— Je t’écoute maintenant petit. Si je ne peux te voler, que veux-tu ?

Peter détourna son regard de l’animal afin de se replonger dans celui d’un noir d’encre face à lui.

— J’ai besoin d’un droit de passage.

— Un droit de passage ?

— Sur votre navire. Je dois me rendre jusqu’à Kahldjar et, comme vous le disiez si bien tout à l’heure, il m’est impossible de l’envisager à cheval. En revanche, vos navires sont rapides et votre flotte dispose des autorisations nécessaires pour entrer dans la zone fluviale à l’est de la capitale. Je ne demande pas grand-chose, simplement que vous me déposiez là-bas.

— Pas grand-chose hein ? ricana l’homme. Voilà un bien petit mot… Et dis-moi, combien serions-nous rémunérés moi et mes hommes pour ton petit manège ?

— Une belle somme, croyez-moi. La moitié payable d’avance, l’autre une fois arrivés à bon port.

— Je veux quatre-vingt pourcent maintenant.

— Hors de question ! protesta véhément le jeune homme.

— D’accord, alors disons, cinquante pourcent maintenant mais je garde ton cheval en guise de gages.

— Marché conclu.

Sans prendre le temps de réfléchir, Peter tendit une main ferme en direction du pirate. L’homme l’observa un moment, ses yeux étrécis en une fente suspicieuse.

— Tu es un drôle de personnage… fit-il remarquer. Trop bon négociateur mais j’accepte.

Il étendit la main afin de serrer qui lui était présentée.

— Marché conclu donc. Nous lèverons l’ancre demain dès l’aube, ne sois pas en retard.

Peter hocha la tête en signe d’acquiescement.

***

(1) Nom ? Prénom ?

(2) Retire ton capuchon l’étranger, que je puisse voir ton hideuse tête.

(3) C'est mieux... ricana le soldat, maintenant je peux voir ta tête de mage... Un Gemini non les gars ?

(4) Allez, avance le petit ! On n'a pas que ça à faire de notre journée... Dégage !

(5) Six pièces monseigneur, annonça l’aubergiste.

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