Chapitre 1 - Etrangers (3/3)

11 minutes de lecture

Alexander Diaz

Camp de base n°3, quelque part sur Vénia

Les soldats de la seconde section, surnommée la Garde d’Howlite et placée sous le commandement du général Wedge depuis de nombreuses années, étaient considérés depuis l’aube des temps comme étant l’une des parties les plus prestigieuses de l’armée de Vénia. Chargée de veiller à la paix et la sécurité dans la contrée, elle n’effectuait cependant que de très rares sorties en-dehors de la capitale véniane. Ce qui laissait donc sous-entendre que sa présence dans le camp de base numéro trois n’était pas vraiment bon signe.

Vêtu de l’uniforme de sa section et relégué selon les codes d’honneur à la gauche de son supérieur, le commandant Cero, Diaz s’impatientait, les mains nouées dans le dos, les jambes écartées et campées dans le sol. Son regard fit un rapide tour d’horizon sur l’assemblée de soldats amassée autour de la place principale du camp, tous habillés de la combinaison de tissu noir renforcée de cuir de la garnison, l’arme à la ceinture. Aucun ne cillait. Un véritable 

mur facial, dénué de toute expression. Diaz en venait à se demander comment ils pouvaient encore rester eux-mêmes au cœur de toute cette merde – et il n’était plus vraiment sûr de connaître réellement les véritables personnalités de ces hommes -.

L’impressionnant corps de garde fit son entrée dans un concert de pas militaires et d’ordres aboyés dans l’air frais du début de matinée. L’escadron ne comportait qu’une cinquantaine d’hommes, vêtus des uniformes de guerre criblés d’apparats étincelants. Le général, un homme de bonne stature au visage sévère, leva le bras en direction de ses soldats, leur intimant de s’immobiliser dans un nouveau concert d’ordres. D’un geste vif, trahissant son autorité naturelle sur les choses, il s’avança, avec cette conviction propre à tout chef de troupe sûr de ses arrières, et traversa la haie d’honneur toute spécialement conçue pour sa seule présence. Diaz vit le coup d’œil vif passer rapidement en revue chaque homme, sans toutefois qu’il ne dise quoi que ce soit.

L’homme avait la mine sévère, l’allure de celui habitué aux commandements. Il parvint jusqu’au-devant de la place dans un silence chargé de plomb, uniquement brisé par le bruit des bottes de cuir martelant le sol.

— Commandant Wilson, commandant Cero, salua-t-il avec détachement avant de se tourner en direction de son principal interlocuteur, Général Reyner.

Le général attrapa nerveusement le poignet que lui tendit le général supérieur. Diaz scruta du coin de l’œil Reyner : un homme mûr aux cheveux cuivrés et à la barbe soignée dont les traits marqués et les cicatrices donnaient à son visage aux yeux émeraude quelque chose de solennel. Pourtant aujourd’hui, quelque chose dans son expression laissait supposer qu’il n’appréciait pas la présence de la garde.

— Général supérieur Wedge, salua-t-il à son tour d’un signe de tête révérencieux.

— Ne vous manque-t-il pas un commandant général ? fit remarquer Wedge en semblant chercher une présence de son regard scrutateur.

— En effet, concéda Reyner, le commandant Eron est actuellement en mission près de la Barrière. Il ne devrait revenir que d’ici quelques jours Général supérieur.

L’homme eut un signe de tête indiquant qu’il comprenait.

— Excusez ma question mon Général mais… que nous vaut l’honneur de votre présence ici ?

Diaz frissonna. La voix de Salvin Reyner était posée, mais étonnamment rauque. Le Général supérieur Wedge lança un rapide coup d’œil à ses hommes, rejoints à présent que les mondanités hiérarchiques avaient été prononcées, par le reste des sections du camp, avant de reporter son attention sur son interlocuteur, le visage dénué d’expression.

— Des mouvements ont été signalées près d’ici, général. Vous connaissez l’importance du contrôle de la Barrière pour la Capitale. Notre présence ici doit à tout prix rester secrète, c’est pourquoi ils ne m’ont autorisé à ne prendre qu’une partie de mes hommes. Je n’ai choisi que les meilleurs, les plus sûrs, des hommes de confiance, et de très bons combattants. Y a-t-il un endroit où nous pourrions discuter plus ouvertement général ?

Reyner hocha la tête, semblant comprendre l’urgence de la situation.

— Suivez-moi, déclara-t-il en indiquant de la main le quartier des officiers.

Le bureau du général Reyner appartenait à l’aile ouest de l’unité, dans une longue série de couloirs de tentes en rien similaires à celles abritant les soldats des rangs. L’espace était plus grand que la moyenne, simplement meublé d’un bureau en bois verni et de grandes armoires pour la plupart fermées à clef.

Après avoir invité chacun à venir prendre place, Reyner vint se laisser tomber sur sa chaise, le front plissé, l’œil furetant sur l’amas de cartes, plans et lettres réunis sur la surface luisante du bureau.

En plus des deux gardes postés en permanence à l’entrée de la tente, un homme veillait à l’intérieur lors de chaque absence du général. Ce dernier le congédia d’un geste de la main et le soldat esquissa une révérence courtoise à l’intention des hommes présents avant de disparaître par-delà l’encadrement de la porte. Diaz vit Cero guetter quelques instants le sol extérieur à la recherche d’une ombre indiquant que l’homme ne s’était pas éclipsé.

Prenant place sur un siège à accoudoirs rembourrés, le Général supérieur invita les commandants Cero et Wilson à approcher.

— Si je vous ai fait réunir ici messieurs, c’est en effet pour que nous puissions discuter seuls à seuls, dans l’unique dessein de ne pas risquer d’être entendus. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que je n’ai nullement confiance en ces chiens galeux de soldats qui nous tiennent lieux de garnisons.

Un silence gêné accueillit sa confession. Diaz se surprit à danser d’un pied sur l’autre, mal à l’aise, et un coup d’œil en direction de son acolyte, Selfridge, lui apprit qu’il n’était pas le seul. En tant que jeune promu capitaine de l’escouade du commandant Cero, ce dernier avait tenu à ce qu’Alexander prenne également place à la réunion de Wedge mais le jeune homme ne pouvait s’empêcher de se considérer bien plus proche de ses hommes de terrain, en qui il avait toujours accordé toute sa confiance, que du Général supérieur, qu’il ne connaissait jusqu’ici que de nom. Après avoir laissé le silence s’étirer autour de lui, Wedge reprit, implacable :

— Il est donc également parfaitement inutile que je vous dise que la discussion que nous tiendrons ici se doit de rester purement et strictement confidentielle. Une fois ces lieux quittés, elle n’aura même jamais eu lieu, n’est-ce pas ?

Diaz vit Reyner chercher du coin de l’œil l’approbation de Cero et Wilson.

— Vous pouvez avoir toute confiance en mes hommes Général supérieur, répondit Wilson, notre dévotion à la Capitale véniane est bien connue de tous et ce, depuis fort longtemps. Aucun de nous n’a jamais failli à notre serment et, sur mon honneur et le leur, nous continuerons notre œuvre tant que nous vivrons.

— Il en est de même pour mes hommes Général supérieur, répondit en écho Cero, ne voulant sans doute pas s’étaler en éloges langoureuses, loin d’être son point fort sur le camp.

Le regard du Général supérieur se plissa en deux fentes suspicieuses. Reyner crut bon d’intervenir :

— Je me porte garant pour chacun des hommes ici présent Général supérieur Wedge. Maintenant, venons-en aux faits voulez-vous : qu’attendez-vous de nous au juste ?

Le Général supérieur ne parut pas se détendre devant l’excès de confiance témoigné par Reyner mais il n’en plongea pas moins ses mains grassouillettes dans les pans de son manteau de voyage, en extirpant une petite liasse reliée. D’un mouvement sec, il la laissa retomber sur le tas déjà accumulé sur le bureau en poursuivant :

— Voici les derniers rapports envoyés par mes hommes postés en sentinelles le long du mur d’enceinte de la Zone. Il s’avère que plusieurs postes de gardes ont récemment été attaqués et massacrés. Jusqu’ici, aucun survivant. Le même mode d’attaque, de nuit. Ils s’en prennent tout d’abord aux veilleurs puis massacrent le reste de la garnison. Comme je vous le disais, jusqu’ici les rapports des camps alentours ne faisaient étal d’aucun survivant à ces attaques. Jusqu’à celle survenue sur le flanc ouest il y a de ça trois jours. Un gamin. Parti faire je-ne-sais-quoi dans la forêt mais toujours est-il que, lorsqu’il en est revenu, ils étaient déjà tous morts et les agresseurs avaient fui le campement. Seulement, ils avaient laissé derrière eux deux veilleurs, pour « finir le boulot » au cas où et il les a vus.

— Des révoltés ? demanda Wilson, intrigué.

— Peut-être, concéda Wedge, mais cela ne serait pas un problème si l’homme…

La phrase du Général supérieur resta un instant en suspens, comme s’il réfléchissait à l’impact que la nouvelle pourrait provoquer autour de lui.

— Si l’homme ne prétendait pas que les meurtriers venaient d’au-delà de la Barrière.

La nouvelle eut le don de pétrifier un instant l’assemblée toute entière.

— Quoi ? Des survivants aux Grandes Guerres ? Impossible ! fit remarquer Wilson.

— Et pourtant commandant, c’est ainsi que les choses m’ont été présentées…

— Je vous répète que c’est tout bonnement impossible, s’insurgea Wilson, j’étais là le jour de la… le jour de la Destruction et croyez-moi, rien n’y personne n’aurait pu survivre à une telle déflagration.

— Cela parait en effet aberrant, approuva Reyner. Ne peut-on pas réinterroger cet homme ? Sa version des faits aurait été altérée par la peur d’être tué…

— Je comprends sincèrement votre réaction messieurs, concéda Wedge. J’ai eu la même lorsque la nouvelle m’a été apportée. Néanmoins, son discours concède avec les découvertes troublantes de plusieurs autres campements ces derniers temps et il apparaîtrait qu’ils ne soient en effet pas l’une des seules communautés à avoir survécu, recluse de l’autre côté du mur d’enceinte.

— Absurde… siffla Wilson entre ses dents.

— Sans doute, fit remarquer Wedge, mais la localisation et l’intensité croissante des attaques nous laissent penser que votre camp pourrait être la prochaine cible de l’attaque et la Capitale préfère rester prudente. Votre campement est l’un des plus grands et des plus importants de la Zone et les massacreurs pourraient être à la recherche d’informations visant la Capitale. Informations qu’ils ne doivent pas obtenir…

Reyenr fronça les sourcils, s’efforçant de mettre bout à bout le flot d’informations.

— Que suggérez-vous Wedge ?

Songeur, le Général supérieur extirpa sa masse de la chaise sur laquelle il se tenait jusqu’à présent, frottant sa barbe impeccablement taillée du bout des doigts.

— Mes hommes retiennent l’informateur en sécurité à l’écart du mur, sous surveillance permanente. Mais les bruits de couloir vont vite, vous le savez, et on commence à réclamer la présence de l’un des membres du Conseil afin d’étudier la question.

— Et donc ? insista Reyner.

— Et donc, général, vous savez tout comme moi que le Conseil ne se déplace jamais au hasard. Les répercussions pourraient être… [Wedge prit le temps de réfléchir au choix de ses mots] douloureuses, pour certains d’entre nous.

— La Capitale ne veut pas que la nouvelle s’ébruite pour ne pas que la population prenne peur, n’est-ce pas ? songea Cero, qui ne s’était jusqu’ici pas interposé dans la conversation.

— Si la population ne venait qu’à soupçonner ne serait-ce qu’une once de ce qui se passe par ici et la terreur envahirait les rues, poussant les civils à faire des choses dangereuses…

— Comme remettre en question l’autorité de la Capitale véniane, n’est-ce pas ?

— Entres autres… admit Wedge, imaginez ce que cela représenterait…

Un désastre hiérarchique, songea Alexander, sans toutefois oser prononcer les mots à voix haute.

— Vous comprenez donc tout l’enjeu de ce déplacement. Le camp de base numéro trois est le dernier rempart sur le chemin menant à la Capitale. Vous habitez ici depuis de nombreuses années soldats, vous connaissez mieux que mes hommes – et bien mieux que moi je dois l’admettre – cette partie de la Zone. Il me faut des soldats, général, des soldats et des chevaux solides, qui connaissent vos forêts et savent parcourir vos sentiers escarpés, qui savent se battre et sont prêts à assurer la sécurité de Vénia coûte que coûte. Car imaginez ce que cela engendrerait si l’informateur disait vrai… si des tribus avaient réellement survécu à…

Wedge ne put achever. Alexander sentit les pulsations de son cœur s’emballer au fond de sa poitrine. Des survivants… Cela semblait impossible et pourtant… Il ne pouvait s’empêcher de vouloir y croire… L’idée d’imaginer que ses parents… Ses propres parents…

Reyner frotta son menton d’un air songeur, son regard parcourant la ligne représentant la Barrière sur la carte.

— Vous comptez organiser une expédition au-delà de la Barrière ? C’est un voyage long. Et dangereux. Il vous faudra des vivres, des armes, des traqueurs, des cartographes… Nous allons avoir besoin de temps pour préparer une telle expédition…

Le Général supérieur balaya sa remarque d’un nouveau geste de la main.

— Du temps, nous n’en avons pas. Un conseil d’urgences doit se réunir dans les prochains jours. Si nous n’obtenons pas d’informations concrètes d’ici là sur la situation au-delà de la Barrière…

— Vous oubliez que la Zone s’élève à près d’une vingtaine de mètres de hauteur par rapport aux plains de l’ancienne Vénia. Avec les effondrements suite aux explosions, il est maintenant presqu’impossible d’en escalader la paroi. Les seuls chemins d’accès à flanc de montagnes sont à près de plusieurs jours de marche d’ici et sont contrôlés nuit et jour par…

— Ne soyez pas si sûr de vous, général Reyner. La présence de ces inconnus sur nos terres, qui plus est lorsqu’ils se prétendent d’au-delà de la Barrière, doit nous laisser le doute. Nous devons partir au plus vite.

— Avec la surveillance que nécessite la Barrière, les rondes à organiser sur nos propres frontières et les troupes que nous devons détacher pour… commença Cero.

— Vous aurez vos hommes, Général supérieur, le coupa brusquement Wilson. Je vous fournirai personnellement une vingtaine des miens parmi ma garnison. Ainsi qu’une dizaine de chevaux.

— Vos hommes sont-ils sûrs commandant ? interrogea Wedge.

— Je me porterai garant pour chacun d’entre eux. Je connais la plupart depuis leur plus jeune âge et les ai personnellement formés et entraînés dans mes rangs.

— Bien, assurez-vous seulement qu’ils soient bien au jus de ce qu’ils encourent une fois la Barrière franchie. Et qu’ils se tiennent prêts à manier une arme au besoin. Le reste m’importe peu… Commandant Cero ?

Alexander tourna la tête en direction de son chef d’escouade. L’homme semblait réfléchir, devant sans doute peser comme à son habitude le pour et le contre d’une telle expédition. Dans un sens, Alexander ne pouvait lui en vouloir de ne pas désirer risquer la vie de ses hommes pour une mission d’une telle absurdité mais, quelque part au fond de lui, Diaz sentait qu’il devait prendre part à l’expédition. Il en allait de sa vie.

— Une dizaine des miens Général supérieur. Je ne peux guère faire plus.

— Fort bien.

Wedge se tourna à nouveau vers Reyner.

— Je ne vous cache pas que nous sommes dans une situation inconfortable. Par les temps qui courent, une nouvelle comme celle-ci n’est pas la bienvenue. Il serait fâcheux que ce soldat dise la vérité…

— Cela me parait peu plausible, annonça Wilson avec une certitude un peu brusque. Aucun homme n’aurait pu survivre à l’attaque qui a détruit une partie de l’ancienne plateforme.

— J’aimerais vous croire commandant Wilson… j’aimerais beaucoup vous croire… murmura Wedge en croisant le regard de son second.

Diaz ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à Selfridge. Le jeune capitaine lui renvoya un regard désabusé. Il avait peur. Comme tous les autres certainement. Comme lui. Simplement, la perspective de franchir la Barrière lui était désormais une source d’adrénaline bien plus forte que la peur et il se promit de ne pas laisser passer une telle occasion.  

Annotations

Vous aimez lire Elise974 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0