ARAIGNÉES

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Florence portait le nom d’une ville où elle n’avait jamais mis les pieds. Aussi, quand elle annonça à ses amis qu’elle partait en pèlerinage et qu’ils lui demandèrent le but de son périple, elle répondit, le rire aux lèvres :

— Un voyage en moi-même !

En vérité, cela n’avait rien d’une décision.

Cela faisait plusieurs mois qu’elle était sans nouvelles d’Atylwat. Deux ou trois, elle n’aurait su le dire, progressivement délaissée par toute notion du temps. Les saisons existaient encore, ou presque. Depuis le début de l’automne, depuis que la plage s’était vidée, elle sortait chaque matin par le portillon de l’arrière-cour et courait une, deux, trois heures ; jusqu’à ce que les minutes se délitent et que le zénith lui morde le cœur.

Elle regrettait l’été, le bourdonnement journalier de la foule, les étreintes de Djamila et la tonnelle dépliée du marchand de glaces. Les beaux jours fanés, il ne restait de la chaleur torride qu’une tiédeur moribonde, et de la tendresse une distance que chaque grésillement du téléphone rendait un poil plus amère.

— Pourquoi tu ne montes pas me rejoindre sur Paris ? demanda un soir Djamila.

— Parce que… quand tu vois une araignée, tu l’écrases.

— Oui. Et ?

— Eh bien, moi, des araignées, j’en ai des dizaines au plafond. Si tu les écrases toutes, j’aurais le cerveau en purée.

Djamila se moqua.

— Tu es bête ! Alors, quand est-ce que tu viens ?

— Quand je serai rentrée de voyage.

— Tu pars où ?

— Là où il y a trop d’araignées pour que tu me suives.

Flo ne pouvait rien dire sans risquer d’être suivie. Il y avait plus de vingt ans qu’Atylwat l’avait recueillie. À l’époque, elle allait de foyers en maisons de correction et rien ne semblait vouloir calmer sa hargne. Atylwat lui avait proposé de la déchaîner à bon escient et jamais elle n’avait regretté cette décision.

Quelque part cet automne, avant l’annonce du périple et le coup de fil de Djamila, elle avait reçu un e-mail d’une boîte qui n’existait pas. Un point GPS. Un nom. Avec le temps, Flo s’était convaincue que cette rigoureuse discrétion constituait la signature d’Atylwat. Elle n’avait nul besoin d’accepter la mission. La refuser serait revenu à signer son arrêt de mort. Elle grava donc les précieuses informations dans le mur le plus solide de sa tête et effaça soigneusement l’e-mail, qui dès lors n’eut jamais existé. À l’instar d’Atylwat. Et à sa propre image.

Cela fait, elle se servit un whisky et le sirota devant la baie vitrée.

Cette mission serait la dernière.

Elle avait songé cela huit, neuf, dix fois.

Cette fois, elle le savait.

— Cette mission sera la dernière, se promit-elle en renversant la tête sur son fauteuil.

La besogne achevée, elle se précipiterait dans le premier reliquat de cabine téléphonique qu’elle trouverait. Elle composerait un numéro qui n’existait pas et annoncerait solennellement à Atylwat : « Maintenant, je raccroche. »

Elle n’entendrait plus jamais parler d’eux.

Elle retrouverait Djamila.

Elle n’aurait plus besoin de déglutir les non-dits.

Elle terminerait sa vie comme une personne normale.

Et, une à une, une pincée après l’autre, elle mettrait gentiment les araignées dehors.

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