DANGEREUX

3 minutes de lecture

Flo regagna le manoir par les rues de sa ville et avec pour chaperons la drôle d’escorte canine. Il faisait nuit noire lorsqu’elle parvint enfin au logis de Morana Juglans, qui l’attendait de pied ferme devant le haut portail. Dès qu’ils virent leur maîtresse, les trois chiens coururent lui manger dans la main. Flo se surprit à penser qu’elle les aurait volontiers imités, si ses pieds ne l’avaient pas atrocement fait souffrir. Esquintés par la marche, ils filaient en lambeaux sous ses chaussettes trouées.

Morana contempla la boiteuse, de haut en bas, sans perdre de temps à cligner des paupières. Un sourire espiègle gangréna son visage.

— Ça alors, Flo ! Tu as balancé ton orgueil par la fenêtre ?

— Tsss…

L’intéressée dépassa son hôte en détournant les yeux. L’envie de s’abaisser devant elle lui était définitivement passée.

— Où crois-tu aller comme ça ?

— Me mettre au pieu. Je suis claquée.

Morana eut beau insister pour lui offrir un repas, un bain ou un massage, Flo s’obstina à l’ignorer. Fut un temps, elle aurait agi de la sorte par rancœur, par fierté. À présent, un sentiment tout autre l’habitait. Un vacillement indicible qu’elle ne pouvait mettre en mot sans crainte de chavirer pour de bon. Ce n’était pas l’orgueil qui lui faisait redouter que Crin-d’Argent puisse être témoin de sa tristesse. Cela avait un autre nom, concis et clair.

La peur.

Pour la première fois de ses innombrables vies, une angoisse grouillante lui tordait les boyaux et l'empêchait de fermer l’œil. Alors qu’enfant elle s’endormait n’importe où, voilà qu’elle se mettait à guetter farouchement le va-et-vient menaçant des branchages aux formes de mains crochues, par-delà le carreau de sa chambre. Voilà qu’au moindre hurlement de loup que soufflait le vent dans les ruelles, au moindre craquement de la vieille bâtisse, à la seconde où son coeur battait si fort qu’il lui cognait aux oreilles, elle s’enfouissait sous la couette et veillait à ne rien laisser dépasser, pas même le haut de son crâne ou la pointe de ses orteils, des fois que la Mort serait tapie sous le sommier et prête à la cueillir au moindre écart. Comme si la Mort craignait l’épais linceul qui, sous couvert de la protéger, emballait déjà son corps comme on embaume les défunts.

PLOC.

PLOC.

PLOC.

La gueule mouillée des chiens ou le pinceau de Morana qui bavait quelque part ?

L’affreux goutte-à-goutte avait le son des perfusions.

Il lui rappelait, toutes les douze secondes, ce mal qui l’épiait, non de sous le lit, mais depuis l’effarante pagaille de ses propres entrailles, malmenées par l’hybris de ses multiples vies.

Flo trembla.

De froid, d’effroi, et un peu de tristesse.

Au même instant, la peur, ainsi remuée, révéla l’immense vide de ses intestins. Ils grondèrent si fort qu’elle trembla de nouveau. Elle en était convaincue : le terrible gargouilli venait de révéler sa position ; le monstre sur sa trace l’avalerait sous peu.

La porte de la chambre grinça même. Le battant s’entrouvrit.

— Un petit creux ?

Mais ce n’était que Morana.

Empêtrée dans ses draps, Flo se débattit afin de se redresser. Elle fit face à son hôte. Celle-ci portait un large plateau sur lequel ne reposaient que deux petites boîtes, pas très différentes de celles qu’on donne aux chiens.

Flo plissa les yeux. Dans la pénombre, elle distinguait tout juste les étiquettes des conserves. À droite, une inscription criarde hurlait en capitales un « No time to die » aux accents commerciaux. À gauche, une police plus sobre, apparemment pastel, alignait dans un jargon digne des meubles IKEA : « Viskningar och rop ».

— Je sais ce qu’on dit de leur cantoche, mais jamais je boufferai une étagère !

— Droite alors ?

— Va pour Billie Eilish.

Morana ouvrit la boîte d’une main assurée. Flo tendit le museau, tous ses appétits brusquement aux aguets. Le couvercle claqua et le ragoût des dogues éclaboussa les doigts de leur propriétaire. Tâtant l’obscurité, la tueuse attrapa son masque. Elle grogna tel le chien dont elle portait les traits. Mi douceur, mi désespoir, sa langue avide lécha la paume de Mor. Ses papilles s’emportèrent, pressèrent un peu plus fort, un peu plus loin, entre les phalanges et jusqu’à l’avant-bras.

— Là… bon chien.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0