ENLEVER

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— Non, ne l’enlève pas.

Sans trop savoir comment, Flo s’était retrouvée à prendre la pose de nouveau et Mor peignait encore. Elle la peignait. Poser, d’ailleurs, c’était un drôle de mot. Elle courait la pièce à quatre pattes, tel un étrange hybride mi-crabe mi-gorille, seulement vêtue de sa chemise de nuit – laquelle glissait même, un peu débraillée, sur ses clavicules. Et malgré ce constant mouvement bestial, son port de tête demeurait d’une droiture statuesque, prompt à soutenir l’imposant masque canin qui ornait son visage. Anonyme, l’était-elle davantage qu’alors, sous chacune des peaux qu’elle avait endossées ?

Morana ne décrochait les yeux de ce nouveau toutou que pour glisser une pupille furtive à la toile qu’elle rossait de violents coups de pinceaux. Jamais Florence n’avait connu peintre plus véhément, emportée qu’elle était dans sa frénésie. L’étrange muse quadrupède insufflait à l’artiste une indomptable nuée d’inspiration. Mor en était rendue à barbouiller, toujours plus prestement, avant que ce sursaut transcendant ne s’évapore sans crier gare.

Et dès que Flo fit mine d’ôter le faciès du chien, la femme au pinceau la pria de le garder. Car dans le fond, celle que ses toiles s’étaient échinées à capturer, en vain, tant d’années durant, tenait moins d’une femme que d’une bête aux abbois, prête à mordre la première, parée à attaquer dès qu’on le lui ordonnerait, puis rompait sans le voir, la queue entre les jambes.

Dans un soupir d’extase digne des plus purs ébats, Morana fouetta le portrait d’un ultime coup de pinceau.

— Et voilà.

Elle admira son œuvre tandis que le modèle, émergeant des ténèbres, rampait dans le clair-obscur pour le découvrir aussi. Sur la toile encore fraîche, tremblait le portrait comme coulant de cette furie à tête de lycaon.

— Je porte un masque, remarqua Flo, bien consciente d’enfoncer une porte ouverte.

— Très juste. Pourtant, c’est le premier portrait dont je suis satisfaite. À croire qu’un masque, c’est précisément ce que tu es.

— Non, je…

— Si tu n’étais pas qu’un masque, tu daignerais montrer ce qu’il y a en-dessous. Or, on peut creuser encore et encore, on ne trouve rien d’honnête en toi. Aucune essence qui ressemble, de près ou de loin, à de l’humanité. Si tu n’es pas qu’un masque, ose me dire qui tu es, quels fantasmes composent tes rêves et de quels tristes sorts ton âme forge tes peurs. Autrement, il me faudra admettre que, tout ce temps, je ne peignais qu’une nature morte.

Entamant d’ôter le masque, Flo découvrit la moitié de son visage.

— Je suis celle qui erre depuis trop longtemps à la recherche d’un sens, dans un monde qui n’en a pas. J’ai créé et tué toute une galerie de personnages pour le comprendre. Mais c’est un échec.

Elle fit tomber pour de bon le museau allongé et les puissantes babines qui redoublaient son nez.

— Mes fantasmes… sont tout aussi insipides. Je veux manger une glace, devant la mer, auprès d’elle. Plusieurs fois. Suffisamment pour me décider, enfin, à changer de parfum.

— Mais qu’est-ce qui te retient ?

— Les missions… J’ai porté mille masques pour tromper la Mort, tu sais. Pour me faire oublier qu’elle m’attendait au bout du chemin. Maintenant que c’est tout proche, j’ai la trouille. J’ai vraiment peur, putain. Je ne veux pas clamser sans finir quelque chose.

Fuir la vie pour éviter son terme. Mor mesurait toute l’ironie de cet aveu et elle s’en sentait en partie responsable. Certes, le présent tableau lui procurait suffisamment de satisfaction pour rester le dernier. L’espoir de pouvoir peindre, à la place, la chair sensible, fragile, flétrissante, d’une femme sur le déclin, l’enjoignait cependant à persévérer.

— C’est le premier portrait dont je suis satisfaite, répéta-t-elle. Mais est-ce bien là la trace que tu désires laisser ?

Flo blêmit.

And then… without a trace…

— Au diable Atylwat !

Mor saisit à deux mains le visage bégayant, presque aussi pâle que le sien. Mais avant qu’elle puisse demander au modèle si elle se voulait femme ou bête, Flo avait plaqué sur ses lèvres givrées ses propres gerçures, ardentes, plus cupides que jamais.

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