BÊTE

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Les lèvres de Mor avait un goût de néant.

Dès qu’elle les eut embrassées, Flo s’y abandonna et, en même temps, le poids de ses mille vies glissa sur ses épaules, puis tomba quelque part où il ne pesait plus. La main froide et osseuse de son infâme conquête courut dans sa nuque, araignée gracile, pour semer les frissons qui, aussitôt, la transpercèrent. C’était comme mourir. Pas se le raconter une énième fois, mais bien trépasser pour de bon.

— J’ai peur, souffla Flo, dans ce qui tenait moins du dialecte que du sanglot.

— Il ne faut pas, la rassura Mor. Ça n’a rien d’effrayant. C’est juste moi. Est-ce que je te fais peur ?

Le cœur de la tueuse se noyait entre des flots contraires. Elle était à la fois rassurée et terrifiée, vorace et timide, aussi rassurée qu’hésitante. Sa main tremblante trouva la hanche maigre de son hôte et s’y blottit, curieuse d’y sonder ses propres sentiments.

Mais Mor s’éloigna, ne laissant traîner derrière elle qu’une main tendre qui, elle aussi, finit par glisser hors de l’étreinte de Flo.

— Je connais par cœur toutes les rues de cette ville, raconta Crin-d’Argent en s’avançant à la fenêtre. Je les ai vues s’animer et changer. Je les ai tantôt aimées, tantôt détestées, pour les exactes mêmes raisons. J’ai toujours été là, à préserver la vie comme la plus rare des fleurs, tout en sachant qu’un jour viendrait où je devrais la cueillir. Je ne suis pas l’ennemie. Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Qui es-tu, alors ?

Malgré la peur grandissante, Flo ne souhaitait rien d’autre que se perdre encore, et encore, dans l’un de ces baisers cosmiques.

— Tu sais déjà qui je suis. Tu dois seulement savoir que jamais, ô grand jamais, je n’ai cherché ni ne chercherai à te nuire. Je ne te veux aucun mal.

— Je te crois..

— Alors, quelle que soit l’épreuve à laquelle je te soumets, sache que c’est pour ton bien.

— Je comprends.

— Au pied !

À l’ordre de Morana, Cerribos et Berlin accoururent se poster à ses pieds. Rostov, loin derrière, s’avança en boitant. Il se laissa choir sur l’une des larges bâches qui couvraient le parquet, la truffe bientôt trempée dans un reste de peinture.

— Voici ta mission, déclara Morana.

L’index pointait le chien. L’autre main tendait le collet. Dès l’instant où elle s’en saisit, une crue d’émotions indéchiffrables paralysa Flo.

— Je… je ne peux… pas.

À la souffrance, seule répond la clémence.

Le regard fixé sur le dogue à bout de souffle, Flo serrait les poings. Si fort que le collet la mutilait.

— Pas Rostov.

— Même les souvenirs les plus heureux ont besoin qu’on s'en détache.

Face à cette bête mourante, le cœur de la tueuse se pressait si fort qu’elle se raconta, pour ne pas perdre bien, qu’à force de se rétracter de la sorte, il finirait par se résorber pour de bon. Et alors elle serait libre. Libre de ses affects. Libre de ses peurs. Libre de la vie, même.

Non…

Elle baissa la tête.

— Je ne peux pas. Lui ce n’est pas un personnage.

— Si, c’en a toujours été un.

Apaisée par la douceur implacable des paroles de Mor, Flo s’avança et, dans un ultime effort, elle passa le collet autour du cou de ce frère, ce miroir, cette autre bête aussitôt soulagée.

Alors, la barrière de ses iris laissa s’écouler les larmes qui n’avaient plus, depuis des lustres, abreuvé ses pommettes.

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