Un Royaume sans Roi...

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Devenir adulte c’est se libérer, être parent c’est devenir une cage.

Le cuir des bottes de Marion est élimé. Le soin de dix graissages n’y fera rien, les craquelures strient ses chausses comme les steppes d’un désert. Son manteau de voyage qui couvre sa tenue mondaine porte encore les déchirures des ronces et des branches qui s’y sont accrochées. Son visage – si vous voyez derrière le maquillage qui cache le passage du temps – arbore fièrement son lot de cicatrice.
Une à l’arcade, qui sectionne son sourcil droit en deux. Une sur l’arête de son nez, qui a rendu ce dernier – autrefois lisse et immaculé – bossu. Et la dernière, sous sa lèvre inférieure.
Le jour où Ylius, le Praedicator, l’a giflé avant de l’étrangler. On voit encore l’impression des phalanges sur son cou.
Fort heureusement, le temps a effacé le sang de son bourreau. Il ne souille plus ni son visage, ni sa chevelure noire où le sel commence à parsemer. Même la lame qui s’est glissée dans la clavicule du malheureux ne porte plus le moindre atome de son hémoglobine, l’huile cent fois appliquée, a fini de l’évincer.

La taille fine et les épaules larges de la dame témoignent encore de sa capacité à partir et à s’en sortir seule.
Il n’y a guère que son miroir, de vingt ans de moins, qui fasse la moue dans le salon, pour l’empêcher de rebattre les sentiers de Ratellante.
Ses jambes en tremblent encore.

Elle soupire. Si le vent est léger de toutes les âmes qu’il a libérées, le souffle de Marion est lourd de tous ses espoirs déçus. Elle bombe le torse, enlève ses poings de la table, et avance vers le salon. Elle glisse entre deux sièges, dont aucun n’est marqué des sillons de son passage.
Elle se met face à celui qui est déjà occupé par son miroir. Elle reste un moment debout, à faire craquer ses doigts le plus discrètement possible. Il n’y a pas de regard pour lui répondre, alors elle se résigne à s’asseoir.
Lorsqu’elle se pose au bord du siège, et que ses jambes l’appellent déjà à partir, parcourues de petits courants nerveux, elle se résigne pourtant à parler à son reflet :
« Putain Iris, qu’est-ce que tu veux à la fin ? »
Elles ne se parlent pas, elles se percutent.
Devant elle, même morphotype. Épaules taillées, taille fine, mince et musclée. Marion regarde le corps de son miroir avec un œil pétillant et des sourcils froncés. Elle ne peut s’empêcher de suivre la raie de ses cheveux et de détailler l’absence du moindre trait argenté. Ou encore ce nez qui n’a pas encore été rompu par la vie. Ou même encore ces iris parfaitement clairs et azurés, étincelants, à mille lieues de l’obscurité du regard de Marion.
Iris oui.
C’est le nom de baptême de cette enfant, nom qui a été le dernier du père d’Iris.
Le compagnon de Marion, Marcheur.

Les doigts de la jeune femme se frottent. Ils font le bruit de deux papiers de verre que l’on frictionnerait. Les cicatrices au dos de sa main droite, qui forment un motif complexe circulaire, brillent légèrement d’un bleu clair. La fumée qui se dégage des sillons dit tout de ce qu’elle se retient de déclarer. S’il y a bien une personne dont le corps tremble plus au repos que Marion, c’est bien celui de sa fille.
Une voix froide et cassante s’échappe des lèvres en papier de cigarette d’Iris :
« Laisse moi siéger au conseil.

— Tu as dix-neuf ans ! C’est cinq ans trop tôt ! Pour la millième fois, ta place n’est pas aux affaires politiques. »
La mâchoire ciselée d’Iris se crispe encore. Les jointures de ses mandibules se creusent à mesure qu’elle serre les dents. Elle résiste à l’envie de regarder sa mère, continuant de plonger son regard dans la collection des livres de voyage de Marion, qui trône sur les étagères.
Cent quatre, pour être exact. Elle les a lus.
Tous. Deux ou trois fois.
L’aînée suit le regard de sa fille. En détaillant les tranches, elle se rappelle de toutes les dates, de son obsession d’étudiante en archéologie qui lui a fait noircir dix mémoires, à celle de ses jeunes années d’adulte, en compagnie de Marcheur, où elle a couru après les secrets des Précurseurs.
Elle avait engagé le mercenaire pour ce qu’il était. Elle s’était rapidement rendu compte de son incompétence, il n’était vraiment pas bon. Ni bon combattant, ni bon parleur, mais il était attentionné, prudent, et surtout curieux. À son contact, elle a découvert une envie de vivre, non, un besoin de vivre, qui suintait de tous les pores de son être.
Il avait peur. Peur d’être conscrit pour partir au front, peur de se lier à quelqu’un, peur de s’arrêter de fuir. Ensemble, ils ont fait un bout de route, durant lequel elle lui a appris à lire, à écrire. Et il s’est révélé, à elle comme à lui, comme un homme sensible et surtout seul…
Elle s’en est amourachée, au moment où elle a compris que bientôt, le contrat arriverait à son terme, et que leur route se séparerait.
Et elle l’a fait revenir, un an plus tard.

Iris voit le sourire sur le visage de sa mère. Elle sait exactement quel livre elle regarde. Elle sait à quelle page elle pense.
Elle ne l’a jamais vraiment écrit explicitement, mais Iris se souvient de la manière dont elle a tourné la chose :
Je ne savais pas quel rôle majeur allait jouer ce mercenaire dans l’Histoire du Royaume, mais je savais que je voulais le revoir… que je le reverrai.

Les sourcils d’Iris se détendent. Elle pousse un long soupir. Sa mère la regarde, et enfin, leurs yeux se croisent.
On ne saurait qui des deux a le plus envie d’enfin rencontrer l’autre. Les mots qui ne demandent qu’à jaillir de leurs lèvres ne sont jamais ceux qui finissent par sortir :
« Je vais faire un tour.
— D’accord. »

C’était souvent comme ça que ça se terminait. Iris finissait par se relever, quitter les quartiers de sa mère, et arpenter les couloirs en marbre du palais.

Là, elle trouvait dans les quelques passages et les commentaires des courtisans et des gardes un peu de bruit dans lequel cacher ses ruminations. Elle suivait la direction de la cour, toujours le même trajet, le regard perdu dans les tentures vertes, où le symbole du Soleil aux trois seuils célébrait la gloire du Royaume de Rysonell.
Un Royaume sans couronne.
Un Royaume sans roi.

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