Lumière blafarde
Elle arrive dans la galerie qui enceint la cour. À travers les ouvertures, la lumière blafarde emporte dans ses rayons la cendre qui tombe des cieux. Iris fuit immédiatement cette vision, pour se concentrer sur les marches qui la conduisent à descendre dans la cour. À chaque marche, la canne qui pend à son côté tape sur sa cuisse. Elle pose ses pieds sur le sol recouvert d’une fine couche grise, et chacun de ses pas soulève l’amoncellement de cendre.
Le soleil, blafard et malade, est à l’est. Son éclat illumine la tempête de cendre qui couvre le ciel d’un voile pudique. Sa lumière traverse le manteau céleste et illumine la cour en assombrissant tout ce qui la compose.
Au centre, un monolithe sombre, fait d’une roche à l’aspect métallique anthracite, grimpe bien au-dessus des toits du palais, jusqu’à traverser même la cime de la ville. La cime est le plafond rocheux de la montagne éventrée, dans laquelle la cité de Ragwell a élu domicile. La pointe du monolithe semble avoir un jour crevé le plafond de roche. À travers l’ouverture, la lumière glisse le long de la surface du monument, autrement laissé dans la pénombre.
Il y a des veines bleues, qui glissent sous la surface de la roche.
Bleu, c’est la seule couleur qui égaye encore un peu cette lumière sinon sinistre. Il y a dans l’air des particules crépitantes entre les résidus de la consumation du soleil. Elle rappelle qu’il y a encore de la vie dans l’astre.
Encore.
Sinon, il y a bien les parterres où croissent encore quelques mauvaises herbes que l’on a glorifiées en merveilles de la nature. Des plantes tortueuses, sèches comme de la paille, qui vivent au mépris de la cendre qui tente de les étouffer.
Et tous les hommes et femmes qui vivent encore dans ce monde, ressemblent à cette flore.
C’est pour ça qu’ils l’aiment, parce qu’elle résonne.
Iris, s’agenouille auprès d’une herbe. Dans sa tige, il y a une forme de luminescence, comme un brin d’ADN azur qui grimpe du sol au pédoncule. Il n’y a qu’un peu de pollen qui s’épanouit encore, pas de pétales pour le protéger, et capter le peu de soleil qu’il reste. Du bout de ses doigts, Iris soulève le pédoncule, soignant son geste pour ne pas le blesser.
Mais le simple passage de ses doigts voit des particules de la fleur s’affranchir. Cette poussière de vie retombe simplement vers le sol, silencieusement.
C’est comme ça que ça se terminera. Pense Iris, en soupirant. Silencieusement.
Mais elle n’est pas encore dans le domaine du silence. Une voix chaleureuse l’interpelle et la fait sursauter.
Ses lèvres s’élargissent en reconnaissant la voix, elle enroule ses doigts autour du manche de sa canne et fait volteface.
Canne tendue sous le menton, l’homme engoncé dans une épaisse armure de plates d’un vert terne, sourit à l’air fier de la jeune femme. Elle détaille le visage de son mentor, et s’étonne que ses veines soient encore plus saillantes que la fois dernière.
C’était il y a seulement deux jours.
Il remarque que les sourcils d’Iris se froncent. Elle abaisse sa canne, et la joie sur le visage de sa protégée finit de disparaître, lorsqu’elle lui dit :
« Amel, ça commence à se voir. »
Il la regarde. Le coin de ses lèvres se soulève sans que sa joue ne plisse. Un soupir discret lui échappe, tandis qu’il répond d’une voix calme :
« La fatigue, Iris, c’est ce qui arrive aux adultes, ça t’arrivera. »
Il réussit son tour de passe-passe, la jeune femme ricane assez pour être distraite de ses questionnements, ce qui lui donne l’occasion d’enchaîner :
« Tu aurais fait quoi si tu avais déployé la lame, et que ma tête avait roulé au sol ?
— Je sais ce que je fais. Répond-t-elle d’un ton assuré. »
À ces mots, elle appuie sur un bouton au niveau de l’embout de la canne. L’instant qui suit, annoncé par un cliquetis, un éclair métallique surgit de l’embout. Une lame fine de moins d’un centimètre, à peine un fil, longue d’un bon mètre, double la longueur de la canne de combat.
Amel regarde l’acier. Ses yeux s’arrêtent sur la pointe, et la fixent.
Sa vue était troublée par le sang des plaies de son nez et de ses arcades, mais il se souvient l’avoir vu ressortir de la clavicule d’Ylius.
Il avait rampé pour bloquer l’hémorragie de l’homme qui l’avait tabassé.
Lorsqu’Ylius avait rendu l’âme, il sentait la chaleur de son sang jusque dans ses coudes, même à travers l’armure.
Iris ne comprend pas, lorsqu’Amel secoue sa tête, se grattant les coudes. Il lui sourit lorsqu’il revient à lui, et demande :
« Tu marches un peu avec moi ? »
Elle acquiesce, trop heureuse qu’il lui accorde un moment privilégié où ils ne s’entraînent pas.
Mais les questions s’amoncellent dans son esprit.
De retour dans les couloirs du palais, cette fois aux côtés du colosse en armure qui attire les courbettes, Iris réfléchit. Amel lui, regarde droit devant, ses doigts se frottant les uns contre les autres, alors qu’il chasse chaque pensée qui s’impose.
La jeune femme pense à demander à son mentor combien de temps il lui reste. Mais voyant la réaction de ce dernier, elle sait déjà qu’il ne répondra rien, ou rien de sincère. Elle lui en veut de la protéger de cette évidence, mais elle ne saurait pas le confronter non plus, craignant de lui faire de la peine. Alors elle déglutit, et jette un œil au profil du Praedicator.
Comme sa mère, son visage est marqué. De multiples cicatrices, sur les arcades, le nez, les joues, les lèvres, et même un léger décalage au niveau de la mâchoire. Malgré cela et sa quarantaine, Amel avait les traits fins, presque ceux d’un jeune homme, et encore assez de cheveux blonds pour feindre la jeunesse.
Mais les cernes et les veines commençaient à annoncer l’hiver de sa vie.
Et elle ne peut rien y faire.
Elle repense à sa mère. Et sa culpabilité mute en colère.
Elle trouve un stratagème, pour à la fois terrasser le silence, et se plaindre auprès d’Amel :
« J’imagine que c’est ma mère qui t’a demandé de venir me voir ? »
L’un des sourcils du Praedicator se soulève. Il abaisse sa tête vers la jeune femme, l’observant d’abord en silence, avant de répondre :
« Je n’ai pas le droit de le faire de mon propre chef ? »
Iris soulève les épaules, l’air de rien. Tandis que l’homme, reconnaissant là toute l’ambiguïté de la communication d’Iris, émet l’hypothèse que :
« Vous vous êtes pris la tête.
— Comme à chaque fois ! Iris a immédiatement gagné deux octaves. Elle pense encore que je suis une gamine.
— Elle essaye de te protéger. Répond Amel, prenant le parti de Marion comme il l’a toujours fait.
— Elle essayait de me protéger aussi, quand elle préférait voyager que de s’occuper de sa fille ? »
Il aimerait pouvoir la faire relativiser, mais il sait qu’Iris utilise ce levier à chaque fois qu’elle a un reproche à faire à sa mère. Il ne peut pas nier que c’est un bon levier, elle a grandi dix ans sans père, et sans mère. Amel, piégé au milieu de cette relation filiale, connaît parfaitement les raisons de Marion, mais a vécu de plein fouet l’isolement et la détresse d’Iris.
C’est pour ça qu’il ne répond rien.
La jeune femme, sa rage fermentant jusqu’à devenir culpabilité, détourne le regard en fixant le bas des murs, puis ses chaussures.
Elle n’a pas encore l’âge de réprimer ses émotions plutôt que de réagir. La bile lui ronge les entrailles, l’œsophage, parfois même, elle la goûte dans sa bouche jusqu’au bout de sa langue. Elle s’en veut de la cracher trop souvent.
Les yeux mouillants, elle renifle en cachant toujours son visage avant de déclarer :
« J’essaye… mais c’est dur. »
Amel penche sa tête légèrement vers elle. Entendant les reniflements de la jeune femme, il soupire en acquiesçant :
« Ce n’est pas facile. Ne te sens pas coupable de cette rage, mais tu en es responsable, un jour, il faudra que tu lui en parles.
— Je préfère… d’un revers, elle efface l’écume de ses yeux, refusant de les laisser couler sur ses joues… je préfère éluder le sujet, tourner autour, ça fait trop mal de reconnaître que…
— … qu’elle t’a manqué. »
Elle ? Oui. Mais lui aussi. Mais lui c’est pire, lui, il n’a même pas eu la possibilité de la décevoir.
Marion, avant qu’elle ne revienne dans sa vie, elle l’avait idéalisée, elle imaginait une chevalière qui reviendrait du tour du monde, après avoir conquis les secrets des Précurseurs, une solution à la crise entre ses mains.
Mais elle était revenue amaigrie, faible, bredouille. Pas plus avancée qu’à son départ, des pages noircies de la vacuité de ses recherches. Elle était partie trouver des réponses, elle était revenue avec un silence coupable.
Mais dans l’esprit d’Iris, c’est comme si sa vraie mère était encore en dehors des murs de la ville, à la recherche d’une solution. C’était encore un être fabuleux. Ce n’était pas cette femme blessée et aigrie, au moins aussi têtue qu’elle…
… Marcheur lui dans son absence infinie, était toujours une sorte d’être surnaturel.
Lui, il avait encore l’occasion de revenir, et de tout solutionner.
Mais il est mort.
Et ça a toujours été abstrait pour Iris. Comment on fait le deuil de quelqu’un qui… n’a jamais existé qu’en récit ? Pour elle, son père était fait de la même matière que les légendes ou les rêves.
À la fois inexistant et éternel.
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