Déliquescence, troisième partie

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Elle aurait peut-être préféré qu’il n’ait même pas existé. Qu’il n’ait été qu’une histoire d’Amel et Marion.

Le pire, c’est que c’était possible. Et cette pensée la plonge encore plus dans la culpabilité.
Une quinte de toux soudaine la tire de ses ruminations. Amel contient sa toux dans son coude, et ravale sa salive en maîtrisant son besoin de dégager ses bronches.
De l’écume écarlate souille la commissure de ses lèvres. Du pouce, il efface la trace. La jeune femme le regarde, ses yeux accusant Amel de son silence et de son déni.
Ils s’observent et leurs doigts se crispent.

Si l’homme a l’habitude de naviguer dans l’ambiguïté, c’est un exercice encore difficile à maîtriser pour Iris :
« Que ma mère m’infantilise, ça se comprend, mais tu pourrais au moins me dire la vérité. »
Il est rare que la jeune femme fasse preuve de l’acuité d’une adulte. Mais lorsqu’elle assène cette phrase, il déglutit, avant de répondre du ton le plus égal possible :
« On connaît mal la maladie, ça peut prendre des années comme ça peut prendre quelques semaines.
— Et tu comptes faire quoi pour lutter ?
— Que veux-tu que je fasse contre la peste grise ? Que j’arrête de respirer la cendre ? »

Son sarcasme et sa soudaine agressivité désarçonnent Iris, qui entrouvre les lèvres en reculant d’un pas. Constatant la réaction de la jeune femme, la mâchoire d’Amel se serre, avant qu’il n’adoucisse son ton et ajoute :
« On est tous égaux face à cette maladie... »
Du bout du couloir, des bruits de pas rebondissent jusqu’à leurs oreilles. Le Praedicator regarde venir le garde, qui halète en maintenant sa foulée, provoquant le cliquetis de ses tassettes et jambières. Lorsqu’il arrive à quelques pas d’eux, Amel conclut :
« Mais si ça peut te rassurer, je ne pense pas qu’elle me prendra. »
La jeune femme regarde le profil de son mentor, fronçant les sourcils en ne comprenant pas l’air soudainement grave de l’homme ?
« Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Le garde s’arrête enfin devant le Praedicator, à deux mètres de distance, il s’incline pour rendre hommage à ce qui se rapproche le plus du dirigeant du Royaume. D’un balancement de la main, Amel invite le garde à écourter les formalités et commande :
« Rapport. »
Une inspiration profonde plus tard, l’homme regagne son souffle et déclare :
« Les rapports confirment l’arrivée prochaine des Vylyindiens, une force de trois mille hommes, à cinq jours au moment où l’avant-poste des frontières Est a fait son rapport.
— Cela veut dire à un jour maintenant.
— En marche forcée, oui. »
Amel lève son visage d’un air pensif. Iris regarde le visage dégoulinant de sueur du garde, peinant à imaginer quelle folie peut pousser trois mille hommes à traverser une mer et la moitié d’un continent à une telle époque.
Le Praedicator hoche la tête et commande :
« Dites à l’Ordre Praeceptor de se tenir prêt, prévenez aussi la garde, que tout le monde se prépare, mais que personne ne se mobilise, nous allons discuter de ça avec le conseil. »
Un bref salut plus tard, et le garde fait volte-face, en direction de la garnison.

Iris secoue la tête, et fronce les sourcils en interpellant Amel d’une voix sèche :
« Tu savais qu’ils arrivaient ?

— J’avais eu un rapport. Confirme-t-il, provoquant un soupir éructif à la jeune femme. Tu t’attendais à être la première prévenue ?

— Je m’attendais à savoir avant la veille que l’Empire marchait sur nos terres, oui. Siffle-t-elle entre ses dents.
— L’Empire est au moins aussi exsangue que le Royaume. Affirme-t-il en dressant son index vers Iris. Ses sourcils froncés, il met au défi Iris de hausser le ton. Et ne t’avise pas d’ébruiter l’information, le conseil doit se réunir.

— Et je dois rester à l’écart des échanges, c’est ça ?

— Le temps que nous envisagions tous les cas de figure et que nous établissions une stratégie de négociation, oui. »
Les dents d’Iris grincent. Elle baisse les yeux, non pas qu’elle craigne le regard de son mentor, mais si elle devait les croiser, il n’est pas impossible que son œillade seule suffise à le blesser.
Se retenant de jurer devant Amel, elle claque les talons et s’éloigne, partant en direction d’une autre aile du Palais.
Derrière elle, Amel amène sa bouche dans son coude. Une série de quintes de toux, toujours plus fortes et grasses, arrache du fond de sa gorge des miasmes écarlates.
Des gouttes roulent le long de ses avant-bras, avant qu’il ne les efface d’un revers de linge. Les yeux brillants, la gorge enrouée, il se dirige vers les quartiers de Marion.
Il veut qu’elle soit sa première interlocutrice, avant que le reste du conseil ne se réunisse.

Le vent souffle dans le crénelage, au sommet des murailles.
Là où elle regarde, la falaise escarpée est balayée par les bourrasques, qui font sombrer des avalanches de cendres en contrebas.
Iris, le pied appuyé sur un merlon, regarde le sol à dix mètres au-dessous d’elle. Cette partie du plateau s’éloigne du Palais pour s’enfoncer dans les chaînes de montagnes de Ragwell.
Le regard de la jeune fille suit la falaise jusqu’à ce qu’elle se conclue par un plateau lointain, où un arbre finissant de s’assécher lui montre sa retraite.
Lorsqu’elle est aussi furieuse, il n’y a que la solitude hors des murs du Palais qui la protège de toute sa violence contenue.
La cicatrice au dos de sa main s’entrouvre. La plaie finement ouverte attire les particules azurées crépitantes dans les airs, qui s’immiscent entre la chair et rejoignent ses veines.

Lorsque les canaux hématiques sous sa peau se mettent à luire, elle se hisse sur les créneaux et saute.
Son corps s’effondre dans le clair-obscur de la soirée. Les roches du rempart défilent derrière elle, alors que le sol s’approche de ses jambes.
Mais l’air se densifie sous ses pieds, et l’atmosphère devient si épaisse qu’elle marche un instant dans le vide avant de poser les pieds sur la roche.
Comme si de rien n’était, Iris marche le long de la falaise escarpée après une chute qui aurait dû briser les os de tout son bas de corps. Soumise aux bourrasques des vents du soleil mourant, elle lève son bras pour protéger son visage des fouets de l’astre.

Seule dans la tempête, enfin, elle s’autorise à ce que les plaies de sa Marque s’ouvrent. Le sang qui s’écoule de la blessure éternelle est vite remplacé par l’amoncellement des braises qui enflamment ses veines.
De ses jambes au sommet de son crâne, elle sent la chaleur la prendre tout entière. Sa vue se trouble, les paysages torturés des champs de roches se mettent à luire d’une aura bleutée.
Et elle les entend.
Les chants.

Iris a dû attendre ses sept ans pour sortir de sa chambre, et découvrir qu’elle était la seule à avoir ces drôles de cicatrices au dos de sa main droite. L’apparente normalité de la Marque, un fait qui allait jusque là de soi, était devenue une bizarrerie sous le regard des autres.
De plus en plus exposée aux commentaires, elle apprit que les chants qu’elle entendait dans sa tête, et qu’elle psalmodiait parfois entre ses dents, étaient eux aussi une de ses particularités.
Comprendre cette singularité l’avait poussé à lutter contre eux. Et la seule solution avait été de fermer son corps à l’énergie dont il avait pourtant besoin pour fonctionner normalement. Elle avait appris à réserver son état normal à sa solitude, et la restriction et la privation étaient devenues ses armes pour apparaître comme à peu près normal auprès des autres humains.
Ça lui avait permis d’être suffisamment normale pour socialiser, se faire quelques rares amis, à qui elle ne pouvait jamais faire de confidences pleines et entières sur sa nature. Déjà parce qu’elle avait encore trop peur.
Mais aussi parce qu’elle-même, ne savait pas précisément ce qu’elle était. Et sa mère avait échoué aussi à lui donner des explications.

Cette méconnaissance d’elle-même avait rendu Iris de plus en plus réservée, bouillonnante. Attirée par les autres de façon magnétique, et repoussée avec d’autant plus de violence lorsque sa singularité finissait par transparaître.

C’est pour ça que la solitude est devenue le domaine de l’expression de sa nature qui reposait sous un voile pudique.

Et qu’une fois libérée des regards, elle se mettait à balancer son bras Marqué dans l’air. Et chacun des mouvements de ce balancier énergétique provoquait des contractions des braises azur dans les airs, devenant des vents ardents qui dansaient au rythme de la jeune femme.

Elle pouvait employer l’énergie de la tempête de cendres et de braises, comme un fouet qu’elle faisait filer et claquer dans l’air. Elle ressemblait à une danseuse dont les mouvements projetaient des flammes.

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