Déliquescence, Quatrième Partie
Et depuis les remparts, là où Marion et Amel s’étaient réunis pour parler à l’écart du conseil, ils voyaient, à plusieurs centaines de mètres de là, filer et claquer un bras d’énergie azurée.
Ils avaient déjà observé ce phénomène, sans jamais lui donner de nom, ou d’origine. Pour eux, c’était une énième manifestation de l’agonie céleste.
Ce spectacle d’éclairs dans la tempête furieuse provoquait l’émerveillement temporaire de Marion. Pendant un bref instant, elle se rappelait à la curiosité qui l’avait poussée à quitter la campagne, à l’âge de quatorze ans, pour gagner la Capitale Ragwell, et devenir étudiante en archéologie.
Pendant un bref instant, elle souriait.
Et le dos de sa main droite, la grattait.
Effleurant sa peau, elle se rappelle de sa grossesse.
Elle sentait Iris jusque dans ses veines, qui se gorgeaient de l’énergie qui finirait par irriguer le corps de sa fille. La Marque d’Iris, dont Marcheur avait fait don à sa fille au seuil de la mort, avait influencé toute la croissance de l’enfant.
Marion, n’avait eu de cesse de craindre qu’elle naisse morte. Entre les bouffées de chaleur, les sueurs froides, les contractions erratiques sans aucune cohérence… et lorsqu’elle est venue au monde, déjà saturée de l’énergie qui aurait tué n’importe quel autre humain…
… Elle en a eu peur.
Elle n’a jamais cessé d’avoir peur de cet enfant.
Amel entend un crissement léger contre la pierre. Lorsqu’il abaisse son regard vers les mains de Marion, ses ongles grattent les créneaux.
Il pose ses doigts sur les poignets de la dame. C’est un geste ferme et résolu, mais elle le sent comme une étreinte chaleureuse.
Lorsqu’elle enlève ses mains de la roche, et qu’il détache ses doigts de ses poignets, elle remarque que des tâches rouges souillent sa peau.
Elle lève son regard vers le Praedicator, qui se détourne vers l’horizon fardé de grisaille, à la recherche d’un point de fuite assez lointain pour échapper aux questions de Marion.
Il ne pourra s’en soustraire :
« En règle générale, quand la toux est sanguinolente, il reste…
— … un an. Conclut-t-il sans acquiescer. Son regard toujours au loin, là où il n’y a rien d’autre à voir que la tempête. Quelle importance ? Vylyindyl approche. »
Les lèvres de Marion s’entrouvrent. Ses sourcils se froncent, tandis qu’elle prend la mesure de ce qu’il vient de lui révéler.
Elle se tourne à son tour vers l’horizon, cherchant vers les champs lointains un signe d’une armée à venir, ses oreilles à l’affût de clameur belliqueuse.
Mais il n’y a que le sifflement des vents et le crépitement des braises pour fendre le silence.
« Je croyais que c’était des rumeurs et de la légende urbaine. Murmure-t-elle du bout des lèvres, Vingt ans plus tard, qu’est-ce qui les motive à revenir maintenant ?
— Ma principale hypothèse est la même que ce qui les a poussés à nous coloniser sous Rysonnel II : la famine.
— Ils viendraient prendre nos terres agricoles ? La dame fronce les sourcils, envisageant l’état déjà déplorable de leurs cultures, et ce que ça serait pour une population deux à trois fois plus importante, Ils s’imaginent que nous sommes épargnés par les conditions climatiques ?
— Le désespoir fait faire de drôles de choses. »
Leurs lèvres se closent, leurs yeux sondent le voile de cendre. Si la tempête pouvait leur dire ce qu’ils devaient faire, ils auraient été tout ouï à ses hurlements.
Marion, secoue la tête en constatant son incapacité à voir clair dans la crise à venir, et demande :
« Ariane et Xilwell, auraient-ils su quoi faire ? »
L’Archiviste du Royaume et le Roi ont fait face à bien des crises. Si Marion a appris auprès de la dame la plus ancienne et la plus sage de l’Histoire du Royaume, jamais elle ne s’est sentie à la hauteur de la tâche. Pour Amel, c’était pire encore, aucun sang bleu, aucune légitimité populaire ne lui octroieraient l’aura d’un Roi.
Il répond d’un souffle :
« Ils n’ont pas réussi à sauver la couronne. Il est même acceptable de dire que Xilwell l’a sacrifié pour l’unité nationale… non. Ils n’auraient pas su quoi faire. »
C’était rassurant. Savoir que personne n’aurait pu mieux savoir qu’eux.
Tout sera décidé en concertation. Amel préfère diriger la conversation dans un autre sens :
« C’est compliqué avec Iris ? »
Elle soupire et penche la tête sur le côté. Derrière elle, la danse du fouet d’énergie s’est apaisée, désormais, les falaises du Palais sont aussi ternes que le reste du paysage.
Marion répond :
« Elle pousse plus vite qu’elle ne mûrit.
— Elle ne jurerait pas au Conseil, on a vu des décideurs plus déconnectés.
— Mais aucun de moins de vingt ans, qui n’a grandi que derrière les murs d’un Palais, assène Marion en durcissant le ton, et la perspective de laisser la fille venir aux côtés de la mère, quoi de mieux pour fragiliser le crédit du Conseil ? »
Amel ne répond pas. Il se détourne vers le maelstrom, se retenant de dire qu’il n’y a aucune structure crédible dans cette époque. Le Conseil ne vacille pas dans le vent, il est emporté avec. Toutes les certitudes civilisationnelles sont baladées dans la tempête, mais le bas l’ignore, ou consent au jeu de dupe en sachant que rien ne peut s’organiser quand ni la terre, ni le vent, ni le ciel ne veulent de la vie.
Il a été chargé d’organiser la ruine et l’agonie du Royaume, pas son renouveau. Et la maladie ne vient que confirmer que son temps est probablement ce qui reste à l’Histoire de sa civilisation.
Amel n’a rien à ajouter. Si ce n’est :
« Allons nous concerter, alors. »
Lorsqu’il fait volte-face et se dirige vers les escaliers menant à l’intérieur des remparts, Marion regarde encore l’horizon masqué.
Elle sent dans l’atmosphère une tension. Une tension familière. Un vent contraire et froid. Elle baisse son regard sur son avant-bras découvert, et découvre les poils de son bras, dressés comme des aiguilles, ses pores dilatés.
Lorsqu’elle lève la tête, son regard est comme aspiré par la direction où elle a contemplé les éclairs d’énergie.
Son cœur ne ralentit pas, même lorsqu’elle s’enfouit dans les remparts à la poursuite du Praedicator.
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