Déliquescence, Sixième Partie

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Elle vivait par procuration la vie du Palais, à travers la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la cour, où le monolithe la berçait du roulement de ses veines azurées.

La neige grise n’était pas encore associée aux quelques malades que l’on trouvait encore dans les hospices. On trouvait des enfants pour la compacter entre leurs doigts, en faire des boules avant de se les jeter à la figure. Ce qui était encore des signes d’innocence deviendrait au fur et à mesure des années de véritables tentatives de meurtres, lorsque la simple ingestion de la neige de cendre serait une des causes de l’épidémie.

La jeune fille regardait le monde se faire sans elle. Elle fantasmait le long du jour, et dessinait ce monde imaginaire le soir. Sa chambre était couverte de dessins, là celui de sa mère, battant la campagne aux arbres colorés, à la recherche de ruines interdites, combattant dragons et vouivres. Ici, c’était Amel qui commandait à une grande armée, et menait bataille contre Vylyindyl pour la tenir loin des frontières du Royaume.
Puis il y avait cet homme, dont elle rêvait toujours. Décrit par les mémoires qu’elle lisait de sa mère. Musclé sous un long manteau de daim, une écharpe orangée autour du cou.
Marcheur, même mort, continuait de battre la campagne. Elle rêvait parfois que ses parents se retrouvaient, et qu’ils revenaient ensemble.

Mais après chacun de ses rêves, le jour était toujours levé, et le soleil, toujours plus froid.

Amel venait lui rendre visite fréquemment. Parfois, ils sortaient ensemble dans la cour, où elle se rendait compte qu’elle avait peur d’approcher les autres enfants. Leurs regards fuyants, cachés derrière les colonnes de la balade enceintant la cour, tremblaient à la vue de la Marque.

Elle ne brillait pourtant pas.

Durant ces balades, Iris se sentait de plus en plus observée, de plus en plus jugée et moquée. Lorsqu’elle retrouvait sa chambre, elle se grattait le dos de sa main.

D’abord avec ses ongles.

Puis avec les crayons.

Un jour, avec les ciseaux.
Quand Amel est rentré dans la pièce, il les a pris, a nettoyé et désinfecté les plaies, et Iris n’est plus sortie.

Elle mangeait déjà peu. Ce fut facile d’arrêter tout court.

Plus elle s’émaciait, plus les visites d’Amel étaient désagréables. Il venait avec toujours plus de sucreries et de viennoiseries. Il dépensait des sommes astronomiques pour en avoir, plus de huit ans après le début de la mort du soleil, il y avait de moins en moins de boulangers et de confiseurs.
Mais Iris ne mangeait pas plus. Les viennoiseries séchaient sur le bureau, les bonbons se gâtaient. Bientôt, les odeurs de sucre et de pains aromatisés embaumèrent sa chambre tout entière. Elle commença alors à cacher son nez, derrière les couvertures, repliée sur elle-même.

Dans sa tête, les chants devenaient de plus en plus pressants.
Elle s’était inventé un ami dans un continent lointain. Son visage était un ovale de cire, des fentes sombres pour les yeux. Son corps était couvert d’un voile noir. Le vent ne révélait presque pas ses formes.
D’abord, elle parlait juste à cet ami. Il écoutait ses plaintes, son histoire, ses visions, ses rêves…

… sa Marque.

Et un jour qu’elle murmurait dans le secret de son oreiller, elle entendit toquer.

Elle souleva sa tête, à la recherche de l’origine de ce son. Elle ne trouva rien d’autre que l’obscurité dans la pièce.

Alors qu’elle rabaissait sa tête pour se rendormir, à nouveau, on frappa quelque part. Le bruit sourd, cette fois, la fit se lever. Elle s’avança vers la porte, sentant un souffle froid dans son dos se devait être la fenêtre, qui laissait passer un léger courant d’air.

La porte était bien sûr fermée, comme toutes les nuits.
Elle était soulagée que rien n’ait changé. Lorsqu’elle fit volte-face, et que l’ombre de la fenêtre assombrit son visage.

Elle le vit.

La fenêtre ouverte, le vent froid de l’hiver contourant son corps à la silhouette flottante, il se tenait agenouillé, prêt à entrer dans la chambre.

Son visage de cire se voyait dans la nuit, mais ses yeux étaient aussi sombres qu’elle.

Les personnages des rêves sont à la fois définis et indistincts, aux yeux des rêveurs. Leur apparence et leur reconnaissance reposent sur la foi en la matière onirique.

Iris, par les battements de son cœur à ce moment, et la sensation de froid sur les poils de ses bras, comprit qu’il n’était pas question de foi à ce moment précis.

Il était .

Et un éclat bleuté se dégageait de sa main gauche, là où, sous son voile, Iris sentait la Marque qu’il cachait.

Et la propre Marque d’Iris s’était ouverte. Elle sentait un liquide chaud rouler sur la peau de ses doigts, puis goutter au sol.

Dès qu’il entendit le clapotis de la première goutte, son visage se tourna vers elle. Quelques secondes plus tard, il murmurait d’une voix qu’elle entendit à l’intérieur de son crâne :

Il faut la réveiller.

Masqué.

C’est ainsi qu’elle l’a rebaptisé. D’abord un rêve, un confident illusoire, son existence avérée a fait imploser l’univers intérieur d’Iris.

Il était venu l’enlever, la conduire au cœur des montagnes, dans les bassins d’énergie des ruines des Précurseurs.

Là-bas, il l’y a jeté. Sans précaution, sans la moindre forme de tendresse.

Sa peau se rappelle encore de la brûlure. Sa gorge, sa trachée, ses poumons – tous ses organes – encore du magma azur qui est venu imbiber ses muqueuses, ses cartilages, ses os. Cela revenait à boire le cœur d’un soleil, et qu’au lieu de s’évaporer, le corps de la jeune fille s’est mis à se régénérer. La peau collait à ses os, s’est épaissie, tous ses organes se sont gonflés comme des éponges, nourris de la seule nourriture qui leur était vraiment nécessaire.

Et quand, au fond du bassin d’énergie, elle s’est rendu compte qu’elle vivrait encore, elle s’est senti la force de lever le bras. La surface du bassin a été fendue, des doigts sombres vinrent saisir les siens, et elle fut arrachée aux eaux de son baptême.

Lorsque son ravisseur et libérateur la ramena à sa chambre, elle s’agripait à son cou de ses deux bras, ses jambes enroulaient autour du ventre du spectre au visage de cire.
Elle plantait ses ongles pour qu’il ne l’abandonne pas. Murmurant d’un souffle court :

« Reste, reste, reste... »

Chaque mot suivait les palpitations de son cœur en surchauffe. Les doigts qui se glissèrent sous ses bras n’eurent aucune difficulté physique à la détacher.

Mais elle se souvient, du moins espère s’en souvenir, avoir senti ce corps trembler, lorsqu’il la déposa sur son lit.

Le lendemain, quand Amel est venu, Iris ne lui a pas donné le choix. Dès que la porte de sa chambre fut entrouverte, elle bondit en dehors, passant entre les jambes des passants s’il le fallait, et elle se cacha tout le jour, partout où il serait difficile de atteindre.

Et le soir même, elle dormait dans les quartiers d’Amel.

Et le lendemain, il l’entraînait comme les moines combattants de l’Ordre Praeceptor étaient entraînés.

« Et tout ça, tu n’y es pour rien... »

Dit-elle à la tombe. Les bourrasques tenant lieu de réponse.

« … Si ce n’est que si tu avais été là, ça ne se serait pas produit. »

Le malheur des univers parallèles, c’est qu’ils le demeurent. Comme tous les fantasmes qui naissent dans l’esprit des enfants seuls, ils ne sont réconforts que lorsqu’ils ne sont pas confrontés aux symboles de la réalité.

Les espoirs sont de la même matière que les rêves.

Et contrairement à Masqué, Iris a beau les avoir priés de toutes ses forces.

Marcheur n’est jamais sorti de terre.

Et Marion ne s’est jamais excusée.

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