Déliquescence, Huitième Partie
La peste frappe tous les hommes, du roturier à l’empereur. Depuis sa défaite face à sa colonie voilà deux décennies, Vylyindyl a troqué son empereur contre un Conseil restreint de hauts consuls. Iris prit la nouvelle de la venue du dernier survivant du Triumvirat comme une perspective inquiétante. S’il était probable que les Vylyindiens aient vraiment besoin d’alliés dans de telles circonstances, il était tout aussi probable qu’ils soient capables du pire si Rysonnel venait à leur refuser son aide.
Vingt ans, c’est assez pour qu’une catastrophe et une épidémie défigurent le monde connu. Mais était-ce assez pour que la poussière soit déjà retombée sur les rancœurs ?
C’était plus qu’incertain.
Iris expire lentement, sa Marque lui brûle. Elle considère toutes les éventualités, mais ne saurait rien garantir. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle doit transmettre les informations à Amel.
Aussi se risque-t-elle à demander à Masqué :
« Quel est ton point de vue sur la situation ? »
Le maître assassin est une âme prudente. Son calme en toute circonstance ne présage jamais de sa position sur quelque sujet que ce soit. Après un moment de réflexion, le regard toujours porté vers la tombe, il répond :
Sayem sait qu’il s’engage dans de délicates négociations. Il regarde le Palais, que l’on aperçoit à peine dans le maelstrom. Il a fondamentalement raison, ni le Royaume, ni l’Empire ne survivront seuls.
« Mais qu’advient-il s’ils n’arrivent pas à s’entendre ? »
Les peuples suivront le parti qui a la vision la plus claire et la plus lisible. Iris prend bien note de sa posture, une boule se forme à la base de sa gorge. Si Sayem obtient la majorité auprès du Conseil de Rysonnel, le Royaume, ou ce qu’il en reste, suivra.
« Et s’il s’avère que le Conseil décide de suivre, mais que quelques-uns s’opposent malgré tout à cette alliance, qu’est-ce qu’il se passe ? »
Le masque de cire s’abaisse. Regardant la vallée en contrebas, il est difficile de savoir si Masqué cherche quelque chose de particulier du regard, ou s’il réfléchit à ce qu’il pourrait bien répondre.
Il se retourne vers la jeune Marquée. Bien qu’elle n’ait pas son expérience, il n’est pas stupide, elle connaît déjà la réponse à sa question :
La minorité se pliera à la majorité.
« J’imagine mal Amel acquiescer à ce scénario. »
Et je l’imagine mal pouvoir s’opposer seul à ce scénario. Répond Masqué sans la moindre agressivité à l’égard d’Iris, mais la cinglante réponse assombrit le regard de la Marquée. Les vieilles rancœurs n’aideront personne face à l’agonie du soleil, si l’humanité veut survivre, elle doit se serrer les coudes.
« Mais que nous fassions face à dix mille ou à cinq mille, ne changera pas grand-chose au problème, sinon que nous serons plus nombreux à nous disputer nos dernières ressources. »
Masqué acquiesce. Il toise Iris, et se redresse sur ses appuis :
Alors nous sommes face à une impasse. Et nous ne pouvons pas leur demander d’accepter la fin sans rien faire. Leurs derniers moments les regardent.
Elle ne comprend pas ce ton détaché. Ils ont beau avoir une condition différente du reste des hommes, ils n’en restent pas moins liés à leur sort, sinon par appartenance à leurs groupes, au moins par leurs affinités.
« Toi, qu’est-ce que tu as en tête ? »
Iris, depuis peu, sent bien ce qui caractérise le monde des adultes.
L’ambiguïté.
Arrive ce jour terrible, où la conscience de l’homme devient telle qu’il prend en considération tout ce qu’il arrive à penser possible. Ce moment marque la fin de la capacité à décider vite, et à vivre légèrement. Elle n’était déjà pas une enfant que le vent pouvait emporter, elle se précipitait vite dans un monde où toutes les fibres de son âme seront faites de plomb.
Si le vent révèle le corps squelettique de Masqué sous son voile, il ne saurait infléchir la masse qui caractérise sa vision du monde.
Sa réponse est fidèle à leur temps :
Comment le savoir par avance ? Iris se sent soulagée, et trahie. Trahie parce qu’une part d’elle, encore juvénile, attend de l’homme la réponse d’un père, qui cache à son enfant la cruauté des responsabilités. Ç’aurait probablement été la réponse d’Amel, celle qui réchauffe le cœur, mais prépare le terrain à l’amertume, quelques temps plus tard.
Là, elle la goûtait déjà du bout des lèvres.
Ton père n’a pas fait défaut à ma sœur, quand elle avait besoin qu’on l’accompagne. Ses mots ont un poids terrible. Je ne t’abandonnerai pas comme je l’ai fait pour Ariane, tu resteras ma priorité. Si j’ai le choix.
Ce pacte fait l’effet d’un incendie dans le cœur de la jeune femme. Elle déglutit, ne sachant que répondre.
Avant qu’il ne se retourne complètement, il jette un œil à la tombe de Marcheur.
Il adresse un regard appuyé à l’écharpe, dont les bouts battent au vent.
Je n’oublierai pas qu’il a été là pour ma sœur, je serai là pour toi.
Iris sait de quoi il parle.
Mais lorsqu’il s’évanouit dans les airs, regagnant la tempête et par-delà, l’armée de Vylyindyl, tout cela la ramène à sa connaissance.
Ce qu’elle sait n’est qu’un récit. Lorsqu’elle se tourne vers l’arbre, elle ne peut qu’imaginer qu’un jour, il a eu des feuilles.
Et quand elle regarde l’écharpe, elle ne peut que se la figurer au cou d’un homme.
Iris, décroche la canne à son côté. Elle l’observe, détaille les runes gravées dans le manche sombre, elles s’imprègnent de l’énergie azur au contact de sa main.
Même cette canne est l’héritage d’Ariane. À qui elle doit la Marque qu’elle porte, et que son père a portée avant elle.
Si sa vie ne peut avoir de sens par elle-même, autant qu’elle s’inscrive dans une lignée.
D’une main, elle attrape le foulard qui bat au vent, de l’autre, elle déploie la lame de sa canne. Se servant du fil de l’acier, elle découpe une languette du vêtement de son père. Elle détache le morceau en tirant dessus d’un coup ferme, avant de l’enrouler à la garde de sa canne, le nouant aussi solidement qu’il ne le fut autour de la tombe.
Lorsque le tissu orangé flotte au bout de la canne, juste en dessous de la lame. Elle pousse un profond soupir.
Puis, forte de la connaissance d’une tempête à venir, part en quête du Conseil.
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