Déliquescence, Neuvième Partie

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Le trône demeure, vide, au sommet de ses degrés. Sur le sol de l’estrade, la cendre est quotidiennement chassée, pour éviter que les mosaïques représentant les six précédents monarques soient masquées.
Le hall de la salle du Trône, entouré des six statues composites des rois Rysonnel, s’étend sur plus de cent mètres. Au milieu de ce long chemin d’honneur, a été installée une table ronde, qui enceint la seule statue intacte, la plus récente.

Hommage vibrant au seul Roi de la lignée Xilwell, il est représenté, la couronne au bout de ses doigts, la cédant à un bouquet d’une dizaine de mains anonymes.

L’Histoire devait se rappeler de son sacrifice. Rendre la couronne à son peuple, pour sauver la stabilité de la nation.

Amel a été placé derrière le bouquet de bras tendus. Il sait ce que ça veut dire.
Des douze sièges présents autour de la table, seuls six sont désormais occupés.

Amel, en qualité de Praedicator et chef des Armées en intérim, ouvre le bal des échanges :
« Conseil, nous avons eu confirmation de l’arrivée imminente des forces Vylyindiennes. Un homme frêle, aux tempes grisonnantes, acquiesce aux paroles du Praedicator. Au signe de ce dernier, l’homme se redresse, et ajoute :

— Nous voulions en être certains, mais les rapports sont clairs, trois mille. Affirme-t-il. Assez pour assiéger la Capitale, s’ils le souhaitaient.

— Pourquoi le souhaiteraient-ils, Edan ? Nimod, homme au visage buriné aux cheveux cendrés, et à forte carrure se redresse. Ils n’ont pas besoin d’entrer dans la ville pour prendre les vivres, ce qui est la seule chose de valeur que nous possédions encore. »
Marion, silencieuse, observe la réaction des autres conseillers. La superviseuse des guérisseurs et apothicaires de la Cité, Shifa, a l’air détachée des échanges. Ses cernes sont si grandes et profondes que ses yeux semblent prêts à s’affaisser pour s’y loger. Elle passe nerveusement sa main dans sa chevelure blonde, et se gratte le crâne, étouffant sa toux dans son épaule.
La dernière femme du conseil, Maïlys, regarde la cheffe des guérisseurs chaque fois qu’elle est prise par une quinte. Elle pince ses lèvres en constatant que la maladie a encore frappé le conseil. Les teints d’Amel et de Shifa trahissent leur état avancé. Elle se redresse pour prendre part à l’échange :
« Si tel est le cas, nous devons cueillir et déterrer le peu de légumes et racines mûrs que nous ayons, et les ramener à l’intérieur de la Cité. »
Elle s’appuie sur ses puissants avant-bras, qui l’aident à compenser son allure gracile. Elle paraît plus massive qu’elle ne l’est par une chevelure sombre qui évoque les crinières de certains animaux des Plaines de Quosib, quand Rysonnel avait encore un désert couvert de sable et non de cendre. Edan, superviseur des derniers avant-postes du Royaume et du peu de communes qui demeurent, intervient :
« L’idée n’est pas mauvaise, on ne peut de toute façon pas défendre nos champs, ils sont trop étendus, nous n’avons pas assez d’hommes.

— Il n’est pas encore question de livrer bataille. Interrompt sèchement Nimod, Que je sache, ils ont plutôt intérêt à chérir mes champs s’ils veulent que leur conquête ait de la valeur. »
Tes champs ? Songe Marion silencieusement, ne pouvant s’empêcher de trahir son amusement par un sourire en coin. Nimod, remarque l’air goguenard de l’Historienne, et choisit de n’y répondre que par un regard sombre, avant de reporter son attention sur le chef des Armées :
« Votre avis, Praedicator ? »

Il racle sa gorge, le plus silencieusement possible. Les couleurs sont floues, et la sueur perle aux coins de ses tempes. Il prend une longue inspiration avant de se redresser, de placer ses mains sur la table, et de prendre toute la largeur qu’il peut.

Il finit par répondre :
« Nous ne savons rien de leurs intentions. En l’absence de... »

Il s’interrompt alors que le Conseil entier entend des protestations venant de derrière les portes. Quelques secondes de murmures passent, jusqu’à ce que les portes de la salle du trône s’ouvrent.
Les yeux de Marion se révulsent, tandis que Nimod laisse siffler entre ses dents :

« L’entendeuse de voix. »

Des pieds si fins ne devraient pas autant battre le marbre, pourtant, nul ne peut ignorer le boucan de sa démarche. Elle marche aussi vite qu’elle le peut, probablement au rythme de son cœur emballé.
Sans se présenter, elle s’appuie sur la table, là où un des sièges est vacant, et déclare :
« Un Haut Conseiller du nom de Sayem mène les forces de Vylyindyl vers nous. Après avoir manqué de jaillir de ses orbites, les yeux de Marion s’enfoncent tandis que ses sourcils se froncent, Ils ont l’intention de négocier une alliance pour faire face à la crise climatique.

— Il est de coutume de s’annoncer et de se présenter même dans une discussion de comptoir, jeune fille. Rétorque d’un ton sentencieux Nimod en se redressant de son siège. Votre parenté à Dame Véeltath ne vous donne aucun privilège. »

Les yeux d’Iris tremblent, tandis qu’elle fait face au visage sévère du conseiller de l’agriculture. Tous les regards sont braqués vers elle, leurs expressions varient de la sévérité pour ses proches à la curiosité pour les trois autres membres.

Même le teint de Shifa s’est un peu empourpré.

Iris ravale la boule qui lui obstrue la gorge, elle comprend que si elle répond à l’objection du conseiller, elle tombera dans son piège. Elle poursuit son exposé en tapant de l’index sur la table :
« Ils sont aux abois, nous devons anticiper qu’ils pourraient être agressifs si nous n’acceptons pas leur condition, préparer les négociations en terrain neutre, à l’écart des forces de chac…
— … M’avez-vous entendu, Véeltath !? La coupe Nimod en haussant le ton.

— Ça suffit vous deux. Dit Amel d’une voix forte mais tremblante, étouffant une quinte de toux.

Nous deux !? S’insurge le conseiller en se tournant vers le Praedicator, Vous me mettez sur le même plan qu’une gamine entendeuse de voix que votre Ordre aurait eu tôt fait de mettre sur un bûcher en d’autres tem... »
Marion bondit de sa chaise et frappe du poing sur la table, attirant immédiatement l’attention sur elle.

Son regard transpercerait le soleil, s’il se mettait en travers de son chemin. Les épaules si avancées que ses deltoïdes en saillissent.
Nimod s’est tu, tétanisé par la posture et la fureur dans les yeux de la mère Véeltath.
Iris elle-même ose à peine poser le bout de ses doigts sur la table qui tremble sous la pression des poings de la conseillère.
Elle n’a rien à dire de plus.

Par son silence, Nimod se rétracte de son accusation. Amel, comprenant qu’il est seul à pouvoir faire retomber la tension, prend prudemment la parole :

« D’où tiens-tu ces informations, Iris ? »

La question tombait sous le sens, mais la Marquée ne l’avait pas anticipé. Son regard vire vers la droite, avant qu’elle ne se reprenne et réponde :
« Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est de le savoir pour anticiper ce qui va suivre.

— Bien sûr, et faire reposer la stratégie du Royaume sur une affabulation pour forcer votre entrée au Conseil. Réagit Nimod, veillant toujours d’un œil sur Marion qui, bien que concentrée sur lui, est attentive à sa fille. À moins que la raison ne soit de l’intelligence avec l’ennemi – ce dont je doute – vous n’avez aucune raison de nous le cacher. »
La jeune femme s’attend à ce qu’à nouveau, Amel et Marion lui viennent en aide et interviennent. Mais les deux conseillers restent silencieux au long de plusieurs secondes.

Iris comprend qu’elle a actuellement ce qu’elle voulait, des responsabilités, et notamment le poids de la réalité. Cette position lui paraissait plus agréable en fantasme.
Elle n’est pas une menteuse. Elle s’humecte les lèvres avant d’admettre :
« Il y a des années, lorsque je vivais dans ma chambre, à l’écart de tous. Précise-t-elle, ses mots suffisant à dévier les regards d’Amel et Marion. J’entendais effectivement des voix, dit-elle en défiant Nimod. Ce dernier lève un coin de ses lèvres en voyant l’acte de défiance de la jeune femme. Et notamment celle du maître assassin de Vylyindyl. »
Amel, conscient de ce fait, sent le regard de Marion dévier vers lui, alors que tous les autres conseillers écoutent avec une attention redoublée la jeune Iris.

Elle voit bien qu’elle a fait un pas dans une direction de laquelle elle ne peut plus revenir, et poursuit ses explications :
« La chose que j’ai au dos de la main, la Marque, est un artefact qu’Ariane a transmis à Marcheur, mon père, puis qu’il m’a transmis. Mais elle a une jumelle, que le Maître assassin porte.
— Quand vous parlez du Maître assassin, l’interrompt Edan, haussant un sourcil, vous parlez bien de l’Éternel, le chef de l’Ordre des Fantômes ?

— Lui-même. Confirme Iris, s’enthousiasmant de la question du conseiller Edan, la prenant pour un signe de foi en son récit.

— Sommes-nous vraiment réduits à croire que cette jeune femme a un lien avec ce qui relève plus du mythe pour effrayer les enfants que de la réalité tangible ? Demande Nimod en se tournant non pas vers Amel, mais vers Marion. Vous qui êtes historienne, ça ne vous perturbe pas plus que ça ? »
La mère Véeltath, regarde le conseiller. Le sol est battu par ses pieds fébriles, alors qu’elle songe à la situation.
Elle baisse ses yeux vers la table, essayant de se concentrer sur les rainures de la table pour penser à la bonne manière de gérer la situation.
Mais elle ne voit pas. Elle redresse son regard vers Iris, et les deux femmes échangent une œillade appuyée.

Bien qu’elle veuille s’en émanciper, sa fille ne parvient pas à cacher sa supplique à sa mère.
Marion inspire et bombe le torse, avant de répondre à l’ensemble du Conseil :

« Ariane, ma prédécesseuse, était la sœur de l’Éternel. Leur parenté est avérée, et était un secret d’État dans le Vieux Monde. Elle s’interrompt un instant, balayant du regard la pièce avant de croiser ceux de tous les conseillers. Le fait qu’elle ait caché la transmission de la Marque à Marcheur était tout aussi secret, mais ces cachotteries n’ont plus de sens désormais.
— Mais même en considérant que tout ça puisse être vrai, ce dont je doute, intervient Nimod, en quoi cela explique-t-il que cet éternel viendrait parler spécifiquement à Iris, et en quoi, le cas échéant, il ne pourrait pas se servir d’elle pour jeter le trouble auprès du Conseil tout entier ? »

à cette question, seul le crédit peut répondre.

Il faudrait l’assise d’un Amel ou d’une Marion et le poids politique de leurs actes passés pour effacer le doute. Iris n’a qu’un nom et sa hargne pour contrer l’attaque.
Elle sent sur elle se poser des regards de plus en plus suspicieux. Même les conseillers les plus modérés se jettent des œillades préoccupées. Iris sait déjà qu’elle ne pourra se référer ni à sa mère, ni à Amel pour être sauvée.

Elle est seule.
« Je ne peux pas répondre à cette question, Nimod. Acquiesce-t-elle en retirant ses mains de la table et en faisant face au conseiller. Mais si vous suggérez que je veuille à dessein semer la zizanie, ce n’est pas mon intention. J’ai des informations capitales, et je voulais vous les transmettre.
— Mais vous n’avez aucune garantie de leur fiabilité. Intervient Maïlys, se greffant dans l’échange de la Marquée et de Nimod. Personne ici ne croit que vous voudriez nous troubler à dessein, mais comment être sûrs de la véracité de vos propos ?
— C’est un vieux classique du domaine de l’information, jeune Véeltath. Se permet d’intervenir Edan, ses lèvres élargies sur un sourire bienveillant. Quand une information en est au stade de rumeur, on se doit de la consolider avant de la transmettre.
— Je n’en ai pas les moyens, et le temps presse. Rappelle Iris, ce qui jette un doute de plus aux visages des conseillers. »
Une voix faible, ayant gagné trop d’octaves et étant trop instable pour être naturelle, surprend l’assistance. La conseillère Shifa se redresse :
« Votre empressement est rafraîchissant... »

Cette seule phrase déclenche une violente quinte de toux, son ventre se contracte et sa cage thoracique se gonfle subitement, presqu’au point de rupture. Le liquide qui s’échappe de ses lèvres a une texture si épaisse qu’il s’écoule péniblement, des caillots bleuâtres tombent sur la table comme des grains de sable.
Les conseillers détournent respectueusement le visage de ce spectacle, tandis qu’Amel la regarde en déglutissant.
Elle trouve la force de poursuivre :
« … Mais je me range du point de vue de mes confrères et ma consœur. Cette majorité vous évitera la blessure de recevoir la désapprobation de vos proches. »
Marion et Amel jettent un regard à Shifa, qui s’assoit à nouveau, offrant à Iris un sourire lèvres closes, pour cacher le sang qui borde sa bouche.

Le regard de la Marquée se liquéfie, jusqu’à ce qu’il trouve le sol.

Elle a compris.

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