Iris tombera
Iris tousse, crache, essaye de retrouver un souffle.
Gouttant de ses lèvres, un liquide bleu, magmatique, fume sur la roche vitrifiée.
Elle lève les yeux vers le stalactite qui luit de mille feux. Une main sur son genou, elle se redresse du mieux qu’elle peut, son esprit encore engourdi par l’adrénaline de la douleur.
Son souffle revient, saccadé, mais de plus en plus régulier. Elle balaie sa frange pour que ses mèches se balancent devant elle.
Noires. Comme elles l’ont toujours été.
Et comme elles le seront toujours. Se murmure-t-elle en se redressant, le feu continuant de consumer ses entrailles.
Elle sent encore le liquide couler le long de ses cuisses. Sous son pantalon, elle voit la couleur écarlate qui souille le tissu.
Iris ferme les yeux, maîtrisant pleinement sa respiration.
Et lorsqu’elle retrouve la paix, les chants s’accordent au rythme de ses inspirations. Elle entend alors :
Je pensais qu’Ariane reviendrait… mais j’ai compris que tu n’étais pas elle.
La jeune Marquée écoute cette voix qui résonne dans son esprit. Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle n’est pas plus accompagnée qu’auparavant. Elle sent par contre, ce regard intérieur, qui scrute ses pensées.
Une entité qui a toujours été là, avec les voix, sans que jamais elle ne se manifeste.
La bouche d’Iris s’entrouvre, sur une expiration anxieuse, avant qu’elle ne demande :
« Qu’est-ce que vous êtes ? »
Sa voix résonne dans les cristaux. Son écho se balade dans les cerceaux d’énergie.
Depuis l’intérieur de la tempête, Masqué entend les voix d’Iris et de cette étrange interlocutrice. Ses poings se serrent.
Ce que vous avez au dos de la main, c’était à moi. Je suis venu avec ici. Et je les ai abandonnés.
Iris attend ce moment depuis qu’elle a été capable de comprendre que ce qu’elle avait, cette Marque, était anormal.
Mais face à cette révélation, elle ne sent qu’un sentiment d’évidence… parfaitement creux.
Ce qui la perturbe, c’est cette douleur. C’est cette peine partagée, commune… communiée.
« Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »
Demande-t-elle, sentant jusque dans sa moelle épinière le souvenir d’une douleur destructrice, dans laquelle son interlocutrice semble s’être disloquée.
Parce que les voix, les chants, tous, sont les siens. Comme si sa conscience s’était divisée dans l’atmosphère de Ratellante toute entière.
À la fois universelle et diluée au point d’en devenir indistincte.
Seule, dans son immensité.
J’ai vécu trop longtemps. J’ai vu les miens partir et le peu qui me restait me trahir.
Iris frisonne et se rappelle cet homme engoncé dans son armure, recouvert d’un manteau bordeaux.
C’est le lot des éternels, ceux qui portent les Marques. Ils vivent indéfiniment, pensant que l’éternité est un privilège…
C’est le frisson de Masqué qui électrise le corps d’Iris à la mention de cette phrase.
L’éternité est le privilège d’une douleur qui se diffuse indéfiniment, jusqu’à ce que tout ce qui ait été aimé soit tombé dans le domaine de l’indifférence.
… profitez de ceux qui vivent, Iris. C’est urgent.
Iris, les yeux dans le vague, cherche à travers la voûte terrestre le regard de sa mère.
Marion, dans les couloirs du Palais, ne sait pas pourquoi le sol l’attire autant.
Les deux femmes se cherchent, sans savoir que la seule distance qui les sépare est celle de leurs égos.
Les larmes roulent sur les joues d’Iris. Pendant qu’elle cherchait à trouver sa place, le soleil n’a eu de cesse de dépérir. Toutes ces informations ne l’avancent à rien dans la seule quête qui compte à ses yeux.
Trouver une solution à la mort du Soleil.
Et ses angoisses trouvent écho dans l’esprit de cette entité qui lui déclare :
La mort du Soleil n’est pas un phénomène arrêtable.
Cette phrase transperce l’esprit d’Iris.
Je suis désolée.
La Marquée ferme son poing, les flux autour d’elles se tendent…
… puis convergent d’un coup vers elle.
Les cristaux se fissurent sous la pression, craquent.
Se fendent.
Éclatent.
Iris pousse un cri qui déchire ses cordes vocales, projetant les poussières de cristaux pourtant dans la caverne.
L’onde sonore traverse les boyaux des sous-sols de Ragwell, jusqu’à se libérer de l’autre bout des galeries.
Elle est audible, jusqu’aux rangs des Vylyindiens, qui approchent de la Capitale. Dans les rangs, les hommes ralentissent le pas, ne sachant d’où vient ce hurlement qui vient de fendre les cieux de sa clameur.
Il faut une bonne minute pour que la tempête en couvre l’écho.
Lorsque le silence est revenu, Iris suit le chemin d’une des galeries.
Derrière elle, diffuse dans l’atmosphère l’entité perçoit la jeune Marquée.
Et lorsque cette dernière est sur le point de disparaître dans les boyaux du sous-sol, elle lui murmure :
Si d’aventure tu te retrouvais seule survivante de ce monde, viens me trouver.
Iris ne se retourne pas, mais elle tremble.
Je ne sais que trop bien à quel point la solitude est la douleur absolue.
La Marquée marche le long des galeries. Quelques dizaines de minutes passent où elle se traîne.
La révélation a le temps de mûrir dans son esprit.
Ce n’est pas une vérité.
C’est le sentiment d’un être résigné.
Qui a empoisonné son monde.
C’est la réalité d’un être qui s’est abandonné à la souffrance et à la peine. Ce n’est pas une vision fiable.
Le soleil ne mourra pas.
C’est ce qu’elle se dit, tout le long du chemin vers la surface.
Lorsqu’elle parvient au bout de la galerie, elle voit des grains de cendre rouler le long de la pente qu’elle gravit.
Levant la tête, elle découvre que le désert de cendres déborde dans le tunnel, ne laissant passer qu’un mince filet de lumière, au sommet du monticule grisâtre.
Iris, serre le poing, absorbant dans sa Marque les particules d’énergie qui brûlent son corps et puise dans ses forces.
Lorsqu’elle propulse son bras en avant, le monticule de cendre est projeté en arrière.
Un véritable blizzard de braises s’effondre sur plusieurs dizaines de mètres. Elles tombent encore, lorsqu’Iris reparaît à la surface de son monde, au bas des falaises de la haute-ville, bien plus haut.
Elle regarde au-dessus d’elle et voit les murs extérieurs du Palais où elle a grandi.
Elle est là où elle n’a jamais pu être.
En dehors de tous les murs qui la séparaient du monde.
Ce paysage, qu’elle ne pouvait voir que depuis des fenêtres ou des remparts.
Là, si Iris enfant regardait à travers le balcon de la salle du trône, elle pourrait la voir.
La jeune Marquée se demande si c’est le déni, ou l’extase de cette volonté nouvelle qu’elle s’est forgée, qui lui donne envie de s’enfoncer dans la tempête.
Et de balancer ses bras, invitant les braises astrales à danser avec elle.
Le brasier d’énergie enveloppe les mouvements amples et gracieux de la danseuse.
Les serpents azur gravitent autour d’elle, tandis que tous les survivants de la ville voient se dessiner dans le maelstrom de grisaille permanent ce ballet de feu bleu.
Comme si le ciel était venu se montrer à nouveau depuis vingt ans, sous la forme de langues enflammées qui défient le linceul de la planète.
Iris danse.
Danse à la promesse d’un lendemain.
Une danse en l’honneur de sa rage et sa volonté.
Marion la regarde, avec le reste du conseil, à plus de cent mètres en amont.
Personne ne sait que c’est elle.
Jusque dans les rangs de l’armée, qui arrive sur les derniers abords des champs qui les séparent maintenant de la ville de Ragwell.
Médusés, du plus jeune soldat au plus expérimenté des commandants, ils regardent ces flammes qui dansent dans la muraille de cendre.
Masqué, aux côtés d’un homme d’une quarantaine d’années, dans un costume ornementé, aux couleurs vertes et blanches de Vylyindyl, contemplent le spectacle.
Il n’y en a bien qu’un seul pour savoir qui peut provoquer ce phénomène.
Et bien que ce soit la joie qui domine les yeux qui se posent sur la danseuse.
Les seuls en capacité de comprendre ce qui les attend s’inquiètent de la voir danser.
Car quand la vérité viendra.
Iris sera au plus haut, quand elle tombera.

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