Chapitre 20 (deuxième partie)

10 minutes de lecture

Pendant ce temps, à l'étage, dans la chambre d'Héloïse...

Elisabeth avait tout de suite compris ce qui se passait. Une fois Kyrian au-dehors, elle n'avait pas perdu de temps et avait ordonné à Ana et à Madame Barach'n de préparer des linges pour arrêter l'hémorragie. Le murmure d'Iona disant : "On dirait qu'elle fait comme moi..." l'avait interpellée, mais, pour l'heure, elle n'avait pas le temps de réfléchir à tout cela. De même qu'elle n'avait pas le temps de rassurer Clarisse. Elle confia à cette dernière de poser les linges frais sur le front de sa maîtresse pendant qu'elle-même et Jennie changeaient les linges. Quand elle reçut le foetus mort dans les mains, elle ne put réprimer une larme qu'elle essuya du plat de sa paume, laissant ainsi une longue traînée de sang sur sa joue. Deux heures plus tard, cependant, elle se sentit soulagée : Héloïse était sauvée.

Mais pas encore hors de danger.

- Va prévenir les hommes, dit-elle à Iona. Dis-leur qu'elle est sauvée. Et que j'irai chercher Kyrian pour qu'il la voie. Mais pas tout de suite. On va nettoyer d'abord... ajouta-t-elle en jetant un regard au champ de bataille qu'était devenue la chambre de son neveu et de son épouse.

Des linges rougis traînaient ça et là, la pièce était surchauffée.

- Madame Barach'n, aérons tout cela quelques moments. Clarisse, couvrez votre maîtresse qu'elle ne prenne pas froid. Jennie, on va lui préparer d'autres vêtements, des draps propres. Il faut la changer, la laver. Allons, mes filles, nous n'en avons pas encore terminé...

Elles s'activèrent tant et si bien qu'il ne fallut pas très longtemps pour que la chambre soit à nouveau ordonnée et paisible. Héloïse s'était endormie, inconsciente de ce qui lui était arrivé.

**

Combien de temps étions-nous restés entre hommes, dans la grande salle ? Personne n'avait songé à dresser les tables, et ceux qui avaient faim s'étaient rendus directement aux cuisines. Il n'y aurait pas de repas pris en commun, ce soir, à Dunvegan.

Chacun d'entre nous avait bu quelques verres et la bouteille ouverte par mon oncle était vide depuis longtemps. Seul Dougal avait quitté la pièce, un moment, pour surveiller la relève des gardes. Il était revenu peu après, échangeant simplement quelques mots à ce sujet avec Craig.

J'avais complètement perdu la notion du temps, aussi fus-je presque surpris lorsque Iona fit son apparition. Il était près de dix heures du soir. Elle avait toujours le visage pâle, mais son regard était plus assuré. Elle se dirigea droit vers moi.

- Kyrian, Lady Elisabeth m'a envoyée. Héloïse est hors de danger. Tu pourras la voir d'ici peu. Elle va venir te chercher.

Je la fixai sans dire un mot, puis je m'écroulai, la tête entre les mains, les larmes coulant à travers mes doigts.

Caleb s'était relevé quand sa femme était entrée. Il s'approcha d'elle alors, l'entoura de ses bras. Elle était soulagée de pouvoir, un moment, s'appuyer contre lui. Sa voix était à peine audible quand elle dit :

- Je crains... qu'elle n'ait fait comme moi.

Je prêtai à peine attention à ces mots qui n'avaient pas grande signification pour moi. Tout ce que je savais, c'était qu'Héloïse était encore vivante. C'était, à cet instant, la seule chose qui comptât pour moi.

Et personne ne remarqua l'ombre qui passa près de la porte, s'éloignant discrètement dans les couloirs à peine éclairés par les torches.

**

Comme elle l'avait promis, ma tante vint me chercher peu après. Hugues, mes cousins, mon oncle et Dougal étaient restés avec moi. Iona s'était retirée, elle était remontée dans la chambre, pour aider. Quand Elisabeth entra, Craig se dirigea aussitôt vers elle. Ils se regardèrent un long moment sans parler, puis il lui prit les mains, les serra brièvement entre les siennes, avant de la laisser venir jusqu'à moi.

- Kyrian, ça va aller. Héloïse est encore fiévreuse, mais beaucoup moins que cet après-midi et que lorsque tu l'as quittée. J'ai bon espoir que la fièvre s'en aille rapidement. Nous faisons tout pour cela. Mais elle va être très fatiguée. Elle aura besoin de beaucoup de repos.

Je fixai ma tante avec insistance. Je devais avoir un regard de désespéré.

- Le bébé ? parvins-je cependant à articuler.

Ma tante secoua doucement la tête, puis me prit les mains. Elles étaient chaudes autour des miennes, et pourtant si petites à côté. Je me fis la réflexion que c'était la première fois que ma tante me prenait les mains et que je remarquais ce détail.

- Le bébé est mort. Nous n'avons pas pu le sauver. Je... Je suis désolée.

Elle avait pris sur elle pour dire ces mots, pour que sa voix ne se brisât.

J'étais comme un somnambule, abruti. Un peu comme lorsqu'une balle vous transperce et que l'air n'a pas encore soufflé sur la blessure, que l'on ne sent pas encore qu'on est touché. La douleur n'arrive qu'après.

- Tu peux venir la voir, un moment, me dit-elle encore.

Je la suivis d'un pas lourd. Alors que j'avais lutté pour descendre l'escalier, voulant plus que tout rester à l'étage, j'hésitais maintenant à franchir chaque marche. C'était comme gravir une montagne escarpée, à chaque pas. Enfin, nous nous engageâmes dans le couloir et ma tante ouvrit la porte, entra la première dans la chambre. Seules Clarisse et Jennie étaient encore présentes, veillant sur Héloïse.

Je fis quelques pas vers le lit, comme ivre, et me laissai tomber dans le fauteuil que Jennie venait de quitter. Je dévorai Héloïse du regard. Elle dormait. Si calme. Maintenant si tranquille. Presque... sereine.

Je me raclai la gorge et levai une main hésitante jusqu'à son visage. Du bout des doigts, imperceptiblement, je caressai sa joue. Elle n'eut pas le moindre mouvement. Et je pus percevoir qu'en effet, elle était beaucoup moins fiévreuse que lorsque je l'avais quittée.

- Nous allons nous relayer toute la nuit pour la veiller, dit ma tante. Clarisse va rester avec moi pour le moment, Jennie et Iona prendront la suite.

- Je veux rester aussi, dis-je d'une voix ferme. Je dois rester. Avec elle.

Ma tante ne dit rien, mais hocha simplement la tête. Sans doute s'attendait-elle à cette attitude de ma part. Je voulais être avec Héloïse, avec ma femme ! Elle venait de faire une forte fièvre, elle avait perdu notre bébé et serait épuisée à son réveil. Ma place était à ses côtés, pas ailleurs.

Ma tante quitta la chambre un instant, puis j'entendis qu'on s'activait, mais je n'y prêtai guère attention. Quelqu'un était simplement en train de dresser un lit sommaire à côté du nôtre.

- Il faudra que tu dormes un peu, Kyrian, me dit encore ma tante.

- Je n'ai pas sommeil.

- Je le comprends.

Je ne la regardai même pas quand je lui parlai, mes yeux restaient rivés au visage d'Héloïse, ma main nouée à la sienne.

Ce fut ainsi que nous entamâmes une longue nuit de veille. Je me souvins m'être assoupi un instant, car Jennie m'avait réveillé en posant sa main sur mon épaule.

- Allonge-toi, Kyrian. Tu peux lui tenir la main en restant allongé.

Je n'avais rien dit, mais j'avais obtempéré.

**

Au matin, Héloïse dormait encore. J'avais refusé de quitter la chambre, avalant à peine un morceau. Si ma douce demeurait calme, le visage juste un peu plus pâle que d'habitude, la respiration lente, mais régulière, une autre agitation s'était emparée du château.

Au petit matin, Madame Barach'n était entrée dans la chambre de mon oncle et de ma tante alors que cette dernière n'était pas encore tout à fait apprêtée.

- Lady Elisabeth, avait-elle dit, je... Pardonnez-moi de venir vous voir si tôt, surtout après la nuit que nous avons passée, mais... Je dois vous montrer quelque chose.

Le ton soucieux de la brave femme avait alerté ma tante et elle l'avait suivie rapidement jusqu'à la cuisine. Les tables étaient encombrées de plats et de mets, et, déjà, deux jeunes filles s'activaient. Elles saluèrent ma tante avec respect ; cette dernière remarqua l'air inquiet de l'une d'entre elles et ne put ignorer le rapide signe de croix qu'elle faisait avant de se remettre au travail.

- Madame, regardez, dit Madame Barach'n en désignant un plateau garni de plusieurs tasses, posé dans un recoin.

- Qu'est-ce donc ?

- Le thé que vous avez bu hier, en début d'après-midi. Regardez surtout... cette tasse.

Ma tante se pencha vers l'objet en question et vit alors qu'elle contenait des traces blanchâtres qui n'avaient rien à voir avec du thé. Les autres tasses étaient normales, portant quelques marques brunes caractéristiques de ce breuvage.

- Je crains que ce ne soit... la tasse de Lady Héloïse, souffla Madame Barach'n. Elle aurait bu...

- ... autre chose que du thé ? s'enquit ma tante en la fixant droit dans les yeux.

- C'est ce que je pense.

Elles se regardèrent un moment, sans rien dire. Derrière elles, les deux jeunes femmes poursuivaient leur tâche, mais ne perdaient rien de l'échange. Il régnait un calme étrange dans la pièce, alors qu'elle était le plus souvent sujette à une belle agitation.

- Qui ? Et quoi ?

- Une plante de sorcier, répondit Madame Barach'n. Pour laisser ces traces, ce ne peut être que cela...

- Un empoisonnement ?

Elle hocha la tête. Et se signa.

- Mais... Comment ?

A cet instant, ma tante se redressa. Elle revoyait le déroulement de ce moment, passé au salon. La théière et les tasses avaient été apportées par Madame Barach'n elle-même, ce que la brave femme confirma en suivant les réflexions sur le visage de ma tante. Et c'était elle qui l'avait préparé.

- Vous nous avez amené le plateau... déposé sur le guéridon... Nous parlions ensemble... Le service... C'est... Oh, mon Dieu ! Se pourrait-il que... ?

- Qui a fait le service, Madame ?

- Abigail.

Ma tante avait pâli. Elle poursuivit ses réflexions à voix haute :

- Oui... Elle nous tournait le dos... Elle a très bien pu... Je n'y prêtais guère attention et je ne pense pas que les jeunes femmes non plus... Elle a tendu les tasses à chacune d'entre nous... Et c'est peu après qu'Héloïse a ressenti de la fatigue et... la fièvre.

- Pourquoi aurait-elle fait cela ?

Ma tante resta silencieuse. Elle repensa soudain à la réflexion d'Iona, disant que les symptômes ressentis par Héloïse lui rappelaient terriblement sa propre fièvre et la perte de son enfant, mais à une date plus avancée de sa grossesse.

- Que personne ne touche à ces tasses, Madame Barach'n. Elles sont sous votre responsabilité. Je vais chercher mon époux.

**

De ce qui se passa alors, je n'en ai eu qu'un vague aperçu, tout entier que j'étais tourné vers Héloïse, guettant le moindre signe de son réveil. De ce que Hugues me raconta, Craig était furieux. Mais cela n'était rien à côté de la colère de Dougal. Il aurait lui-même demandé à mon oncle de n'avoir aucune pitié. Abigail n'avait pas nié. Elle avait reconnu être à l'origine de la tentative d'empoisonnement portée à l'encontre d'Héloïse et, précédemment, d'Iona. La fureur qui s'empara de Caleb fut, paraît-il, plus terrible encore que ma propre peur et mon désarroi, dans la nuit. Ce ne furent pas quatre hommes qu'il fallut pour le retenir, mais six.

Quand Dougal demanda à sa fille pourquoi elle avait agi ainsi, elle aurait répondu que ce n'était ni à une fille des champs, ni à une boiteuse de devenir un jour Lady MacLeod, mais à elle. Une terrible jalousie féminine s'était emparée d'elle, la menant à pratiquer la magie noire, à élaborer dans le plus grand secret diverses potions. Elle n'avait pas eu pour désir de tuer Iona ou Héloïse. Elle pensait même que Caleb finirait par répudier Iona et qu'elle pourrait prendre sa place. A défaut, elle se serait contentée de devenir ma propre épouse. Sauf qu'elle n'avait pas imaginé un seul instant que je reviendrais déjà marié en Ecosse. Sa jalousie était devenue de la haine, car elle se doutait bien qu'elle ne parviendrait pas à ses fins vis-à-vis de mon cousin. Et quand elle avait compris qu'Héloïse était enceinte... Elle n'avait alors plus hésité. Aveuglée par ce qu'elle croyait être son bon droit, elle était à nouveau passée à l'acte. Sa seule erreur avait été de ne pas pouvoir s'occuper sans être vue des tasses de thé. Mais elle avait jubilé face aux douleurs d'Héloïse et avait cru sa victoire proche quand elle avait compris qu'elle perdait notre enfant.

Avant la fin du jour, mon oncle avait rendu son jugement et Abigail fut mise à mort. D'après ce que m'en dit Manfred, plus tard, Craig aurait été porté à une certaine clémence, à lui laisser la vie à pourrir au fond d'un sombre cachot, mais Dougal n'avait rien voulu entendre. Je ne sus jamais si ce fut lui qui l'exécuta, mais je n'en aurais pas été étonné.

Les semaines qui s'en suivirent furent mornes et la célébration de la Noël réduite à la portion congrue. La convalescence d'Héloïse était très longue. J'étais inquiet de son regard triste, de ce vide que je voyais en elle. Je retrouvais là la même impression que pouvait donner Iona. Comprenant ce qui s'était produit, ce qu'elles avaient en commun désormais, je craignais qu'Héloïse ne devienne, comme l'épouse de mon cousin, stérile. Bien entendu, je ne lui dis rien de mes craintes. Mais, le temps passant, et Héloïse ayant repris des forces, il me paraissait de plus en plus nécessaire de quitter désormais Dunvegan.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0