Redescente 1/
La voix de Renan au loin me réveilla. Quelle heure pouvait-il bien être ? Six heures ? D’un coup, mes sens reprirent le dessus. Le bruit des perruches, un rayon de soleil levant, la moiteur de l’herbe sur ma tempe, mais bordel, qu’est-ce qui s'était passé ?
— Énorme ! s’extasia Renan, t’as dormi par terre ! La gnôle de Jean-Marc est d’une puissance !
Autour de moi, je ne vis personne. La sirène s'était évaporée. Le sommeil avait dû me prendre, peut-être avec elle, toujours est-il qu'elle n’était plus là. En moins d’une seconde, tout me revint en tête. Son odeur, son toucher, son goût, son orgasme. Quelle nuit !
Le rêve était donc devenu réalité. Ma première idée ? Fanfaronner.
L’époux était encore endormi, ne laissant en éveil que cette partie de moi completement folle, digne d’un adolescent attardé. Débile !
J’eus envie de partager cette expérience ô combien exaltante avec celui qui était mon associé et mon ami d’enfance, mais je savais que ce serait compliqué. Renan me connait par cœur et il adore Line. Il est notre témoin, celui qui a assisté à chaque étape de mon couple que je pensais si solide.
Fini la fanfaronnade, j’eus peur du jugement. Et pourtant, j’aurais eu tant besoin de le lui raconter. De partager cette fierté transpirant par tous mes pores. Qu’il se délecte de cette aventure et en redemande avec curiosité. Je suis de ceux qui considèrent qu’une extase dont on ne se vante pas a moins de saveur. Toute cette nuit épicée se devrait d’avoir un public, non ? En décalage. Par procuration.
Sur le retour, Renan passa le trajet à me charrier. Je souriais et acquiesçais à ses plaisanteries, mais le cœur n’y était pas. Mon esprit partagé était ailleurs, en plusieurs endroits : sur ce point de non retour que j’avais franchi.
Alcool ou pas, mon statut avait changé pour toujours : mon blanc et immaculé mariage porterait désormais une tache indélébile et criarde.
Et même là, Emeline ne me sortait pas de la tête. Une voix en moi m'interrogeait à son sujet : quand la reverrais-je ? Irions-nous plus loin cette fois-ci ?
Mon corps l’appelait. C'était très clair. Ce trouble et cette envie d’elle laissèrent mon cœur dans cet entre-deux étrange, cette sensation d’attente et de désir. Mon impression de colère envers elle montait, mais cette fois-ci je l’identifiai avant qu’elle ne me domine. Emeline ne m’avait pas forcé, pourquoi cette aptitude à repousser ma faute à chaque fois ?
Je n’eus pas conscience du trajet jusqu’à la patisserie.
Après un passage rapide pour saluer les équipes, je rentrai me reposer dans un vrai lit, mais auparavant…
Glissade et faufilage tel un fantôme dans ma propre maison, pour une douche rapide avant de rejoindre mon épouse, ma belle endormie.
Quand j’arrivai dans le lit, il était huit heures et j’étais déphasé. Line se blottit contre moi. Si d’ordinaire ce contact était réconfortant, ce matin-là, il rendit les battements de mon cœur trop rapides, presque douloureux.
Ma Line, comment ai-je pu ?
Encore maintenant je me demande.
Pire ! Pourquoi je ne m’en suis pas arrêté là ?
J’avais craqué, j’avais été con, mais je savais ce que je voulais, ma vie avec Line. Alors j’aurai pu oublier, faire comme si cet égarement n’avait jamais existé.
Si seulement…
Quelques jours passèrent, durant lesquels je vécus la peur au ventre.
J’ignorais à quelle sauce j’allais être mangé. S’il avait pris à Emeline l’envie de d’avouer ses péchés à son mari, tout aurait pu s’écrouler.
Après ce que nous avions vécu, je nourrissais une furieuse curiosité. Pensait-elle à moi de la même manière à présent ? En avait-elle parlé à ses copines ? J’imaginais toutes sortes de situations qui gonflaient mon égo. Qu’elle se vante, en détails, de notre nuit et qu’elle m'élève au rang de meilleur coup de sa vie était celle qui revenait le plus dans mon esprit. Ces vaines tentatives d’apaiser mon impatience n’eurent aucun effet, non, ce fut pire.
J’attendis un signe de sa part, mais les jours passaient et elle ne me revenait pas, que diable faisait-elle ?
Je ne possédais pas d’autre moyen de la contacter que son téléphone professionnel et pour le moment je me l’interdisais, de peur que mon message ne soit lu par ses patrons, ce qui me fit me sentir comme coupé de mon monde.
À cette attente interminable, s’ajoutait cette tension dans l’estomac qui ne me lâchait pas, ce dégoût de moi-même. Tiraillé entre ma culpabilité qui me giflait à tour de bras, et mon désir qui me hantait régulièrement, je n’étais plus moi-même. Fatigué, tantôt colérique, tantôt éteint.
Au début, je pus mettre tout ceci sur le dos de cette cuite monumentale qui – dans sa version officielle – s’était terminée par un sommeil réparateur à même le sol à deux mètres de fientes d’oiseaux. Mais après, il fallut bien que j’assure, j’ai donc pris sur moi. Feindre celui pour qui tout allait bien me coûtait en énergie et tout ceci jouait sur mon humeur. Irritable, sans patience, je me voyais me comporter avec tout le monde comme un véritable dragon. Mais pourquoi ?
Un moment en particulier me revient : un soir, je passais l’aspirateur à la maison avec force, espérant drainer cette houle en moi. Le sol était déjà bien propre, mais le bruit m'empêchait de penser.
Vous m’auriez vu avec mes gestes saccadés ! Moi, je me voyais faire, et je m’énervais tout seul. Mes gestes brusques, ces soupirs dans le vide, tout dans mon attitude ne pouvait qu’interpeller Line.
— Arrête avec le tapis, tu vas l’user ! Mais qu’est-ce qui se passe enfin ? Karl ! héla-t-elle depuis la cuisine.
Pour s’assurer d’avoir mon entière attention, elle débrancha l’aspirateur.
Je n’avais plus d’autre choix que de soutenir du regard le visage soucieux de mon épouse, qui attisa ma culpabilité.
— J’ai rien dit, les derniers jours ont pu être éreintants, mais il va falloir qu’on parle, mon chéri. Je vois bien que quelque chose te tracasse. C’est encore le travail ?
Elle s’essuya les mains dans un geste machinal puis s’avança. Face à elle, je n’osai plus rien dire tant la douceur dans ses yeux ne faisait qu’accroitre ma monstruosité. Ma femme, ma magnifique femme au corps de rêve, cette femme qui sait m’écouter et me comprendre avait ses limites, je le savais bien.
Lui avouer ce que j’avais sur le cœur relevait du sadisme.
Je n’ai pas encore abordé le sujet de ma femme, parce que je ne suis pas certain qu’elle ait eu une incidence dans cette histoire. Je veux dire, tout ce qui est arrivé n’était pas de sa faute. Il me serait facile de me retrancher derrière des fausses excuses. Blâmer notre vie sexuelle ou notre relation par exemple. Mais ce serait mentir. Entre Line et moi, tout allait bien.
Devant mon silence, elle me prit simplement dans ses bras et colla sa tête dans mon cou. Je lâchai tout pour l'étreindre à mon tour. Line a toujours eu cette capacité à me faire croire que tout irait bien, elle a toujours été mon pilier. Grâce à elle, j’avais surmonté mes appréhensions pour me lancer à mon compte il y a huit ans. C’est grâce à Line et sa patience que ma pâtisserie a sa notoriété d’aujourd’hui. Jamais un reproche quand j’enchainais les heures, ou que je bossais sans relâche, ma réussite était aussi la sienne. Et ce jour-là, me câlinant pour m’insuffler un peu de sa force, elle me montra encore combien elle était mon alliée… et combien j’avais été fou de briser ça.
(suite chapitre → )
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