Rivalité(s) 1/
Après cet épisode, du temps est passé durant lesquels je n’ai pas eu de nouvelles d’Emeline. J’appris qu’elle était en vacances, au bord de la mer, quoi de plus normal pour une sirène. Elle me manquait mais je pris sur moi et utilisai ce temps pour me jeter à corps perdu dans nos projets. Presque quinze jours passèrent je dirais, avant que je n’entende à nouveau son nom.
Cet après-midi-là, Renan et moi restions à nous entraîner dans notre froide et silencieuse cuisine, sans échanger un mot. À vingt-quatre heures du début du salon de la Gastronomie, aucun de nous n’avait envie d’avouer le premier combien il était stressé, mais il est clair que nous n’en menions pas large.
— Le salon de la gastronomie ? s’étonne l’homme, me coupant dans mon récit.
— Oui. Ce salon est un événement annuel incontournable pour notre profession, mais les places sont chères. Avoir obtenu un stand pour cette édition-là relevait du miracle. Après trois années à postuler en vain, nous allions enfin pouvoir y accéder. Le saint graal. La consécration.
Cela faisait des mois que je m’entrainais à élaborer le wedding-cake parfait, aussi bon que beau. Une base de dacquoise à la vanille bourbon, une couche de meringue et une mousseline de myrtilles et fraises, sur un craquant de chocolat blanc. Et ma décoration, vous l’auriez vue … J’avais réussi à obtenir l’équilibre parfait, une œuvre d’art dont une seule bouchée pouvait vous transporter au nirvana. Son succès nous apporterait notoriété et salve de commandes.
Concentré dans notre projet, je pus survivre une semaine entière sans ressasser ce qui obnubilait mon esprit ces derniers temps.
Mon état n’avait pas évolué, ou en tout cas pas dans le meilleur sens. Depuis des jours, je ne faisais qu’errer dans ma propre vie, un zombie en mode automatique. J’avais réussi à plus ou moins éviter Line jusqu’à maintenant : le stress généré par l'événement pouvait expliquer ma tête ailleurs et mes retours à la maison à des heures plus que tardives.
Mon associé finit par me confier combien il doutait de ses chances lors du concours de sculptures en chocolat. Malgré son entraînement et son talent inné, il avait peur de se planter le jour J. Son choix, un arbre tropical et des perroquets, avait pourtant tout pour remporter le prix : original, complexe et coloré. Il s’était tant entrainé à assembler toutes les pièces, qu’il aurait pu le faire les yeux fermés.
La sonnerie stridente du téléphone du bureau troubla notre ambiance studieuse. Je laissai Renan répondre, lui qui n’avait pas de crème sur les doigts.
Quand il revint en grommelant, la seule chose que j’entendis de sa bouche fut…
Emeline.
Ces trois syllabes soulevèrent mon cœur. Mon esprit perturbé stoppa tout. Adieu concentration et gestes précis, je tremblais, plus capable de rien.
— Répète ! le sommai-je.
— T’as du beurre dans les oreilles ? Je disais : qu’il est culotté le Jean-Marc, à vouloir nous envoyer son attachée commerciale pendant le salon !
Je ne comprenais rien, mais il parlait d’elle alors j’insistai pour qu’il continue.
— En gros, il veut que depuis notre stand on distribue les flyers du domaine de la Forge, continua-t-il, j’ai bien compris qu’Emeline ne va pas venir pour une visite de courtoisie.
Le salon des métiers de bouche était l’occasion pour les professionnels de se rencontrer et il n’était pas rare que les grands établissements festifs ou d'hôtellerie en profitent pour faire une visite et laisser leur carte. Bref, le contact avec Jean-Marc ayant été plutôt bon, il n’y avait rien d’étonnant dans sa démarche.
Mais moi, j’avais entendu « Emeline » et le reste passa à la trappe. Renan pesta, mais je le coupai d’un coup.
— Eh bien ! Excellente idée.
— « Excellente idée » ? Mais tu te fous de moi ? T’es le premier à détester quand les gens font ça !
Je remarquai vite sa mimique, en réponse à ce sourire que je ne pus réfréner. Avant qu’il n’ajoute quoi que ce soit, je répliquai :
— Tu t’en fiches puisque tu ne seras pas sur le stand, n’est-ce pas ?
Son haussement d’épaules pour toute réponse, Renan retourna à son Cacatoès en chocolat blanc. Dos à lui, je pus laisser mon sourire niais s’épanouir sur mon visage. J’allais la revoir et plus vite que prévu, je ne pensais plus qu’à ça.
Le lendemain, ça y est, nous y étions. Des mois de préparatifs pour ce seul week-end.
Notre emplacement, plutôt spacieux, se situait entre deux chocolatiers, et en face d’un confiseur, les parfums alentours restaient familiers.
J’installai les centaines de pâtisseries individuelles prévues pour l'événement, mettant en valeur un écriteau portant la promesse de pouvoir les fournir en entremets ou confections lors des grands événements. Quelques chocolats rappelaient la spécialité de Renan, meilleur ouvrier de France dans cette catégorie. Nos viennoiseries encore toutes chaudes, aux senteurs réconfortantes, ameutèrent bon nombre de curieux et partirent très vite. Après avoir installé sa sculpture au pôle des concours, Renan a eu la bonne idée de me relayer sur le stand, alors plein à craquer, pour me permettre de prendre une pause bien méritée.
J’en profitai pour faire le tour du salon, au rythme de la voix nasillarde d’un animateur qui déambulait dans les allées, micro en main. La foule compacte créait un flux dont je ne pus m’échapper, m’amenant devant les vignerons et les sommeliers.
C’est là que je la vis.
Dans un élégant tailleur anthracite, ses cheveux de jais coiffés de façon bien trop sage, on aurait dit une hôtesse de l’air. Seul son rouge à lèvres donnait un peu de couleur à l’ensemble. Son sourire adorable m’envoya au septième ciel.
Si seulement il m’avait été destiné.
Qui était l’abruti avec qui elle discutait autour d’un mange-debout ?
Un homme, en costume.
Connard !
Les cheveux bruns, peut-être un peu plus clairs que les miens. Moins musclé aussi. Je jouais malgré moi aux comparaisons pour en venir à une seule conclusion : qui que soit cet individu, j’étais mieux que lui.
Au moment où je me fis cette réflexion, j’assistai à un geste, simple, tendre qui me fit l’effet d’une douloureuse décharge électrique me traversant de part en part. Le pouce de l’homme glissa sous les lèvres d’Emeline, avant que sa tête ne se penche pour cueillir ses lèvres. Figé à les observer, je vivais toute l’intensité de ce moment avec eux. Tout me revint : le toucher de ses lèvres sur les miennes, la douceur de sa langue. J’enviais cet homme, j’aurai tout donné pour être à sa place. Sa place, je l’avais usurpée deux fois déjà, et même si ça n’avait été qu'un court instant, j’en connaissais la valeur inestimable. Savait-il la chance qu’il avait ?
Quand elle s’éloigna de lui, je commençai à la suivre.
Passant au plus près de celui qui, de toute évidence, était son mari, je ne pus m'empêcher de le scruter. Je sentis les muscles de mon visage se contracter dans ce mélange de dédain, de défi et de jalousie. Elle m’avait clairement dit qu’elle était à moi et le baiser auquel je venais d’assister disait tout le contraire.
À quoi jouait-elle ?
Un tel comportement ne me ressemblait tellement pas, cette attitude aurait dû me mettre la puce à l’oreille, c’est vrai ! J’étais traversé par des pulsions violentes, la bête respirait en moi, j’avais envie d’aller lui tordre le cou. Mais tout ceci est resté dans ma tête ! Vous voulez savoir ce qui s’est passé ensuite ?
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