Rivalité(s) 2/
Nos yeux se sont croisés un instant et nous nous sommes même salués poliment d’un hochement de tête. De vrais gentlemen.
C’est un rituel social et hypocrite courant surtout dans cet environnement commercial : il ne s'agirait pas de se fâcher avec un potentiel client. Je remarquai qu’il ne portait aucun badge, il n’était donc qu’un simple visiteur, venu accompagner sa femme. Sa femme que j’avais pu baiser à ma guise, sans même qu’il ne le sache.
Hahaha, le con ! En vérité, il me faisait de la peine ce type, je me sentais tellement supérieur à lui.
Une fois que je l’avais dépassé, cette fausse rivalité chargé de testostérone cessa, et mon attention se redirigea sur Emeline. Dans la foule son aura irradiait et je ne voyais qu’elle.
Le brouhaha, les éclats de joie et la bonne ambiance autour de moi rythmaient mes pas. Progressivement, je la rattrapai. Mon regard rivé sur sa délicate nuque, je la suivais à la manière d’un loup sur sa proie. À tout moment, j’aurai voulu la respirer, la saisir entre mes dents, la dévorer.
Ce manège dura quelques longues minutes, jusqu’à ce qu’un embouteillage devant une dégustation de cannelés ne la force à s'arrêter subitement. Evidemment, je ne m’en rendis pas tout de suite compte et la percuta de plein fouet.
— Excuse-moi, Emeline. Décidément, on se croise souvent ces derniers temps, susurré-je à son oreille.
Ma phrase eut de l'effet, elle se retourna d’un coup, mais la stupeur de son regard me sécha. Avait-elle vu le diable ? Ses yeux cherchaient une réponse autour d’elle avant qu’elle ne les rive aux miens. Et ce fut le retour d’une expression tant redoutée sur son minois. Ma reine de glace.
Maintenant je le sais : la pauvre était acculée, mais sur le moment, j’étais trop perdu pour m’en rendre compte. Il est facile de comprendre pourquoi : son mari se trouvait non loin et moi, l’objet de son désir, juste là. Deux mâles alpha, même dans une salle aussi grande que celle des expos, c'était beaucoup pour elle.
— Monsieur Delmart, bredouilla-t-elle, j’allais me diriger vers votre stand.
Cette fois-ci, qu’elle me vouvoie ne fut pas un problème. Je pouvais aisément comprendre, pour la Forge et pour son mariage. J’étais dans la même situation, finalement. Il était hors de question de créer un quelconque scandale et j’avoue que ce « Monsieur Delmart » avait ce petit quelque chose d’encore plus sexy dans sa bouche.
— Renan est sur place, allons le rejoindre ensemble, suggérai-je poliment.
Je marchais donc à ses côtés. À côté de mon petit secret bien gardé qui sentait si bon. Comme j’étais bien. Tout en moi était aligné.
Nos mains le long de notre corps, se heurtèrent plusieurs fois. J’aurais tant voulu entrecroiser nos doigts. Et qui l’aurait remarqué, dans cette foule ? Obligé de me faire violence afin de ne pas la manger du regard, je rejoignis mon associé, une tension dans mes membres. Quelle désagréable sensation.
Ça ne s’arrangea pas. À peine ai-je repris mon poste que la vision devant moi devint insupportable. La voir aussi avenante avec Renan attisa ma jalousie.
Il prit quelques minutes pour lui montrer notre stand. Tous deux passèrent à l’arrière sans un mot pour moi. Je ne sais pas ce qu’il lui racontait mais cela devait être hilarant parce qu’elle s’esclaffa plusieurs fois. Il lui fit goûter plusieurs échantillons de nos créations, une drôle de lueur dans le regard.
Me concentrer sur les clients devint compliqué tant mes yeux dérivaient sans cesse sur leurs sourires et leur complicité naissante.
Que pouvait-il penser d’elle ? Mais bordel, qu’avaient-ils de si drôle à se raconter ? Et Emeline, jouer avec mes nerfs l'excitait-elle ?
N'importe qui y aurait vu une bonne entente entre deux individus sans arrière-pensées, mais ce ne fut pas mon cas. Mon esprit corrompu traduisait chacune de leur interaction en parade amoureuse, en moquerie à mon égard, ou en promesses. Mon sang chauffait tant dans mes veines que j’aurais voulu hurler. Dans une grande inspiration, je me repris et m’attela à présenter notre gamme d’entremets à un groupe de touristes asiatiques. Durant ces quelques minutes, leur bonne humeur et leur intérêt furent une parenthèse salvatrice. Le Karl que j’étais reprenait sa place. Quel soulagement.
L’effet de groupe les motivait et c'était drôle à voir. L’une d’elle, encouragée par ses amies, tâta les muscles de mon épaule le temps d’une photo, une autre m'adressa des cœurs avec ses doigts. Je vous l’avais dit, j’ai toujours eu du succès avec les femmes. Je ne comprenais pas leur langue, mais l’admiration est un langage universel, n’est-ce pas ? Elles se comportaient en groupies. D’ordinaire, être ainsi détaillé me gênait, mais là, je laissais mon ego blessé s’en repaître.
Après une séance photo plutôt animée et joyeuse, mes nouvelles amies coréennes me quittèrent en faisant grand bruit.
Un calme relatif revenu, je cherchai Emeline et Renan du regard, mais ils n’étaient plus là. En faisant quelques pas, je remarquai au sol un objet brillant. Une boucle d’oreille. Argentée, délicate, celle-là même qu’Emeline portait aujourd'hui. Après un bref regard autour de moi, je me baissai pour la ramasser.
En me redressant, je la fourrai prestement dans sa poche quand j’aperçus Renan qui revenait à ma rencontre.
— On va s’exporter en Asie, grand Chef ? taquina-t-il. Dis-donc, quel succès en ce moment, Line va être jalouse !
Mes muscles figés, je me fis violence pour me persuader qu’il parlait du groupe de filles qui venait de partir, alors que ma paranoïa me soufflait qu’Emeline lui avait tout raconté.
— J’adore Emeline, commenta-t-il en secouant la pile de flyers de la Forge entre ses doigts. Allez, je peux rien lui refuser.
Renan me dépassa pour déposer les papiers sur l’espace libre qui nous servait de comptoir avant d’ajouter :
— Du coup, je lui ai aussi dit oui pour livrer mardi. Elle envoie le bon de commande en rentrant ce soir. J’ai pas tout compris, une présentation de parfum, ou un truc comme ça. Mais ça ne m'arrange pas car j’ai…
— J’irai ! le coupai-je.
Le lendemain, Renan fut primé pour sa confection perroquet et jungle. La médaille d’or. Sa technique, sa créativité et le goût de son travail le méritait amplement. Je savais que son talent serait une fois de plus reconnu. Le voir sur le podium, félicité de tous, fut un bonheur inouï.
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