Elle, et personne d'autre
De retour de mon périple en parfumerie, je trouvai ma maison vide. Line m'avait laissé un mot, elle était de sortie jusqu'au soir.
J’en profitai pour procéder au rangement de la maison, puis lui concocter un petit repas en amoureux. De délicieuses Saint-Jacques rôties et leur émulsion de parmesan, et une farandole de mes meilleurs desserts. C'est drôle, cuisiner l'excellence est mon métier et pourtant ce n'était pas souvent moi qui préparais les repas pour nous.
Elle rentra dans une maison aux doux effluves de cuisine, accueillie par un mari souriant, en smoking, devant une table dressée pour un dîner aux chandelles.
— On fête quoi ? demanda-t-elle, amusée.
Je m’approchai pour l’étreindre.
— Nous.
Agir comme ça, c’est l’exemple typique d’un moment qu’on force. Dans un monde sans conséquence, j’aurai pris ma voiture pour rejoindre Emeline parce que c’est avec elle que j’aurais dû être. Elle qui hantait mes pensées et habitait mon corps.
Line est allée passer sa robe rouge, celle qu’elle n’osait jamais mettre pour sortir. Elle disait qu’elle était trop sexy. Moi je l’adorais.
Je fis le service et on peut dire que j’avais mis les petits plats dans les grands. Je l’admirai, tandis qu’elle savourait ces mets que j'avais concoctés rien que pour elle, mais je voyais bien que quelque chose clochait.
Je n’étais pas là.
La bouche de Line enveloppant sa cuillère, ce son de satisfaction proche du gémissement. Une partie de moi savait ce que cette attitude aurait dû susciter, et déplorait mon manque de réaction face à ce moment de qualité qui aurait dû attiser tant de plaisir… alors pourquoi ne pensais-je qu’à retrouver mon trésor caché à l’étage ? Cette constatation me troubla. Fébrile, je portai mon petit paquet pour l’offrir à mon épouse.
L’instant de vérité.
Elle déchira le papier avec malice, ravie de ce cadeau sans raison apparente. Avec curiosité, je la vis étudier le packaging avant de l’ouvrir. Elle m’embrassa, puis me demanda de patienter quelques minutes.
Elle revint assez vite, un air doux sur le visage. À l’odeur, je compris, elle était aller l’essayer.
— Un parfum enchanteur, merci mon amour ! claironna-t-elle, s’avançant pour me prendre dans ses bras.
Je me rappelle de ce sourire qui étirait ma bouche, de la hâte qui me donna une impression de temps ralenti. Tandis qu’elle s’approchait, j’anticipais l’extase que j’allais ressentir, cette dose pure de sensualité autorisée et à ma portée.
La plénitude, enfin.
La solution à tous mes tourments.
Ma redemption.
Détendu, je pris tout mon temps pour inspirer et assouvir mon envie, mais enfouissant mon visage dans ce cou si familier, je n’y retrouvai pas ce que je cherchais.
Le temps reprit son cours, et la réalité transparut, de la façon la plus brutale.
L’effluve qui vint à mes narines me donna un haut-le-cœur puissant. J’en reconnaissais quelques notes effectivement, mais sur la peau de mon épouse il fleurait la contrefaçon, l’imitation minable. Aucun effet. Même pas le début d’un placebo.
C’était pourtant le même parfum, mais de toute évidence, Line gâchait tout.
Enfin, c’est ce que j’ai présumé sur le moment. Je me souviens bien des pensées que j’avais : je me disais « quelle petite garce ! Elle aurait fait exprès ? Elle ne veut donc pas que je sois heureux, c’est ça ! »
Dans un profond dégoût, je m’écartais de mon épouse en la repoussant de mes mains avec force. La pauvre, ne s’y attendant pas, perdit l'équilibre et se retrouva par terre. Ma respiration s'accélèra, me donnant la sensation de suffoquer. Et, croyez-moi, ce n’était pas à cause de mon geste.
Line – sans doute choquée – ne dit rien. Ses yeux écarquillés et son visage stupéfaits parlaient de tout façon pour elle. Je n’aurais pas dû être si brutal. Je n’ai jamais été violent… Avant toute cette histoire, devrais-je dire.
Rapidement, je lui tendis mes mains pour l’aider à se redresser autant que pour rattraper mon malencontreux geste.
— Mais qu’est-ce qui t’arrives, bon sang, Karl ! vociféra-t-elle.
Le ton de sa voix me fit reculer, tête basse. Je n’avais aucune réponse à cette question, et je tâchai de rester muet. J’étais habité d’une rage bouillonnante et mon mutisme était la seule réaction presque acceptable dont j'étais capable sur le moment pour ne pas l’attiser plus.
— Pourquoi tu dis rien ? Qu'est-ce-qui ne va pas chez toi, putain ? Un jour t’es froid, l’autre non ? Et là, carrément la violence ? J’ai besoin de savoir, tu me fais peur en ce moment !
— Le parfum, murmurai-je entre mes dents.
Line sembla désappointée de ma réponse, pourtant c’était une part de la vérité. Sans un mot de plus, elle me laissa. Je la regardai s’éloigner, sans rien faire. Bientôt, je n’entendis que la porte de notre chambre se fermer, puis un silence retentissant. Et le glas de mon cœur.
Aujourd’hui, je me rends bien compte de cette pente que je descendais insidieusement. J’aurais dû suivre Line, m’excuser mille fois. Ramper à ses pieds, même. Consulter. Mais je n’en fis rien, parce que la bête était déjà en moi. Elle avait déjà le contrôle. Le véritable Karl, lui, s’époumonait dans sa geôle, déconcerté de ce qui venait de se passer et du soulagement que le départ de Line me procurait.
Une seule chose comptait : j’étais ulcéré et je fulminais. Le parfum n’avait aucun effet quand il était porté par une autre. La senteur hypnotique venait de la combinaison unique que sa peau créait. C’était donc elle et personne d’autre.
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