Ob-scène 2/ (+18)
Le lundi d’après, en arrivant au travail, je fus surpris de constater que Renan était déjà là, un sourire indéchiffrable sur le visage, une petite boîte posée sur le bureau devant lui. D’ordinaire le lundi, nous travaillions en décalé. Un décalé à notre façon, c'est-à-dire, une semaine sur deux, l’un de nous –et ce jour-là en l'occurrence, lui – n’arrive qu’à sept heures au lieu de cinq.
— T’es déjà là ? Attends, ne me dis pas que je me suis trompé de semaine ? m’exclamai-je.
— Non.
— C’est quoi ce petit sourire ?
Sans un mot, il poussa la petite boîte dans ma direction et me fit signe de l’ouvrir.
J’en découvris le contenu en plongeant ma main dedans, à l’aveugle.
Mon coeur se souleva.
C'étaient des petits chaussons.
« Un parrain en or »
Renan vous dira que c'était une idée d’Audrey, mais son côté tendre suggère le contraire. C’est bien du Renan tout craché.
Bien sûr, j’ai tout de suite compris et m’avançai pour prendre mon meilleur ami dans les bras.
— Félicitations Renan.
— On aura mis le temps, mais on a réussi, souffla-t-il pudiquement à mon épaule.
Depuis le temps qu’ils essayaient. Dix ans, vous vous rendez compte ? À l’approche de la quarantaine, ils étaient sur le point d’abandonner, mais le miracle est arrivé.
Quand notre étreinte cessa, je fis comme si je n’avais pas remarqué ses larmes qui perlaient au coin de ses yeux. J'étais heureux pour eux. Renan, plus que quiconque, méritait d’être un père.
— Ah, mais ça me revient maintenant ! S’il ne s’est pas occupé avec moi de la prestation Tior à la Forge, c'était à cause d’un rendez-vous pour une échographie ! C’est ce qu’il m’a expliqué ce matin-là !
Lui et Audrey allaient être des parents comblés et moi je …
Toutes mes émotions virvoltèrent en écho, créant une ambivalence désagréable. Entre le bonheur pour mon ami, le mien de devenir parrain et le projecteur d'échec qui se braquait sur ma propre vie, je me mis à pleurer à mon tour.
Renan posa sa main sur mon épaule tandis que je sanglotais.
— Mais… C’est cette nouvelle qui… je croyais que vous ne vouliez pas d’enfants, Karl ?
Naïf.
Tendre et naïf Renan …Line et moi ne souhaitions pas avoir d’enfant. C’était un choix réfléchi et tous deux étions en paix avec. Nous aimions notre vie telle qu’elle était.
Non, ces larmes n’avaient rien à voir avec ça. Je pleurais de disgrâce. Je pleurais pour tout ce que j’étais et qui ne serait jamais digne de l’amitié de Renan. Pour ce parrain sans valeur que je serai et pour tout ce bouillon que je cachais à mon meilleur ami.
Mais sur le moment, il interpréta mes pleurs comme le désarroi de ne peut-être jamais connaître la paternité et je fis le choix de le laisser croire.
Je me sentis seul et réalisai que je ne pourrais jamais lui confier ce qui m’arrivait. Comment aurait-il compris ? Lui, amoureux, fiable, droit. Tout. Plus je laissais aller mes pensées, plus en réalité Renan m’insupportait. Il représentait le Nemesis, en personne. Sa perfection ne faisait que pointer ma médiocrité, à tous les niveaux.
Je le toisai en silence, et je fulminai. Je lui en voulus de faire sentir si minable et mauvais face à lui, le saint. La gentillesse incarné. Heureux. Bientôt père…
Et fidèle.
Toute la journée, j’oscillai entre concentration poussée, rage contenue et un poids inexplicable dans mon corps. Tantôt serré, tantôt vide, mon cœur réclamait quelque chose.
Et après le travail, j’ai décidé de le lui donner : j’ai roulé jusqu’à la forge.
Je me suis garé sous les arbres non loin de la grille et j’ai attendu.
Parmi toutes les choses que Jean-Marc le bavard avait pu nous dire, il en était une que j’avais retenue en particulier. Cette semaine-ci, Lui et Pierrette visitaient leur fils à Cannes et Emeline avait pour mission de venir nourrir les animaux, « en soirée quand il fait moins chaud », même les jours de fermeture. Ce lundi soir, donc, elle viendrait.
À un moment, je vis sa voiture, la seconde d’après, elle s’engouffrait dans le domaine. J’en profitai pour y entrer à mon tour, à pied.
Le luxuriant jardin offrait toute la discrétion possible, assez rapidement, j’avançai au plus près d’elle, sans qu’elle ne me remarque. C’est un peu essoufflé que j’arrivai pour me dissimuler derrière une haie finement taillée.
Elle était occupée à glaner quelque chose dans son coffre et moi j’étais aux premières loges.
Si Emeline en tailleur était une tentatrice tout en classe et en charme, alors la Emeline en congé était la pin-up rêvée. Une simple barrette remontait sa courte chevelure en un chignon négligé, laissant quelques mèches ça et là sublimer son doux visage. J’étais au spectacle, avide de contempler chaque détail, chaque nouvelle découverte. Son short court dévoilait cette partie de ses jambes que je n’avais aperçu qu’une fois dans une lueur de lune. En pleine lumière, leur hâle mettait en valeur leur galbe, et je pouvais les admirer dans toute leur longueur. J’aurai voulu lui arracher ce tissu jean avec les dents et la déguster jusqu’à ma mort.
Caché derrière un buisson, je subissais ses effets dans mon corps, esclave de son aura, captif de sa beauté et de son pouvoir. Mon cœur pulsait aussi vite que mon bas ventre, contractant tous mes muscles et projetant dans mon esprit tout un tas de projets lubriques.
Et dire que tout ça était à moi.
Ce jour-ci, le Karl posé, élégant, qui savait se tenir avait laissé place à une version décadente, obsédée et inconvenante.
— Quand je repense à cet instant en particulier, j’ai honte. Mieux vaut passer cet événement.
À ce moment, je ne me rendais plus compte des choses, c'était terminé…
Un raclement rauque me coupe. En croisant le regard de l’homme, je comprends qu’il va falloir mettre des mots sur …
— Ah, vous voulez quand même savoir ? Bon, mais après, ne venez pas dire que je suis obscène !
Oui OK, je me masturbais.
Dans mon coin, frénétique, libidineux. Tout ce que je voyais devenait le rythme de ma fantaisie onanique : ses pas sur le gravier, le mouvement de ses fesses, le bruissement des feuilles dans les arbres, je n’étais plus moi.
Je me caressais, seul, alors qu’elle n’attendait qu’une chose, j’en étais sûr, c’est que je lui signifie ma présence. Elle m’aurait alors emmené dans une des innombrables chambres confortables du domaine et à l'abri des regards nous aurions pu faire l’amour durant des heures. Mais mon envie était trop forte, et ce plaisir à la contempler en secret était déjà si délicieux.
Je devinais l’odeur de sa peau salée par la chaleur, celle de ses vêtements. Je lui aurais peut-être demandé de garder ce fin caraco blanc qui sublimait le haut de son corps voluptueux.
Elle aurait accepté… je le sais. Elle luttait elle-aussi, mais ne m’aurait rien refusé. Enfin, c’est ce que je croyais.
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