Prologue

11 minutes de lecture

Il faisait nuit noire dans le quartier de l’ancien faubourg Saint-Antoine. Ils n’étaient pas censés être là. La zone avait été signalée en stabilisation marginale, pourtant, le bitume suintait toujours d’humidité verbale, les pavés bougeaient sous les pas. Au coin de la rue de Cotte et du passage Saintini la lumière des réverbères était absorbée plus que diffusée.

Trois silhouettes, équipées de gilets de récupération, de bottes de chemin creux et de gants anti-friction progressaient lentement dans la pénombre.

Juro, le plus vieux, ouvrait la marche. Son regard cherchait des marques de rupture : un graffiti inversé, une fissure grammaticale, l’écho d’un mot mort.

Vassel suivait de près, tendu, mains dans les poches, vérifiant à intervalles réguliers que son carnet était bien vide.

Marlin fermait la marche. Dix-sept ans. Trop jeune, trop curieux, trop vivant pour ce genre de terrain. Il n’était pas encore brisé par la langue, croyait encore que les mots pouvaient être beaux.

Le trio avançait dans l’ombre d’un immeuble ancien, dont les balcons s’ouvraient sur le néant, sans portes ni fenêtres, accrochés à des murs hésitants.

Ce quartier avait appartenu aux faiseurs de meubles, aux sculpteurs de chêne, aux rêveurs ouvriers. Mais après l’Épanchement la plupart des noms s’étaient effacés des registres, et les bâtiments tenaient désormais par habitude. Marlin semblait anxieux.

— Juro, on cherche quoi au juste ? Dans quelle direction je dois regarder ?

— Regarde partout, gamin. On cherche tout ce qui peut se revendre. Résidus syntaxiques. Syntagmes stables. Objet délié inerte. Tout ce qui peut se revendre au Cadastre ou aux collectionneurs.

Vassel tapa gentiment l’épaule de Marlin :

— On cherche la perle rare, l’objet qui nous rendra riche. Y a un gars l’an dernier qui a trouvé une machine a écrire dans une zone floue. Elle était en partie déliée. Un collectionneur la lui a acheté une petite fortune !

Ils passèrent plusieurs heures à chercher, fouillant maisons, impasses et décombres. Vassel avait trouvé un bougeoir en cuivre, orné de mots inertes. Juro, lui, avait dégotté une veste en feutre sombre, dont le tissu était creusé par endroits de syntagmes stabilisateurs. Une petite rareté.

Ce fut Marlin qui le vu le premier. Au fond d’une impasse étroite, entre deux immeubles déstructurés. Une planche, fait d’une matière qui lui était inconnu. Un silence pur, lové au creux d’une anfractuosité, comme un souffle oublié du monde. Un signe, en son centre, était creusé dans la matière. Il paraissait pulser, respirer. Il s’effaçait et se réorganisait à chaque vibration. Une lueur en émanait. Pourtant, la ruelle était toujours aussi sombre. Marlin, attiré par cette curiosité syntaxique, s’approcha.

— Pas par là, gamin. C’est trop net, c’est trop… pur. C’est pas pour nous, ça.

La voix de Juro était ferme, mais fatiguée. Le jeune Marlin ne semblait pas l’écouter, continuant sa lente marche vers l’objet. Lorsqu’il arriva à son niveau, il s’accroupit et l’observa longuement. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Il souleva la planche et posa son regard sur le glyphe.

— Marlin, pose ça, souffla Vassel. Tu sens pas ? C’est pas figé. C’est encore vivant !

Marlin ne répondit pas. Il n’écoutait plus.

Ses doigts effleurèrent une surface noirâtre, tiède au toucher. Ce n’était ni du bois, ni du métal, ni de la pierre. Une planche sans grain, sans matière, sans âge.

Et là, au centre, une forme.

Pas vraiment un mot.

Pas un signe humain.

Un mot ancien.

Un mot actif.

Un fragment de Verbe, gravé de travers. C’était quelque chose qui voulait être dit. C’était une ligne qui se repliait, un crochet de lumière inversée, une respiration suspendue. Elle ne s’écrivait pas : elle attendait d’être prononcée.

Et Marlin parla. Le son qui sortit de sa bouche n’appartenait pas à l’air. Il n’eut pas d’écho, ni de réverbération. Il traversa le silence, le fendit sans bruit. Un mot sans alphabet, un souffle pré-humain, qui résonna dans les failles de la matière.

Puis le monde trembla. Autour d’eux, la rue se réorganisa. Les fenêtres s’alignèrent en vers libres. Les bancs s’élevèrent. Un réverbère tomba sans tomber, sa chute répétée en boucle, un verbe mal conjugué qu’on tente de corriger.

Le monde vibrait, un clignement mal assuré. Puis il sentit son bras ne plus répondre, sa peau se lisser, sa main devenir verbeuse, et Marlin se flouta.

Son bras droit se brouilla, puis se dissocia en deux images décalées. Ses traits devinrent hésitants, comme mal dessinés. Ses yeux clignèrent, mais ne revinrent pas au même endroit. Son torse pulsa une fois, comme une page tournée trop vite.

— Marlin ! Non, recule ! Touche plus rien ! hurla Juro.

Mais il était déjà trop tard. Des lettres apparaissaient sur la peau du garçon — des lettres mouvantes, tordues, qui ne formaient rien de lisible. Elles apparaissaient, s’effaçaient, revenaient, se dispersaient.

Marlin ne cria pas. Ou alors son cri n’eut pas de nom. Puis son ombre se brisa. Littéralement. Une image déchirée. Et son corps entra dans une phase de dés-écriture, de déliance : un pied effacé, un œil absent, une bouche muette.

Juro recula, tremblant. Vassel fuyait déjà par peur d’être délié. Et dans ce chaos de mots disjoints, un souffle nouveau entra, telle une pression syntaxique.

Puis ils les virent arriver. Cinq silhouettes. Grises, longues et silencieuses : les Arpenteurs. Ils ne marchaient pas, ils traversaient.

Les Arpenteurs n’étaient ni en avance, ni en retard. Ils entraient dans le lieu comme un mot juste s’insère dans une phrase fracturée.

Cinq, ce soir-là. Un chiffre rare, réservé aux cas où le Verbe ressurgissait de lui-même.

Leurs manteaux étaient lourds, faits d’un tissage anti-verbal. Chaque pli bloquait les harmoniques. Leurs bottes, renforcées de cuivre linguistique, laissaient à peine une empreinte sur le sol instable.

Ils avançaient entre les bancs qui flottaient, les grilles tordues en signes inconnus et les ombres qui se reliaient sans source.

En tête, un homme à la voix absente : Dolens de Montrouge, Verbo-Juste.

Front haut, menton cassé, des cernes comme des traits d’encre. Il ne parlait que lorsque le silence avait assez duré pour qu’un mot soit entendu.

Sa tunique arborait une seule broderie : un cercle incomplet. Un signe de retenue.

À sa gauche, Sœur Khaline de Belleville, Vectrice. Le visage couvert de craie verbale, les lèvres scellées par un fil noir. Elle ne parlait jamais, elle portait littéralement les mots.

Derrière eux, trois Lexifères. Outils à la ceinture. Baguettes d’écriture vibrante. Stylographes à encre froide. L’un d’eux tenait une plaque de stabilisation, une tablette d’ardoise imprégnée d’encre silencieuse.

Ils s’arrêtèrent à dix pas du point de fracture.

Marlin n’était plus un garçon. Il oscillait entre apparition et effacement, entre nom et absence. Il n’était plus défini.

Autour de lui, les lignes du sol formaient des cercles grammaticaux. Des mots non écrits flottaient au-dessus du bitume. Et dans l’air, un nom tenté puis refusé s’effaçait sans cesse.

Dolens s’agenouilla. Il ouvrit un petit coffret d’ivoire. À l’intérieur, un fragment d’encre sèche, conservé dans le silence depuis plus de dix ans.

Il le trempa dans l’air et écrivit. Pas sur le sol. Dans le vide. Un seul mot. Formé de trois courbes. Ni latin, ni hébreu. Simplement, une intention juste. Le monde ralentit. Les bancs retombèrent. Les lettres quittèrent le corps de Marlin. Et là où il y avait eu déchirure il n’y eut plus que tremblement. Mais le jeune Marlin… était trop loin. Son corps s’effaçait.

Dolens se leva, grave.

— Il est passé. On peut encore l’ancrer, mais il ne reviendra pas au langage commun.

Khaline leva lentement les yeux vers lui. Et pour la première fois depuis son entrée défit un fil de sa bouche.

— Pas lui… mais ce qui reste.

Un bruissement se fit entendre. Une rupture du silence qui ne fut pas étouffée par le monde.

Ils se retournèrent.

À quelques mètres, dans le pli de la ruelle, là où la réalité s’était affaissée, reposait un nouveau-né. Nu. Propre. Les yeux ouverts. Autour de lui, le silence tenait. Il ne pleurait pas. Et ce fut sans doute cela le plus terrifiant.

L’enfant ne semblait pas surpris de se retrouver là. Il n’était pas jeté dans le monde, il y était déjà. Il semblait avoir attendu que les mots se taisent pour pouvoir enfin apparaître. Les Arpenteurs s’approchèrent à pas comptés. Autour du corps minuscule, l’air ondulait légèrement, comme sous l’effet d’une chaleur invisible. Dolens fronça les sourcils.

— Un Verbe résiduel ? murmura un Lexifère.

— Non… ce n’est pas le lieu qui vibre. C’est lui.

Ils s’arrêtèrent à deux pas.

L’enfant regardait. Pas les visages, mais quelque chose derrière eux, au-dessus, ou peut-être en eux.

Et c’est alors qu’ils le virent, ou plutôt, qu’ils perçurent sa forme. Un contour. Un vide qui avait une intention. La silhouette d’un être, accroupi. Ses bras étaient rassemblés autour de l’enfant sans le toucher. Il formaient un abri.

Une ombre floue, presque translucide. Ni fantôme, ni délire. Un Luide. Sans visage, mais une présence tangible, comme un silence qui pèse.

Sœur Khaline recula d’un demi-pas. Elle porta la main à sa nuque, là où certains Verbes instables laissent leur trace.

— C’est une forme de… liaison, souffla-t-elle. Pas initiée. Pas forcée. Plutôt une habitation.

L’un des Verbo-Juste détourna les yeux. Il n’aimait pas ce qui échappait aux mots. Et cette chose, près de l’enfant, n’avait pas de nom.

Dolens fit un pas vers eux. Il tendit la main. Le Luide ne bougea pas. Mais un des glyphes brodés sur sa manche se fissura.

— Il le protège, murmura Dolens. Il ne nous attaquera pas. Il veille.

L’enfant tourna lentement la tête vers lui. Ses yeux étaient vastes, d’un gris pâle presque translucide. En leur centre, pas de peur, seulement un écho, le souvenir d’un mot qui ne s’était pas encore dit. Un mot qui ne s’était pas encore dit.

L’air autour du nourrisson continuait d’onduler. On le percevait comme une respiration floue, une hésitation du monde à le reconnaître pleinement.

Chaque fois que l’enfant tournait la tête, le sol tremblait juste assez pour que l’on doute de sa fixité.

Et le Luide, accroupi, bras enserrant doucement l’espace, n’avait pas disparu.

—  Il faut stabiliser, dit un Lexifère d’une voix neutre.

Dolens ne répondit pas tout de suite. Il observait. Ses yeux suivaient le bord du halo instable. Il murmurait, comme on dicte un rapport à sa propre mémoire.

—  L’enfant est entier. Pas de déchirure visible. Aucun reste du jeune délié. Lieu de surgissement non localisable. Préservation d’enveloppe intacte. Présence d’un Luide protecteur. Non hostile. Silencieux. Lien probable. Instabilité de seuil. Ondulation répétée. 

Il se tut. Puis ouvrit son carnet :

—  Et pourtant… pas de nom. Pas de trace dans le Réseau. Aucune tentative d’écriture automatique. Aucun syntagme résiduel. Il est… là, mais sans histoire. 

—  On peut tenter une ancre passive. suggéra un autre.  Sans nommer. Juste inscrire le lieu, la date, le contexte. Un repère, même fragile, sans nom.

Sœur Khaline secoua doucement la tête. Elle s’agenouilla, effleura la poussière du bout des doigts, puis leva lentement la main vers l’air au-dessus de l’enfant.

À ce moment précis, le halo s’élargit.

—  Il ne veut pas être désigné,  murmura-t-elle.

—  Il ? Ou ce qui l’entoure ? , questionna Dolens.

—  Les deux, peut-être. Ou ni l’un ni l’autre. C’est une présence de seuil, Dolens. Il n’est pas encore dans notre syntaxe. Si on force, on pourrait le… 

Elle s’interrompit. Le mot perdre n’avait pas sa place ici. On ne pouvait pas perdre quelque chose qui n’avait jamais été désigné.

—  Alors on fait quoi ? On le laisse là ? , demanda le plus jeune Lexifère, tendu.

Ses mains tremblaient légèrement. Ce n’était pas la peur. C’était le doute.

—  On ne peut pas enregistrer ce qui refuse le Verbe.  répondit Dolens.  Mais on peut le garder. L’observer. Le confier à une structure stable. En périphérie. Un orphelinat hors des lignes principales. Quelque part où les registres sont flous, mais encore fonctionnels. 

Il se tourna vers Khaline.

—  Pantin ? Bobigny ? Il reste des Sœurs-assesseures dans ces zones ? 

—  Oui. Saint-Mathieu. La Voix Seconde y est encore entendue. Ils accueilleront un enfant sans nom… surtout si on efface son origine. 

Le mot “efface” resta suspendu.

Dolens fixa une dernière fois le Luide. Ce dernier inclina légèrement la tête. Un geste non humain, mais profondément lisible. Comme une autorisation muette.

—  Il n’a pas d’origine, ni de nom. Alors on ne dit rien. Rien du jeune. Rien du mot. Rien de ce que nous avons vu. 

Il se tourna vers les autres.

—  Ce que nous avons trouvé ce soir… n’est pas encore du langage. C’est une naissance de silence. En soi, il n’existe pas. Compris ? Le dire pourrait le démettre.

Ce qui devait être tu le fut. L’un des Lexifères prit l’enfant dans ses bras. Il était léger, chaud, étrangement calme. Son regard ne s’accrochait à rien. Le Luide s’était dissous dans l’air. Le halo s’était refermé. Il n’y avait plus rien à nommer, seulement à conduire. Ce qui n’avait pas encore de nom fut confié au silence. Et quand les Arpenteurs quittèrent les lieux, il ne resta dans la ruelle qu’une vibration légère, comme le souvenir d’un mot jamais prononcé.

Un fiacre discret, sans armoiries, roula vers l’est en silence.

Le ciel s’éclaircissait à peine au-dessus des faubourgs. Paris dormait encore, mais les zones périphériques, elles, ne reposaient jamais tout à fait. Là où le langage a cédé, le monde continue d’exister par habitude.

Au fond du véhicule, l’enfant dormait. Enveloppé d’un linge sans tissage, son souffle était lent, presque imperceptible.

Le Luide n’était plus visible. Mais dans la vitre, par instants, le reflet du nourrisson ondulait légèrement, comme si sa forme hésitait à s’ancrer.

Devant, l’un des Lexifères tenait une fiche d’acheminement avec une mention manuscrite, ajoutée à la plume sèche : À confier à la Voix Seconde, zone de lisière.

Le fiacre franchit la barrière du Canal de l’Ourcq. Les premières maisons de Pantin se devinaient entre les brumes. La pierre y pesait plus lourd qu’ailleurs. Les rues y retenaient leurs angles.

On parlait moins. On priait plus. Les enfants naissaient sous des noms prudents, portés à voix basse.

Et là, dans une cour enclavée entre une école effacée et une ancienne filature se dressait le bâtiment sobre et droit de l’Orphelinat Saint-Mathieu de la Parole Errante.

Le portail s’ouvrit sans grincer. Une femme se tenait là. Droite. Sévère. Mais quelque chose, dans la raideur de son dos, tremblait à peine. Silhouette grise sur fond de buée. Mains tendues, sans mot.

Elle ne dit rien et prit l’enfant. Il n’émit pas un son. Et dans ses bras, la température du monde sembla se stabiliser d’un degré.

Elle inscrivit, à l’encre froide, sur le registre du seuil :

“Un garçon. Innommé. Reçu.”

Puis elle releva les yeux. Et dans ceux de l’enfant — grand ouverts désormais — elle lut non pas un regard, mais une attention en retour. Quelque chose qui, plus tard, ferait trembler les murs sans jamais les briser. Un commencement, ou un rappel.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Lucien Thégust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0