Chapitre 1 Partie 1 — Les enfants du silence

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Doralte,

Si cette lettre te parvient entière, alors quelque chose, quelque part, tient encore debout. Ce simple fait me semble incertain — car depuis ces derniers jours, j’ignore si l’écriture elle-même n’est pas déjà dissoute en moi. Je ne sais pas si je suis encore un homme qui tient la plume ou si la plume m’écrit, par sursaut. Ce que j’ai vu, ce que j’ai traversé, est au-delà du rapport, au-delà du compte-rendu. C’est un effondrement. Et je n’ai pas trouvé d’autre manière d’y résister qu’en écrivant pour toi.

On m’a envoyé à Tréjouls pour une mission de surveillance phrastique. L’alerte était faible, tu t’en souviens peut-être : glissements d’usage, oublis syntaxiques mineurs, confusion des noms propres dans certaines zones périphériques. Ce genre de symptôme qui appelle une présence de principe, une vérification, mais sans réelle inquiétude. J’étais seul, comme souvent, et confiant dans mes procédures. La boîte de clôture était stable. Mes rites étaient justes. Le ciel, même pâle, ne portait pas d’ombre.

Et il y avait cet forme, un enfant. Assis au centre du village. Flou, silencieux et immobile. Les gens ne le regardaient plus. Il était là depuis plusieurs jours, m’a dit le maire — ou l’homme que je pensais être maire, car il avait ce regard qu’ont ceux qui ont déjà oublié ce qu’ils sont. L’enfant n’avait pas de nom. Il n’en recevait pas. Il n’était pas adressé. J’ai tenté de poser une désignation faible, “le garçon”, “le petit”, mais le Verbe a vacillé. La pierre sous moi a perdu sa forme. Une fissure est apparue, brève mais stable, dans le registre de topographie locale. Elle est toujours là.

Il était là, comme un mot suspendu entre deux pages. Je l’ai cru Luide. J’ai commis l’erreur de l’ignorer, le pensant résiduel. Mais c’est de lui que tout est parti.

Un matin, je l’ai vu face à un vieux miroir suspendu dans le vide sur la place. Une normalité qui semblait se tenir au bord du vertige. Il s’y tenait sans bouger. Il ne se regardait pas : c’était le miroir qui semblait l’observer. Le tain se brouillait par endroits, comme si sa présence affectait non le reflet, mais la capacité même du verre à contenir une image. Quand je me suis approché, le verre s’est fendu — non pas en brisant, mais en s’ouvrant. Il ne s’est pas retourné, l’enfant. Mais j’ai senti que, déjà, il savait.

C’était il y a cinq jours maintenant, que le monde a commencé à plier. Pas un craquement, pas un éclair. Le sol a glissé. Les murs se sont courbés. Les rues ont cessé d’être des lieux. Les gens ont cessé d’être des sujets. Un enfant — un vrai, cette fois — s’est mis à parler à l’envers. Et chaque mot qu’il prononçait déformait l’air autour de lui. Sa mère, en le prenant dans ses bras, a commencé à se replier. Ses bras ont rejoint ses côtes. Ses yeux ont coulissé vers l’intérieur. Elle est devenue un mot mal écrit, puis une idée de mère, puis rien. Le nourrisson a vieilli dans ses bras, puis a régressé. Je l’ai vu passer de l’enfance à la naissance, de la naissance au fœtus, du fœtus. Puis il s’est dissout dans la lumière. Un homme courait en hurlant, mais sa gorge ne produisait aucun son. C’était un hurlement muet qui s’écrivait sur les murs. Les murs ont tremblé, puis se sont retournés sur eux-mêmes comme des phrases qu’on annule. Sur une maison s’est inscrit le syntagme “je suis mon souvenir”, avant de se repliée dans sa propre charpente. Les animaux parlaient. Une chèvre récitait une berceuse. Puis elle s’est couchée, et son ventre s’est vidé de son nom. Elle s’est éteinte verbalement. J’ai vu des enfants se délier dans les bras de leurs mères, comme si l’oubli de leur prénom les effaçait progressivement. Plus personne ne criait. Ou plutôt : tout le monde criait, mais en silence.

L’église s’est tordue. Une colonne a fondu. Les pierres ont chanté une liturgie inversée, et les fidèles ont été avalés dans la nef, leurs corps absorbés dans la fresque murale qui les redessinait sans contour.

Je me suis tenu droit. Dit les Verbes stabilisateurs. Les mots qui sortaient de ma bouche ont pleurés. Le Verbe ne m’a pas répondu. Ma gorge s’est nouée. Mes mains se sont ouvertes. Et j’ai vu en sortir non du sang — mais de l’encre. Des mots que je n’avais pas pensés coulaient de moi.

Je n’ai pas su quoi faire. Je suis resté là, au centre, face a l’enfant-Luide. Il ne bougeait pas.

Il me regardait. Et j’ai senti son regard traverser le monde pour me fixer.

Et c’est peut-être cela, Doralte, ce regard, qui m’a maintenu. Tout s’effondrait, mais moi, je restais.

Et maintenant ? Le Cadastre nie. Ils parlent de glissement superficiel. Ils disent que la ville n’existait pas vraiment, ou qu’elle a été mal cadastrée. Ils nient. Et ils me font taire.

Mais je sais. Je sais ce que j’ai vu. Et je sais que cet enfant est la clef. Pas un Luide. Ou alors un Luide nouveau. Un Verbe vivant. Ou un sujet sans phrase.

Ce qui est certain, c’est que cette fracture n’est pas une suite. C’est un commencement. Et il reviendra. Ou un autre. Et cette fois, il ne s’agira plus d’un village.

Je ne vivrai pas assez longtemps pour le voir. Je sens déjà que quelque chose se ferme en moi. Ma mémoire se brouille. Certains mots me brûlent. Mais je voulais que tu saches. Pour que tout ne soit pas oublié.

Myrial de Gaillefontaine

Il faisait encore nuit dans le dortoir. Il s’agissait d’une nuit apaisée, sans heurt, sans tension.

Elom se réveilla avant la vibration. Comme presque toujours. Il n’y avait pas de cloche audible à Saint-Mathieu. Depuis le Déliement, l’ancien battant avait été retiré, scellé quelque part dans la crypte. Désormais, la cloche vibrait — une basse imperceptible, transmise par la pierre, perçue par les os plus que par l’ouïe.

Mais cette nuit-là, Elom s’était éveillé avant même ce murmure. Les rêves l’avaient laissé au bord. Il ne s’en souvenait pas.

Le dortoir était calme. Le silence y était peuplé de sons familiers : ronflements disjoints, souffles réguliers, froissements de draps, un léger claquement de langue. La pénombre et sa voix basse tenait la pièce.

La pénombre y régnait comme une voix très basse : douce, silencieuse, mais présente.

Elom repoussa doucement sa couverture, se redressa. Le froid du matin lui mordit les chevilles. Il se leva, pieds nus sur la dalle de pierre, et s’agenouilla brièvement.

Pas pour prier. Pour écouter. La dalle vibrait. Rien d’alarmant. Une pulsation fine et stable.

Son coffre était au pied de son lit. Il en tira ses vêtements : Il sortit sa chemise, son pantalon, un gilet gris raccommodé de fil noir — un point de reliure. Les boutons avaient cédé la semaine passée. Il vérifia chaque couture, lissa les plis de ses manches, redressa le col. Il attrapa son peigne en os dans la poche intérieure du gilet, et se dirigea vers le lavabo.

Le couloir était encore plus froid. Un long boyau de pierre grise, avec au bout, un lavabo de zinc, large comme une auge, incrusté de glyphes anciens.

Des verbes de traitement y avaient été gravés sur le col du robinet : “clarifier”, “adoucir”, “retenir les sels”. Des verbes mineurs, mais tenaces. L’eau glacée lui mordit la nuque. Il redressa les épaules.

Il se pencha vers le miroir fendu, aux contours ternis. Et là, derrière son propre reflet, une forme. Floue. Vaporeuse. Presque translucide, comme faite de buée, de lettres oubliées. Elle n’était pas venue depuis des jours. Elle était là, sans menace. Elom ne tremblait pas.

Elom la regarda un moment dans le reflet.Puis dit doucement :

— « Bonjour. »

La forme ne bougea pas. Mais le miroir sembla respirer.

Il descendit les escaliers. La pierre y était dure, inégale. Ses pas résonnaient plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Il tenta d’amortir le claquement de ses semelles. Un jour, il y parviendrait.

En bas, la lumière commençait à filtrer par les vitres hautes du réfectoire. Un rectangle pâle glissait sur le mur, dessinant une tranche d’air.

Et l’odeur. Mêlée, forte, chaude : café noir, bouillie d’avoine, pain du jour encore enfermé dans sa croûte. L’odeur du matin. L’odeur du monde qui recommence.

Marion Crux était déjà derrière le fourneau. Une tablier bleu usé noué à la taille, un fichu sur la tête, ses bras nus jusqu’au coude. Elle touillait la marmite avec un geste de meunière, solide, régulier.

En l’apercevant, elle s’écria, un sourire fendillé au coin des lèvres :

— « Ah ! Mon Petit Flou ! Te voilà. »

Elle le désignait toujours ainsi. Pas “mon chéri”, pas “mon garçon”.

Mon Petit Flou. Une tendresse sans nom précis.

— « Tu sais que t’as encore battu la cloche ? Elle va finir par s’en vexer. Alors, cette nuit ? »

Il sourit. Elle le tutoyait comme on le ferait avec un fils. Chez elle, le tutoiement n’était pas familier : il était protecteur.

— « Ça allait. Je crois. »

— « Tu crois ? »

Elle lui prépara un bol fumant, et ajouta — discrètement — une pincée de chocolat râpé, juste au centre. Une rareté. Une douceur volée au quotidien. Un doux secret.

— « Tiens. Mais faut pas le dire aux autres, hein. C’est pour ceux qui ont veillé avec les lettres. »

Il s’assit, les mains autour du bol.

— « Je l’ai revu. Dans le miroir. Ce matin. »

Elle s’arrêta.

— « Le Luide ? Le même qui revient parfois ? »

Il hocha la tête.

— « Il ne m’a rien dit. Mais il était là. »

Elle s’approcha, enjamba le banc et s’assit à côté de lui.

— « Tu sais… y a rien de mal à ça. Les Luide apparaissent là où le monde s’effrite. Ils passent, ils regardent, ils veillent. C’est peut-être bon signe. Une sensibilité au Verbe. Un lien. »

— « Ou alors, ç’te porte la poisse ! »

La voix venait de derrière. Gros Abel. Massif. Un tablier de cuir, les bras lourds, les mains pleines de plâtre et de poussière. Il portait une trousse à outils fermée par une corde, et une cale de bois dans l’autre main. Marion se redressa, le fusilla du regard.

— « Tais-toi, Abel ! Tu dis ça parce que t’en vois trop, des ombres. C’est pas une malédiction. C’est une… cohabitation. »

Abel ne répondit pas tout de suite.

Il s’accroupit près du mur, posa sa paume sur une dalle.

— « Elle vibre. C’est Victor. Il a parlé dans son sommeil, encore. Le Verbe a bougé. »

Elom, doucement :

— « Je l’ai entendu. C’était flou, mais ça vibrait juste. »

Abel hocha la tête.

— « J’stabiliserai ça dans la journée. Sinon la pierre va f’nir par se fissurer. »

Il regarda Elom.

— « Toi… fais attention à ce que tu dis, même quand tu crois rêver. Les murs, eux, ils oublient rien. »

Marion revint à sa marmite.

— « Bon. Allez. Mange tant que c’est chaud. Et n’écoute pas les ombres. Elles parlent trop. »

Elom mangea. La bouillie était douce, chaude, avec une pointe d’amertume laissée par le chocolat. Une note juste. Dans son ventre, le matin tenait bon.

La cloche sonnât. Ou plutôt, vibrât. D’une vibration, douce et basse, qui montait des fondations.On ne l’entendait pas. Mais elle traversait la charpente, les murs, les tables, les corps. Une note grave, immobile, qui ne disait rien mais suffisait à éveiller ceux qu’elle traversait.

Du plafond, au-dessus du réfectoire, on perçut les premiers mouvements : des pas légers, un meuble tiré, un couinement des ressorts des matelas.

Les enfants se levaient. Certains grognaient, d’autres murmuraient. Quelques-uns se recouchaient brièvement avant de céder.

Il ne fallut pas cinq minutes pour qu’une première ribambelle d’enfants affamés s’engouffre dans le réfectoire. Ils arrivaient pieds nus ou mal chaussés, encore froissés de sommeil, les cheveux en bataille, traînant parfois un carnet ou un livre sous le bras.

Certains discutaient en se frottant les yeux, d’autres se jetaient dans la file d’attente devant la marmite, bol en main.

Marion Crux les attendait avec la même attention que si elle avait accueilli une armée de princes.

— « Bonjour, Madeleine. Bien dormi ? Et ton bras, il te fait encore mal ?… Tiens, une cuillerée en plus. »

— « Thomas ! T’as encore les paupières collées ! Ça, c’est parce que t’as lu sous la couverture, hein ? Je te connais… Allez, lève ce bol. »

À chaque enfant, elle adressait une parole, un mot, un nom.

Mais pas un nom vite dit.

Un nom tenu.

Elle articulait soigneusement, s’assurant qu’aucun prénom ne fût mangé, écourté, ou malmené.

Elle connaissait les histoires de chacun.

Ce que la veille avait été. Ce que la journée promettait.

— « Gabriel, t’as un contrôle aujourd’hui ? Courage. Pense à bien respirer avant d’écrire, sinon le Verbe va sauter les lignes ! »

Et puis elle s’arrêta, soudain solennelle, en voyant Jean-Loup, les yeux grands ouverts, la bouche tremblante d’espoir.

— « Ah mais… mais quel jour sommes-nous ? Est-ce qu’on n’aurait pas un petit nom d’anniversaire ici ? Hein ? Six ans ?… Attends-moi là, mon cœur. »

Elle revint avec un petit morceau de gâteau brun, presque sec, qu’elle avait soigneusement conservé dans une boîte en fer.

Au sommet, une bougie fine, et une étincelle allumée au-dessus de la flamme.

Les yeux de Jean-Loup s’emplirent d’eau, puis de lumière.

Il souffla d’un coup, et tout le monde applaudit, même les plus vieux. Même Sœur Lanta.

Elle entra à cet instant, suivant Père Loarn.

Les voix s’éteignirent presque aussitôt.

Le silence s’établit, non pas par crainte, mais par habitude.

Ils traversèrent la salle d’un pas lent, saluèrent Marion, puis prirent place à la table des adultes, au fond de la pièce.

Marion les servit sans un mot : un bol de soupe épaisse, une tranche de pain de la veille, un morceau de fromage, une infusion de menthe et de feuilles sombres que seul Père Loarn appréciait.

Il se redressa légèrement.

Puis, d’une voix grave, posée, il récita la prière du matin.

Que le Verbe nous tienne,

et ne nous nomme pas trop tôt.

Que le pain soit fixé,

et l’eau fidèle à sa forme.

Que le jour ne s’efface,

et que notre voix reste basse.

Pour ceux qui n’ont pas de nom,

que le silence soit refuge.

Pour ceux que le monde oublie,

que le monde tienne un peu plus.

Nous bénissons l’encre,

nous bénissons la parole tenue,

nous bénissons l’enfant sans alphabet.

Puis le Père marqua une pause. Un silence pur, suspendu. Chaque élève, chaque pensionnaire baissait la tête. Même les plus jeunes restaient immobiles, les yeux fixés dans le bois, ou dans le pain. La voix de Père Loarn se fit plus basse, presque un souffle. Et tous, enfants comme adultes, murmurèrent :

À ceux qui sont,

et à ceux qui seront.

Par la Voix Seconde, que le jour commence.

Sœur Lanta se leva, sans geste brusque.

La voix de Père Loarn s’était à peine tue que la porte du réfectoire claqua. Tous se retournèrent. Gros Abel, debout dans l’encadrement, couvert de poussière blanche, le tablier noué à la hâte, fixait la salle sans parler. Ses bottes avaient laissé une fine trace de poudre sur la pierre. Il ne bougeait pas. Mais le silence qu’il traînait avec lui dissolvait les conversations.

Sœur Lanta leva les yeux. Elle ne dit rien. Abel s’avança lentement. Chaque pas semblait alourdir l’air. Il s’arrêta à mi-parcours entre la table des adultes et celle des plus jeunes. Puis, dit simplement :

— « Une fracture. Aile ouest. P’tit débarras à coté au dortoir. L’instabilité est encore là. »

Les mots claquèrent comme une gifle verbale. Quelques cuillères s’arrêtèrent à mi-course. Le plus jeune, Jean-Loup, lâcha son pain. Elom sentit une chaleur remonter dans sa gorge. Il n’avait rien fait. Pas cette fois.

Lanta fronça légèrement les sourcils.

— « Cause identifiée, Abel ? »

Il secoua lentement la tête.

— « Pas encore. Mais c’est récent. Une formulation dans l’sommeil, ou à la limite du réveil. Verbe d’éveil mal t’nu. Ça a fléchi l’seuil. »

Il tourna la tête vers Elom. Pas directement. Mais assez longtemps pour que chacun suive son regard. Sœur Lanta fait fait de même. Le silence s’alourdit. Marion, debout près de sa marmite, avait cessé de remuer. Elom baissa les yeux. Pas de culpabilité. Mais une brûlure diffuse : il était toujours là, au cœur du doute. Lanta dit alors, très doucement :

— « Faites attention à vos mots, les enfants. Même en dormant. Même sans voix. »

Sœur Lanta se leva, ouvrit son carnet de cuir, et lut les répartitions du jour.

— « Les enfants Souffle Porteurs rejoindront l’École Préparatoire de Base, avec Maître Jolivet et Sœur Anne. »

Les plus petits hochèrent la tête. Certains souriaient, d’autres semblaient traîner les pieds en silence.

— « Les Formulants auront ce matin : Histoire des Instabilités avec Frère Séraphin, puis Étude du Signe Nominal avec Sœur Margence. »

Quelques gémissements étouffés. La réputation de Margence dépassait les murs de Saint-Mathieu.

— « Les Porteurs commenceront par Syntaxe Fixative Avancée ou Écriture Cadastre, selon leur branche. Les affectations de l’après-midi vous seront remises à la salle des Noms après le petit déjeuner. »

Elom s’était rassis. Son bol presque vide, il tournait lentement la cuillère entre ses doigts. Victor vint s’asseoir à côté de lui, l’air renfrogné.

— « Encore Histoire des instabilités ? L’ennui mortel. Et après Margence. L’horreur. »

— « Moi j’aime bien. On apprend pourquoi ça tient. »

Elom esquissa un sourire.

— « Tu les aimes bien quand même, les mots. Surtout quand tu dors. Tu en dis beaucoup. »

Victor ouvrit de grands yeux.

— « Encore ? J’ai parlé cette nuit ? C’est moi la fracture du placard ?»

Elom hocha la tête.

— « Abel l’a senti. Il a dit que tu avais mal parlé. Il va devoir stabiliser une dalle. Mais je crois pas que ce soit toi pour le débarras. »

Victor grimaça, mimant un geste de moulin qui tourne de travers.

— « Il exagère. Gros Abel… c’est pas un homme, c’est une porte en granit. Et il ne parle qu’à toi et à Marion. T’as jamais remarqué ? Il te regarde comme s’il lisait. Je suis sur qu’il ne sait même pas lire en plus. »

Elom posa sa cuillère.

— « Il a été dans des zones floues. Il a vu des choses qu’on ne dit plus. Il est resté debout là-bas. Il à tenu, lui. C’est vrai qu’il est un peu bizarre parfois. Il peut arrêter de parler durant plusieurs jours. Mais il est gentils en fond. »

Victor baissa un peu la voix.

— « Il m’a fait peur une fois. Je m’étais endormi dans la salle des noms, il est entré, il m’avait pas vu. Il a commencer à réparer une chaise. Un clou, un coup de marteau et un mot. Toute la pièce à tremblé. Il s’est recroquevillé par terre et s’est mis à pleurer en se balançant. Moi je te dis, y a un truc qui tourne pas rond chez Gros Abel.»

— « Il tient les murs. Sans lui, l’orphelinat tomberait en grammaire brisée. »

Ils terminèrent leur repas dans un silence tranquille. Puis se levèrent pour rejoindre la salle des Noms. Ils quittèrent le réfectoire dans le calme, leurs pas amortis par les pierres tièdes du matin.

Arrivé dans le couloir à coté du dortoir, Elom savait qu’Abel serait là. Le débarras était entrouvert. L’air y vibrait faiblement, comme un papier qui se rétracte. Abel était accroupi, un outil dans la main, traçant un glyphe de contention à la craie douce sur le chambranle de la porte. Il parla sans se retourner :

— « C’était pas toi. Je sais maintenant. »

Il se releva, essuya ses mains. L’air portait une odeur de toile humide et d’encre sèche.

— « Renzo. Le p’tit. Il a murmuré un Verbe c’te nuit. “Relève-toi”, j’crois. Pour sortir d’un cauchemar. Mais il l’a mal posé. Il l’a dit à lui-même. Et à la pièce. »

Il désigna l’intérieur.

— « R’garde, l’ombre d’l’étagère a inversé son axe. Les objets changent de place dès qu’on cligne des yeux. Un nom a tenté d’apparaître sur la porte. Il hésite encore. »

Elom déglutit.

— « Pourquoi… pourquoi avoir regardé vers moi, ce matin ? »

Abel le fixa, droit.

— « Parce que tu vibrais plus fort que les autres. Et parce que Lanta te surveille. Et moi aussi. Pas pour t’accuser. Pour… savoir quand tu vas basculer. »

Un silence. Puis :

— « Mais aujourd’hui, c’pas ton Verbe qui a glissé. Tiens-toi. Parce que quand ce s’ra toi… faudra que tu l’saches avant tout l’monde. »

Il retourna à ses tracés. Elom, figé, sentit une onde fine monter de la dalle sous ses pieds. Un mot. Non dit. Mais en attente.

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