Chapitre 3 — Ceux qui tiennent
Mon Père,
Je vous écris ce soir depuis le réfectoire vide. Les murs sont tièdes, mais je sens du froid dans ma nuque — un froid que je n’ai pas eu depuis longtemps. Je vous demande pardon d’avance si mes mots sont maladroits : je ne veux ni alarmer, ni mentir. Je voudrais simplement que vous sachiez ce que je vois.
Il s’agit du petit, celui qu’on appelle Elom. Celui des dortoirs du fond. Celui qui ne pleure pas, qui ne parle que rarement, mais qui écrit dans les marges de tout ce qu’on lui donne — sur les feuilles, les murs, parfois sur lui-même.
Je ne sais pas bien comment le dire. Mais il y a quelque chose autour de lui. Quelque chose qui ne se laisse pas écrire.
Il y a deux nuits, alors que je faisais la ronde, j’ai entendu des enfants pleurer doucement. En m’approchant, j’ai vu Elom debout, au centre du couloir, pieds nus. Il regardait un mot peint au mur : “Silence”. Mais les lettres bougeaient. Je vous jure, mon Père, les lettres tremblaient. Comme si elles voulaient se replier sur elles-mêmes. Comme si elles fuyaient son regard.
Je suis intervenu, j’ai cru à une hallucination. Mais depuis ce jour, plusieurs objets perdus réapparaissent dans son lit. Non rangés. Juste là, comme déposés par quelqu’un qui n’aurait pas de main.
Un autre surveillant dit qu’il l’a vu murmurer à une chaise cassée. Le lendemain, la chaise tenait debout. Je ne veux pas parler de miracle. Je ne veux pas.
Mais il y a aussi ces enfants qui disent qu’il rêve tout haut. Ils affirment que, dans son sommeil, il dit des phrases que personne ne comprend, mais qui vous laissent avec un mot coincé dans la gorge. L’un d’eux a fait une crise après : il avait oublié son propre prénom pendant plusieurs heures.
Aujourd’hui encore, je l’ai surpris à recopier une page d’écriture. Mais ce qu’il écrivait n’était pas sur sa feuille. Il la traçait sur du vide, avec ses doigts. Et pourtant, je voyais les lettres — brièvement — avant qu’elles ne disparaissent.
Je ne sais pas ce qu’il est, Père. Je ne pense pas que ce soit un mal. Je ne pense pas qu’il faille l’écarter.
Mais je crois qu’il est autre. Et que ce que nous avons autour de nous — le langage, les noms, les objets — s’écarte pour lui faire place. Comme s’il portait quelque chose que nous n’avons pas le droit de voir. Pas encore.
Je vous laisse décider si cette lettre doit être gardée. Moi, je l’écris pour ne pas oublier. Car un jour, peut-être, tout cela sera effacé.
Et alors, il faudra que quelqu’un sache qu’il a toujours été là.
Même avant que les mots ne le connaissent.
Respectueusement,
I. Egras
L’orphelinat s’était tu dans une paix feutrée. Après le dîner, les lampes verbales s’étaient allumées sans bruit le long des galeries, projetant des halos pâles sur les dalles lustrées. Dans les couloirs, seuls quelques pas isolés témoignaient d’une vie encore active.
Elom avait été conduit sans un mot. Sœur Vaël, d’un simple geste de la main, lui avait indiqué le chemin du bureau. Il n’avait pas protesté. Devant la porte du père Loarn, il attendit. Le bois était gravé d’un motif discret — une spirale inversée, signe d’entretien intime. Lorsqu’elle s’ouvrit, le bureau lui apparut comme un ventre d’encre : lourd, tiède, saturé d’un silence pesant et d’écrits passés.
Sœur Lanta se tenait debout, droite comme à son habitude. Le père Loarn, lui, était assis dans un fauteuil large, les doigts posés sur une feuille de lin vierge, comme s’il méditait encore le poids qu’elle contiendrait. Elom entra.
— « Installe-toi, Elom. », dit le vieux Père.
Il obéit, mais resta en bord de chaise, mains sur les cuisses. La lampe posée à droite du bureau diffusait une lumière jaune, presque intime. Le père Loarn l’observa longuement, sans parler. Puis, demanda d’un ton doux :
— « Ce matin, tu as dit ne pas vouloir travailler au Scriptorium. Tu as été très clair. Tu as même parlé d’un malaise… d’un trouble face aux mots. Peux-tu nous dire ce que tu ressentais, exactement ? »
Elom leva les yeux, hésitant. Il sentit que, cette fois, on ne lui demandait pas d’expliquer un comportement. Mais de rendre compte d’un trouble plus profond.
— « J’ai… j’ai toujours eu peur des mots quand je dois les écrire. Pas quand je parle. Là, ça va. Ils sortent comme ils veulent. Mais sur le papier… c’est comme si quelque chose se bloquait. Comme si j’étais responsable de trop de choses. Et que je ne savais pas comment les porter. »
Sœur Lanta inclina légèrement la tête.
— « Tu parles de responsabilité. Pourquoi ? Les mots écrits te semblent-ils plus… dangereux que les mots parlés ? »
— « Ils tiennent. Ils restent. Et parfois, ils ne sont pas ceux que j’avais pensés. C’est comme s’ils venaient d’un autre endroit que moi. Et… j’ai peur qu’ils disent quelque chose que je ne voulais pas. »
Un silence suivit. Le père Loarn s’enfonça un peu plus dans son siège. Sa voix était plus douce :
— « Tu n’es pas le premier à ressentir ça. Mais peu d’enfants en parlent avec autant de justesse. Tu dis que les mots te traversent, qu’ils peuvent… te trahir. Est-ce ce que tu ressentais encore en entrant au Scriptorium cet après-midi ? »
Elom hocha la tête.
— « Oui. Mais… ça a changé. »
— « Pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ? »
Il réfléchit, les mains jointes entre ses genoux. Puis :
— « La boîte. Le cercle. Le silence. Tout ça… ça m’a calmé. Je n’ai pas eu à inventer. J’ai juste… décrit. Écouté. Et j’ai senti que le papier ne me jugeait pas. Il attendait. Il ne voulait pas que je sache. Juste que je sois là. Et alors… écrire, c’est devenu facile. Pas parce que j’étais prêt. Mais parce que je n’étais pas seul. »
Sœur Lanta l’observa avec une attention nouvelle. Il y avait, dans son regard, moins de sévérité — mais peut-être encore un écho.
La porte s’ouvrit doucement. Frère Solance entra, ses gants de lecture dans la main gauche. Il salua d’un geste de la tête.
— « Vous m’avez convoqué, Père.»
Le Père Loarn répondit sans détour :
— « Nous cherchons à comprendre ce qu’Elom a vécu cet après-midi. Et pourquoi un enfant qui refusait l’écriture s’y est plongé avec autant de constance. Tu l’as observé. Dis-nous ce que tu as perçu. »
Frère Solance s’avança. Il posa ses gants sur le bureau, puis croisa les mains dans ses manches.
— « Il n’a pas écrit avec ses idées. Il a écrit avec sa présence. Il ne contrôlait pas. Il accompagnait. Il ne s’est pas servi des mots pour fixer le réel — il les a laissés résonner. Et ce qui m’a frappé… c’est qu’il semblait soulagé. Comme s’il n’avait plus à se justifier d’écrire. »
Sœur Lanta, posant la voix :
— « Alors ce n’est pas l’écriture qui le bloquait. C’était le sentiment… d’imposture ? D’indignité ? »
Solance acquiesça lentement.
— « Peut-être. Ou plus simplement : la peur d’imposer une forme à ce qu’il ne comprend pas. Elom doute. Mais il doute avec une justesse rare. Il ne se méfie pas des mots. Il leur laisse une place… que la plupart des adultes ont oubliée. Cet enfant est Innomé. Il n’y a rien de plus difficile pour lui que de définir. »
Le père Loarn se tourna vers Elom.
— « Et maintenant ? Que ressens-tu vis-à-vis des mots ? Après aujourd’hui. Est-ce que cette peur est partie ? »
Elom ne répondit pas tout de suite. Il fronça légèrement les sourcils, puis dit, avec une lenteur posée :
— « Non. Elle est toujours là. Mais elle ne m’empêche plus. Elle m’accompagne. C’est pas une barrière… C’est… Plutôt un fil. Il faut juste marcher dessus sans vouloir le tendre. »
Le silence qui suivit ne fut pas un vide. Il fut plein.
Père Loarn sourit presque imperceptiblement.
— « C’est une réponse qui ne vient pas d’un enfant ordinaire. »
Puis, plus grave :
— « Mais tu restes un enfant. Tu restes sans nom. Tu n’es pas stabilisé. Et ce que tu manipules, là-bas, n’est pas neutre. Nous devons être vigilants. Frère Solance, il continuera à écrire sous ta supervision. Et tu nous feras un rapport chaque semaine. Compris ? »
Solance hocha la tête.
Sœur Lanta, après un temps, murmura :
— « Je crois que c’est la première fois… que j’entends un enfant formuler une relation au Verbe qui ne passe ni par la maîtrise, ni par l’obéissance. »
Elle tourna les yeux vers Solance, qui acquiesça doucement, comme s’il avait attendu ce moment.
— « Je me propose de le superviser personnellement. Tant qu’il souhaitera revenir. Je serai là à chaque séance. S’il doute, je le verrai. S’il vacille, je le retiendrai. Mais je crois, profondément, qu’il a quelque chose à nous apprendre — non par le savoir, mais par l’écoute. »
Un silence plus dense s’installa. Puis le père Loarn se leva. Il posa une main sur le bois poli de son bureau, comme s’il scellait un accord invisible.
— « Je recevrai Elom ici moi-même, chaque semaine. Le cinquième jour. Il viendra seul. Nous ferons le point, à voix basse. Il pourra dire ce qu’il ressent, ce qu’il comprend — ou ce qu’il ne comprend pas. Il aura le droit de douter, de craindre, d’interroger. Il ne sera pas jugé sur sa maîtrise, mais sur sa vigilance. »
Il se tourna vers Elom, qui n’avait pas bougé.
— « Mais en échange, Elom, tu t’engages à une chose. Une seule. Tu ne dois rien cacher. Si quelque chose en toi se trouble, si une phrase te brûle ou te dévie, si tu sens qu’un mot prend une forme qui n’est plus la tienne… tu devras le dire. Tu devras parler, même si les mots tremblent. »
Elom releva les yeux.
— « Je peux faire ça. Je ne promets pas de comprendre. Mais je peux dire ce que je ressens. Même quand c’est flou. Je le dirai. »
Le père Loarn hocha la tête.
— « Alors c’est entendu. Tu restes libre. Tu peux venir. Tu peux partir. Mais si tu restes, c’est un chemin, pas un refuge. Et tu ne seras pas seul pour le suivre. »
Frère Solance posa brièvement ses doigts sur l’épaule d’Elom.
— « À demain, petit Scribe-veilleur. »
Lors qu’Elom ressortit, le couloir lui sembla plus vaste qu’à l’aller. Plus lent aussi. Comme si l’espace avait compris qu’il fallait désormais marcher doucement autour de lui.
Il ne se sentait pas rassuré.
Mais il se sentait entendu.
Et cela, dans ce lieu de mots figés, valait plus que toute certitude.
Il remontait seul le couloir des dortoirs, plus étroit, plus sombre que ceux du cloître. L’humidité y traçait des veines fraîches sur les pierres. À cette heure, les lampes fixatives s’étaient éteintes faute de passage, ne laissant que la pâle lumière d’un reflet de lune, posée comme un voile sur les dalles.
C’est là qu’il l’aperçut. Une silhouette large, presque immobile, dos tourné, posée contre un mur. Gros Abel.
Il ne bougeait pas. Sa masse sombre semblait absorbée par la pierre même, comme si son corps avait poussé là, enraciné dans le silence. À cette distance, Elom ne distinguait ni ses traits ni son regard. Juste ce frémissement lent des épaules, cette tension contenue dans la nuque.
Et puis, un son. Un murmure grave. Une suite de mots mâchés, presque avalés, comme jetés dans la pierre plus que prononcés pour être entendus.
Elom s’approcha à petits pas. Le couloir semblait s’être rétréci. La lumière, diluée, ne tenait plus que dans l’interstice entre deux pierres.
— « …tourne… pas là, pas là, fixe d’abord… pas avant… non, t’sais bien… t’sais bien… »
Des phrases ? Non. Des bribes. Des échos de gestes. Des injonctions floues. Comme un ouvrier qui parle à ses outils. Ou un homme qui se parle pour ne pas tomber.
Il hésita à l’appeler. Abel n’était pas violent, mais il n’aimait pas être surpris. Il n’aimait pas non plus qu’on l’écoute. C’était un homme fait pour le silence, ou du moins pour ce qui passe en-dessous.
Mais Elom, ce soir-là, ne voulait pas fuir. Il avança encore. Puis, d’une voix calme, pas trop forte :
— « Abel ? À qui tu parles ? »
Le colosse se figea un instant. Son dos se raidit. Sa main, posée à plat contre le mur, recula lentement. Il se tourna, sans précipitation.
Ses yeux, en partie noyés dans l’ombre, mirent un temps à le reconnaître. Puis, un grognement sourd :
— « Ha, Elom.. »
Il se redressa, un peu, comme s’il sortait de quelque chose de plus profond que le mur.
— « J’parlais pas. J’disais rien. Juste… vérifiais. »
— « Tu vérifiais quoi ? »
Abel haussa les épaules. Le geste souleva un pan de sa veste de travail, maculée de poussière de plâtre et d’encre séchée.
— « La plaque. Là. Elle bouge. Juste un peu. Faut le sentir. Pas le voir. »
Elom s’approcha. Il posa la main sur la pierre, exactement là où celle d’Abel avait reposé. C’était tiède. Pas chaud. Mais pas froid non plus. Et la texture semblait… fléchir, presque imperceptiblement, sous ses doigts.
— « Elle… parle ? »
Un soupir. Court. Bourru.
— « Parle, parle… Tu crois que les murs causent comme les gens ? C’est pas des phrases. C’est pas des jolis syntagmes. C’est de l’usure. Du reste. Ce qu’y reste quand le Verbe passe trop souvent. »
— « Mais toi… tu disais des mots. »
— « P’têt. J’rappelle les gestes. Les ordres qu’on m’a appris. Les trucs qu’on dit aux pierres pour pas qu’elles s’écroulent. Chacun sa méthode. Moi, j’murmure. »
Il le regarda plus franchement.
— « T’es pas censé traîner ici, gamin. Il est tard. Et toi t’es l’doué du jour, hein ? Le gamin qui écrit sans nommer. J’ai entendu Lant… ‘fin, Sœur Lanta. Mais toute la baraque a entendu. Même les murs. »
Elom se raidit un peu. Abel n’avait pas dit ça méchamment. Mais il l’avait dit fort. Comme on jette un mot pour voir ce qu’il pèse.
— « J’ai juste écrit ce que je voyais. Ce que je ressentais. C’est tout. »
— « C’est déjà trop. T’as pas idée de c’que tu remue. Les mots aiment pas être regardés de trop près. Surtout ceux qu’on comprend pas. »
Il tapota le mur, du plat de la main. Trois coups. Lents. Précis.
— « Ici, y’a un reste de glyphes. Cachés sous le plâtre. On les a pas effacés, non. On les a… enfermés. Comme des bêtes. Et toi, là, avec ton stylet et ton papier qui vibre… tu r’fais du bruit. Tu secoues les cages. Tu crois que c’est rien ? »
Elom ne répondit pas. Il sentait dans le ventre un nœud bizarre — une peur, une honte. Plutôt une forme de gravité. Il posa à nouveau la main sur le mur.
— « Mais… si je ressens des choses… je dois les écrire, non ? Sinon, ça reste coincé. Ça fait du mal. »
Abel souffla fort par le nez. Presque un rire.
— « Ouais. Écris. Mais sois pas trop sûr de toi. Écrire, c’est laisser une trace. Et les traces, ça attire. Et pas toujours c’qu’on veut. »
Il s’écarta du mur. Releva un peu son pantalon. Craqua ses doigts.
— « Bon. J’ai fini d’causer aux murs. J’ai encore des vannes à régler. Tu ferais bien d’aller dormir. Le Verbe, c’est pas que dans les papiers. C’est dans les rêves aussi. Et parfois, c’est pire. »
Il fit demi-tour, lentement, traînant ses outils dans une sacoche râpée. Avant de disparaître, il lança par-dessus son épaule :
— « Bonne nuit, p’tit flou. Fais pas trop d’bruit dans ta tête. »
Puis il s’enfonça dans l’ombre.
Elom resta seul. La main toujours posée sur la plaque. Il ferma les yeux. Et dans le noir derrière ses paupières, il lui sembla que quelque chose passait — pas une voix, non. Mais une pression. Comme une phrase qui n’avait pas encore trouvé sa forme. Certains noms, on les murmurait encore. D’autres, on les montrait du doigt. Puis venait Abel. Avec lui, on se taisait.
La nuit était tombée sans secousse. Un silence épais, presque granuleux, avait enveloppé l’orphelinat Saint-Mathieu, s’infiltrant dans les galeries, les arches, jusque sous les tuiles luisantes du cloître. Un silence différent.
Elom s’était glissé dans son lit sans résistance, le corps encore habité par le souvenir du Scriptorium, par le goût âcre de la pierre-miel fondue au creux de la gorge.
Ses paupières s’étaient closes presque aussitôt, happées par une fatigue douce, mais une sensation lourde, inédite, l’avait retenu aux portes du sommeil. Cette nuit-là, il rêva d’un mot qu’on ne pouvait pas écrire. Il l’avait sur la langue. Mais chaque fois qu’il ouvrait la bouche, c’était lui qui s’effaçait.
Quelque chose, dans l’air, s’épaississait. La pierre sous les pieds du lit, d’ordinaire tiède et discrète, semblait vibrer d’un rythme lent, lourd, presque pénible. Le matelas lui-même pesait plus lourd sur ses côtes. La couverture, fine pourtant, tirait sur ses membres comme un drap trempé. Il écouta.
Au-delà des respirations calmes de ses compagnons endormis, au-delà des petits gémissements de Victor dans son sommeil, il n’entendit rien. Mais il sentit. Certaines alcôves du dortoir — ces recoins, ces lits, ces corps d’enfants — vibraient d’une manière différente.
Pas un tremblement. Une retenue. Comme si, dans leur sommeil, certains tentaient de se fixer au monde. Non pas par instinct. Par nécessité.
Elom ferma les yeux plus fort, cherchant l’oubli, mais le poids s’intensifiait. Et alors, le rêve l’engloutit. Un mur. Un mur de pierre blanche, lisse, sans mortier apparent.
Un mur qui ne tenait pas par ses matériaux, mais par un syntagme. Gravé profondément au cœur de la matière : “Ce qui est tenu déforme ce qui tient.” Il le lisait sans le lire, sans bouger les lèvres. Le mur vibrait doucement, puis se tordait. Les pierres se courbaient comme des mots mal conjugués. Les lignes droites perdaient leur axe. Et la phrase, pourtant fixe, rongeait la solidité même de ce qu’elle prétendait protéger.
Il vit alors un enfant — peut-être lui-même, peut-être un autre — poser la main contre la paroi. La pierre pulsa sous ses doigts, absorba le geste. La paume s’effaça d’abord, puis le bras, puis le corps entier devint une colonne vrillée, sans articulations visibles, tendue à l’extrême pour contenir l’effondrement alentour. Le rêve se replia sur lui-même. Un vertige. Un vide.
Et Elom s’éveilla, haletant. Le dortoir était encore plongé dans la pénombre. Le halo laiteux de la lune dessinait des traits pâles sur les dalles. Mais il n’était plus tout à fait pareil. Quelque chose, sur le sol, avait changé. À quelques pas de son lit, une dalle bombait légèrement, comme sous une poussée interne.
La pierre, d’ordinaire immobile et assagie, respirait lentement, par spasmes. Personne ne semblait s’en être aperçu. Victor ronflait, la joue écrasée contre son oreiller.
Jean-Loup serrait son drap contre son cœur, une ficelle rouge pendante entre ses doigts. Elom resta figé, le souffle court. Le cœur battant contre ses côtes, comme un tambour. Et ce fut alors qu’il le vit.
À la lisière du halo lunaire, assis tranquillement sur le bord de son lit, Lige était là. La forme verbale n’avait pas de visage précis, pas de chair, pas d’ombres nettes. Seulement une densité douce, une frontière subtile entre l’air et l’absence. Cela faisait la troisième fois en peu de temps qu’il le voyait.
Le Luide l’observait. Non avec des yeux, mais avec tout son être penché vers lui, dans une attention sans poids. Un regard sans regard.
Lige leva lentement une main, fluide, hésitante — et fit un geste simple, ancien : une invitation au calme, la paume ouverte vers le bas, abaissée doucement.
Puis, avec une lenteur immense, il désigna la dalle bombée. Elom comprit. Il se redressa sans bruit, les jambes tremblantes, et posa la plante de ses pieds nus sur la pierre déformée. Elle était tiède. À l’opposé de toutes les autres, froides comme des carcasses vidées de souffle, celle-ci respirait encore. Il la toucha de sa main fébrile. La tiédeur n’était pas celle d’un foyer, ni d’une chair. C’était une tiédeur intérieure, contenue, presque silencieuse : celle d’un mot qui aurait refusé de mourir.
Elom retira sa main avec précaution. Il releva lentement la tête. Lige glissait maintenant vers le mur nord, flottant plus qu’il ne marchait. Son contour oscillait légèrement, comme une phrase hésitante. Arrivé contre la pierre, il se retourna pour la dernière fois. Son corps diaphane, traversé de striures de lumière et de glyphes mouvants, s’inclina doucement. Et dans un geste lent, solennel, il leva deux doigts. L’un, qu’il posa délicatement là où serait sa bouche, s’il avait été homme. L’autre, qu’il pressa contre l’endroit où bat le cœur. Puis, sans bruit, sans effraction visible, Lige traversa le mur. Son passage ne laissa derrière lui ni faille, ni écho. Seulement une présence en creux. Une attente. Un souffle retenu entre les pierres.
Elom resta là, immobile, la main posée sur la dalle tiède, jusqu’à ce que les premières lueurs d’aube caressent le plafond de la chambre. Et dans le battement sourd de son propre sang, il crut entendre encore : “Tais-toi. Tiens.”
Le premier frisson de l’aube n’avait pas encore atteint les vitraux du couloir sud. Pourtant, Elom était déjà éveillé. Il s’extirpa lentement de son lit, laissant derrière lui la chaleur ténue des draps. Le sol de pierre mordit la plante de ses pieds d’un froid sourd, mais il n’en frissonna pas. La dalle bombée, à quelques pas de là, semblait toujours présente. Silencieuse. Comme une respiration oubliée. Il détourna les yeux. Le dortoir, vaste, était encore empli du souffle lent des dormeurs. Victor grognait doucement dans son sommeil, Jean-Loup s’était recroquevillé en boule, le nez enfoui dans son oreiller.
Personne ne bougea lorsque Elom franchit le seuil. Dans le réfectoire désert, la pénombre glissait encore sur les murs de pierre nue. Quelques bougies, vacillantes, jetaient des éclats pâles sur les grandes tables de bois. Marion Crux était déjà là, silhouette massive derrière son fourneau. Elle tourna la tête à son approche, plissa les yeux un instant — puis, sans un mot, lui tendit un bol de bouillie tiède et un quartier de pain brun.
Elle ne posa pas de questions. Son regard, encore plus doux qu’à l’accoutumée, disait assez qu’elle avait compris. Elom voulait être seul. Non par rejet. Mais par nécessité intérieure.
Il s’assit à la place qu’il occupait toujours, contre le mur est, sous une poutre sculptée d’inscriptions effacées. Le bois exhalait une odeur de cendre ancienne et de cire froide.
Il mangea lentement, sans vraiment sentir les saveurs. Dans sa gorge, quelque chose battait, irrégulier. Le souvenir de Lige, assis sur son lit, le poids invisible de la dalle tiède, la sensation persistante d’être regardé par un monde sans visage.
Marion nettoyait doucement les tables voisines, à gestes ronds, étirés, qui semblaient vouloir apaiser l’air lui-même. Elle lui adressa un dernier regard, un petit signe du menton, puis retourna à ses marmites.
Et alors, la cloche vibra. Non un son, mais une onde, un appel qui remontait par les dalles, par les murs, par les os. Au-dessus de sa tête, les dortoirs commencèrent à bruisser. Bientôt, une première ribambelle d’enfants dévala l’escalier. Certains bâillaient à s’en décrocher la mâchoire. D’autres marchaient à tâtons, guidés par l’odeur du pain chaud et du lait fumant.
Éléonore arriva parmi les premiers. Elle s’approcha de la table d’Elom, frotta brièvement ses yeux embués, et s’assit sans un mot à ses côtés. Elle posa son bol devant elle, les mains croisées autour, sans chercher à parler.
Elom, intérieurement, lui en fut reconnaissant. Il n’aurait pas su aligner une phrase. Sa présence, tranquille, suffisait.
Le réfectoire s’emplit progressivement du murmure des conversations brisées, des rires étouffés, des chuintements de cuillères raclant les bols. Puis, la porte du fond s’ouvrit avec lenteur. Sœur Lanta entra, son registre en cuir contre la poitrine. Son pas, mesuré, semblait régler le rythme même des respirations autour d’elle.
Les enfants cessèrent de parler presque sans y penser. Le silence tomba, naturel, comme un manteau bien ajusté. Sœur Lanta s’avança jusqu’à la table maîtresse. Elle ouvrit le registre, ajusta ses lunettes au bout de son nez, et d’une voix claire, égrena les affectations de la matinée.
— «Formulants, écoutez. Ce matin, deux cours.»
Elle marqua une brève pause, balayant l’assemblée d’un regard qui ne jugeait pas, mais notait tout.
— «Première heure : Morphologie des Verbes Fracturés, en salle C, avec Frère Anselme.»
Un murmure discret de soulagement traversa les rangs. Frère Anselme était connu pour sa patience infinie, son art de faire tenir les mots déformés sans jamais brusquer l’esprit des élèves.
— «Deuxième heure : Sondage des Flux Verbaux Souterrains, dans la galerie nord, avec Sœur Eremia.»
Là, le murmure s’éteignit. Sœur Eremia. Son nom seul suffisait à faire taire les plus téméraires. On disait qu’elle entendait battre le Verbe dans les murs. Qu’elle parlait peu parce qu’elle écoutait des choses que d’autres ne percevaient plus. Sœur Lanta poursuivit sans changer d’intonation :
— «Après la pause, les affectations de l’après-midi seront distribuées en salle des Noms. Soyez attentifs.»
Elle referma lentement le registre. Puis, au moment de tourner les talons, elle s’attarda un instant sur Elom. Son regard, d’ordinaire aussi neutre qu’une dalle de granit, glissa sur lui avec une hésitation imperceptible. Non un doute. Non une inquiétude. Mais une reconnaissance silencieuse. Quelque chose en lui avait changé. Quelque chose qu’il ne fallait ni nommer ni effrayer. Elle inclina très légèrement la tête — un signe que nul autre ne remarqua — puis quitta la pièce.
La vie reprit, par vagues timides. Victor vint chiper un morceau de pain sur une table voisine, Jean-Loup éclata de rire à une blague étouffée. Marcel se levait pour demander une nouvelle portion de gruaux à Marion. Éléonore, elle, ne bougea pas. Elle tenait son bol entre ses mains, yeux mi-clos, comme si elle flottait encore quelque part entre sommeil et Verbe. Elom vida le sien en silence. Son corps était là. Son souffle était là. Mais quelque chose, dans ses os, dans sa nuque, dans la pulpe même de ses doigts, semblait en attente. Comme un fil tendu sous la peau. Prêt à vibrer.
Au terme du petit déjeuner, le petit groupe des Formulants s’ébranla lentement hors du réfectoire. Les couloirs résonnaient à peine sous leurs pas. L’air du matin, encore dense de la nuit, collait aux murs, aux fenêtres, aux arches comme une peau trop étroite. Elom marchait en retrait. Éléonore, silencieuse, traînait un peu derrière lui. Victor, plus loin, jouait à faire sauter son crayon entre ses doigts, ratant une fois sur deux.
En passant sous l’arche du cloître, Elom s’arrêta une fraction de seconde. Il lui sembla percevoir un reflet immobile au bord d’un vitrail. Rien qu’une silhouette vague. Mais le geste… le port des épaules… lui rappela quelque chose qu’il n’avait pas encore vécu.
Ils prirent l’escalier du flanc sud, celui qui s’enfonçait vers les salles annexes, là où les plafonds semblaient plus bas, les pierres plus proches du vivant.
La salle C était simple. Un rectangle de pierre brute, adoucie seulement par l’odeur sèche des manuscrits entreposés sur les étagères basses. Au fond, près d’un tableau d’ardoise noirâtre, Frère Anselme les attendait. Grand, maigre, vêtu d’une robe de laine rude, il semblait presque flottant dans la pénombre.
Ses gestes, lorsqu’il les salua d’un signe de main, furent d’une lenteur méditative, comme s’il écrivait dans l’air une phrase sans mot.
Ils s’installèrent sur des bancs alignés contre le mur.
Sans préambule, Frère Anselme ouvrit un coffret de bois posé à ses pieds. Il en sortit un ensemble d’objets anciens, soigneusement enveloppés dans des linges de lin neutre. Il les disposa sur la table centrale, avec une infinie précaution.
— «Aujourd’hui…» dit-il d’une voix basse, mais portée, «…nous allons apprendre à reconnaître la morphologie d’un Verbe fracturé.»
Il fit coulisser un premier linge, révélant une dalle d’ardoise noire, striée de fissures obliques.
— «Un Verbe, lorsqu’il faiblit, ne disparaît pas toujours. Parfois, il se replie. Parfois, il se déforme. Et parfois… il reste là. À demi effacé. Comme un os mal ressoudé.»
Il leur distribua à chacun une tablette gravée. Chacune portait un fragment de phrase. Certains mots étaient lisibles, d’autres tordus, retournés, ou effacés dans leur propre structure.
— «Regardez. Touchez. Lentement. Sentez comment les mots résistent, comment leurs traits se sont crispés contre l’effacement.»
Elom prit la tablette qu’on lui tendait. La pierre était froide. Mais sous ses doigts, il sentit une chose étrange. Certaines lettres, pourtant immobiles, semblaient trembler. Pas physiquement mais plutôt comme si l’idée même du mot luttait encore contre sa disparition.
Il passa lentement son index sur une fissure en forme de crochet. Au moment où il frôla la déformation, un frisson remonta le long de son bras avant de courir le long de sa colonne. Le mot revenait comme une respiration. Et dans cette boucle, il y avait une familiarité impossible. Comme un battement oublié.
Non un frisson de froid. Un frisson de réveil. La lettre, à demi brisée, avait senti son contact — et tentait, faiblement, de se reformer. Il retira la main.
Autour de lui, les autres élèves scrutaient leurs tablettes avec application. Victor plissait les yeux, mâchonnant son crayon à demi rongé. Éléonore, elle, avait posé sa tablette à plat sur la table et effleurait du regard les fractures, sans oser toucher.
Frère Anselme circulait entre eux, silencieux, observant les gestes, corrigeant d’une main discrète un angle d’approche, un regard trop pressé. Lorsqu’il passa près d’Elom, il ralentit. Regarda sa tablette. Regarda ses doigts crispés.
Et, d’une voix plus basse encore, presque un souffle :
— «Certaines fractures… résistent. Si tu les écoutes… elles peuvent parler encore. Mais attention, Elom, tout ce qui vibre n’appelle pas la réparation. Parfois, le Verbe reste brisé… pour nous protéger le lui.»
Il effleura lui-même la dalle du bout d’un ongle. Un frémissement, imperceptible, courut sur la surface. Puis il s’éloigna. Elom resta figé. Sous sa main, la fracture, fine et tordue, pulsait doucement. Comme un cœur enseveli sous la pierre. Il se pencha plus près, le souffle suspendu. Et, dans le grain même de la roche, il crut entrevoir une esquisse. Non pas une lettre humaine, mais un fragment d’intention. Un geste verbal inachevé, comme un cri étouffé avant de naître.
Il referma les doigts sur la tablette, laissa passer la vibration. Il n’avait pas peur. Mais une certitude s’était glissée sous sa peau : Certaines fractures ne sont pas mortes. Elles attendent. Elles tiennent. Elom, les entendait.
Frère Anselme, revenu vers la table maîtresse, leva la main pour rassembler l’attention. Les conversations basses cessèrent aussitôt. Il posa sur le pupitre un second coffret, plus petit, plus ancien. Son bois, veiné de filaments sombres, semblait lui-même travaillé par des forces anciennes — à la manière d’une peau cicatrisée.
Il l’ouvrit avec lenteur. À l’intérieur, une dizaine de fragments de pierre, d’ardoise, de métal terni. Chacun portait une trace, une déformation, une fracture ou un début d’effacement.
Frère Anselme parlait d’une voix très calme, comme s’il énonçait une prière que seul le silence pouvait contenir :
— « Voici votre exercice.»
Il sortit un premier fragment — un éclat d’ardoise, brisé selon une ligne oblique, où subsistait la moitié d’un glyphe effacé.
— « Chacun d’entre vous recevra un fragment. Vous ne devez pas chercher à comprendre, ni à deviner ce qu’il fut.»
Il marqua une pause, son regard patient glissant sur les visages.
— « Vous devez seulement poser votre main sur lui. Le manipuler. L’écouter. Et écrire, en une phrase unique, ce que vous sentez. Pas ce que vous pensez. Pas ce que vous imaginez. Ce que vous ressentez.»
Il insista :
— « Une seule phrase. Pas une de plus. Et souvenez-vous : parfois, écouter une fracture, c’est entendre ce que le monde n’a pas su dire.»
Un léger frisson parcourut les rangs. Frère Anselme distribua les fragments, un par un. À Victor, un éclat de cuivre craquelé. À Éléonore, une lamelle d’ardoise courbée. À Elom, enfin, un morceau de pierre blanche, très lisse, mais parcouru d’une seule fissure centrale, si fine qu’elle ressemblait à une veine.
Il posa ses doigts dessus. La pierre était froide au premier contact. Puis… tiède. Comme la dalle du dortoir. Le monde autour de lui s’effaça peu à peu. Les bruits de souffle, les raclements d’ardoises, même la lumière pâle de la salle. Il n’y eut plus que cette pierre. Et, sous la pulpe de ses doigts, une vibration ténue — non pas un battement, mais un étirement. Un souffle très ancien, comme un fil suspendu à la frontière du monde.
Il ferma les yeux. Une phrase monta en lui, sans effort, sans lutte. Elle n’avait pas de forme brillante ni de clarté parfaite. C’était une phrase pesante, enracinée, presque douloureuse. Quand il rouvrit les yeux, il la traça d’une main lente, sur la feuille posée devant lui :
“Je ne suis pas brisé. Je suis ce qui plie pour tenir.”
Il regarda sa propre écriture. Le trait semblait plus lourd que d’habitude. Plus grave.
Autour de lui, les autres griffonnaient à grands gestes maladroits.
Victor tapotait son crayon contre son front, l’air égaré.
Éléonore, elle, n’écrivait pas encore : elle caressait la courbe de son fragment comme on caresse une plaie fermée.
Frère Anselme circulait lentement entre les rangs.
Lorsqu’il passa derrière Elom, il s’arrêta brièvement. Regarda la phrase écrite. Ne dit rien.
Mais ses doigts, un instant, se refermèrent doucement sur son propre manteau de laine, à hauteur du cœur — comme pour retenir une pulsation désagréable. Puis il reprit sa marche, sans un mot.
La cloche vibrante sonna l’appel du second cours. Une onde basse, aspirée dans les murs. Frère Anselme referma le coffret sur les fragments qu’il avait récupéré, le geste lent et mesuré. Il leva la main, et sa voix, plus grave encore qu’au début du cours, traversa la salle :
— «Déposez vos phrases dans la boîte de tilleul.»
Il désigna un petit meuble, à demi en retrait dans un renfoncement du mur. Un coffre clair, cerclé de cuivre terne, dont le couvercle entrouvert laissait filtrer une odeur de résine et de cire brûlée. Chaque élève se leva à son tour, leur feuille pliée en quatre entre les doigts.
Un par un, ils déposèrent leur phrase dans l’ouverture étroite. Pas un mot. Pas un bruit.
Lors-qu’Elom glissa son feuillet, il sentit sous ses doigts une légère résistance. Comme si le bois absorbait non seulement le papier, mais aussi une part de l’intention qui l’avait porté. Le couvercle vibra imperceptiblement. Quand le dernier feuillet eut disparu dans la boîte, Frère Anselme s’approcha lentement.
Il posa la paume de sa main droite sur le tilleul. Fermant brièvement les yeux, il sembla écouter quelque chose que nul autre ne pouvait entendre. Puis il se tourna vers eux, sa robe effleurant la pierre.
— «À la prochaine séance…»
Sa voix était lente, suspendue au-dessus du sol.
— «…vous devrez choisir. Choisir de laisser mourir votre phrase; de la laisser s’effacer avec ce qu’elle a touché…ou choisir de l’ancrer. De l’inscrire dans la matière, pour lier de nouveau ce qui a été brisé.»
Il les regarda un à un. Pas de menace. Pas de pression. Seulement la lourde évidence d’une responsabilité ancienne.
— «Sachez-le : ancrer n’est pas réparer. Ancrer, c’est imposer. Et parfois, ce que l’on impose… change l’objet. Change le Verbe. Change celui qui le touche.»
Un silence plus profond s’abattit. Frère Anselme effleura le bois une dernière fois.
— «Réfléchissez. Ce que vous tiendrez vivra peut-être plus que vous.»
Il fit un pas de côté. La porte s’ouvrit. Et la classe s’écoula lentement dans le couloir, chaque élève portant désormais en lui la morsure douce d’une question sans réponse.
Ils avaient quitté la salle C d’un pas lent. Même Victor, d’ordinaire si prompt à plaisanter ou à bousculer l’air de ses bavardages, restait silencieux, mâchonnant distraitement le bout de son crayon rongé. Leurs pas les menèrent vers la cour intérieure.
Le tilleul, au centre de la vasque de pierre, projetait une ombre courte sur les pavés tièdes.
Les branches basses, chargées de ficelles rouges et vertes, frémissaient à peine sous un souffle sans vent.
Quelques enfants tentèrent de jouer — à cloche-pied sur les dalles, à “effleurer sans toucher” les lettres anciennes incrustées au sol — mais l’élan n’y était pas.
Leurs gestes semblaient lourds, hésitants, comme lestés par quelque chose de plus profond que la fatigue.
Elom, lui, resta à l’écart. Adossé contre l’un des piliers de la galerie sud, il regardait les mots suspendus au tilleul. Certains papiers battaient doucement, d’autres restaient immobiles, comme déjà figés dans un souffle trop lourd.
Éléonore s’assit non loin de lui, un jeton de bois tournant lentement entre ses doigts. Elle ne parlait pas. Elle n’avait pas besoin.
Il était bon, parfois, d’avoir une présence qui comprenait que tout échange n’avait pas besoin de mots.
La cloche vibra, basse et profonde, traversant les dalles jusque dans la moelle des os.
Les enfants s’ébranlèrent, rangés sans qu’on leur en donne l’ordre, et remontèrent vers la salle des Noms.
Le Couloir des Silences les engloutit. Leurs pas, d’ordinaire feutrés, semblaient ce jour-là absorber jusqu’à leur respiration.
La salle circulaire les accueillit comme une paume creusée dans la pierre.
Sœur Lanta était déjà là. Droitement assise devant le pupitre, elle tenait son carnet d’affectations et son stylet de plume sèche. Elle attendit que tous soient installés. Puis elle leva les yeux. Sa voix, comme chaque matin, fendit doucement l’air :
— «Tâches de l’après-midi. Prenez note.»
Les feuilles, les ardoises, les carnets se déployèrent dans un bruissement mat.
Sœur Lanta lut sans hâte, laissant à chaque affectation le temps de s’ancrer :
— «Victor Messin : inventaire des outils verbaux avec Maître Vernan et Gros Abel.»
Victor soupira à peine, mais son front resta plissé. Des chuchotements moqueurs se firent entendre, avant qu’il froncement de sourcils de Sœur Lanta ne les fasse taire.
— «Éléonore Vatil : vérification des syntagmes dormants au jardin nord, avec Sœur Anne.»
Un murmure de soulagement : le jardin offrait un calme que beaucoup enviaient.
Puis vint le tour d’Elom. Sœur Lanta s’arrêta un bref instant avant d’énoncer :
— «Elom : présence au Scriptorium Trois. Salle B. Sous supervision renforcée.»
Son regard accrocha le sien, juste un battement de cœur plus long que nécessaire. Pas une question. Pas une invitation. Un constat silencieux : Elom avait franchi un seuil. Il inclina très légèrement la tête, en signe d’acceptation. Sœur Lanta reprit sa lecture, la voix aussi stable qu’une arche tendue. Aucun commentaire ne suivit. Les élèves prirent leurs carnets, rangèrent leurs affaires. La salle se vida avec la même lenteur calme qu’à l’entrée.
Elom resta un instant en arrière, effleurant du bout des doigts le bois tiède du pupitre central. Un fragment de phrase, entendu sans être dit, flotta brièvement dans sa mémoire :
“Tenir, ce n’est pas forcer. C’est écouter la faille sans l’achever.”
Puis il rejoignit les autres. Le second cours les attendait.
Le chemin vers la galerie nord semblait plus long qu’à l’accoutumée.
Peut-être était-ce l’air, plus dense, plus épais. Peut-être étaient-ce les mots eux-mêmes, suspendus dans les murs, qui retenaient leur souffle.
À mesure qu’ils approchaient, le silence changeait de nature.Ce n’était plus le silence d’une école. Ni même d’un pop austère ou d’un orphelinat. C’était un silence encore plus ancien, plus profond — le silence des choses qui n’ont pas été dites, ou qui ont été murées pour ne jamais reparaître.
Au bout du couloir, une porte entrouverte. Au-delà, Sœur Eremia les attendait.
Le cours de Sondage des Flux Verbaux allait commencer.
Ils franchirent la porte lentement, un à un, comme on entre dans un sanctuaire interdit. La salle de sondage n’était pas une salle ordinaire. C’était une galerie basse, voûtée, à demi enterrée dans les fondations anciennes de Saint-Mathieu.
La lumière y tombait d’en haut par de minces fentes taillées dans la pierre, découpant des colonnes de clarté pâle et suspendue.
Les murs suintaient par endroits, non d’eau, mais d’une condensation verbale invisible, que seule une fine brume trahissait, flottant à ras de sol.
À l’extrémité de la pièce, Sœur Eremia se tenait debout. Immense, drapée d’une robe de lin gris serrée à la taille par un lien de cuir sec, elle semblait plus sculpture que vivante. Son visage, étroit, buriné de plis silencieux, portait un regard qui n’appartenait pas entièrement à ce monde.
Elle ne dit rien pour les accueillir. Elle leva simplement une main, et d’un geste fluide, les invita à s’aligner contre le mur nord, entre les piliers. Ils obéirent sans bruit. Puis, dans le silence épais, sa voix s’éleva, grave, mate, sans écho :
— «Aujourd’hui, vous n’écrirez pas. Vous écouterez. Vous écouterez ce que le monde tente de taire.»
Elle fit un pas en avant.
Sous la voûte, chaque bruit — le froissement d’une manche, le craquement d’une semelle — semblait aspiré avant même d’être né.
Sœur Eremia marcha lentement jusqu’au centre de la salle. À cet endroit précis, une dalle carrée, plus sombre que les autres, était enchâssée dans le sol. Autour d’elle, un cercle gravé de runes effacées s’étendait à peine visible. Elle tendit la paume vers la pierre.
— «Sous nous, sous ces murs, sous ces dalles…courent des flux. Des vestiges du Verbe premier. Des cicatrices vivantes. Des voix muettes.»
Elle se tourna vers eux, son regard perçant chacun comme une vrille lente.
— «Certains flux vibrent encore. D’autres dorment. Votre tâche sera simple : les sentir. Non par l’œil. Non par l’oreille. Par le corps. Par ce qui en vous sait avant de penser.»
Elle abaissa sa main. Le cercle autour de la dalle pulsa une fois. Un frémissement infime, à peine plus qu’un souffle de chaleur.
Les élèves échangèrent des regards hésitants. Victor recula d’un demi-pas, son front blêmi. Éléonore, elle, resta droite, les yeux fixes. Elom, lui, sentait déjà la différence.
Ce n’était pas un bruit. C’était une tension. Un étirement dans l’air, entre les pierres, sous les semelles. Un Verbe, peut-être, ou ce qu’il en restait.
Sœur Eremia s’approcha d’eux.
— «Fermez les yeux.»
Ils obéirent.
La salle sembla s’agrandir d’un coup, ou peut-être était-ce le silence qui s’était tendu jusqu’à devenir espace.
— «Posez votre main sur la dalle. Lentement. Ne pensez pas. Ne cherchez pas. Laissez venir.»
Elom avança, avec les autres. Quand sa paume effleura la pierre noire, il ressentit immédiatement un choc doux, comme une vague tiède montant depuis le sol. Puis quelque chose d’autre. Un mouvement. Un flux lent, qui tournait sous la pierre, non pas en ligne droite, mais en spirale. Il sentit son propre souffle s’ajuster à ce rythme. Sa poitrine se soulever, se creuser. Un battement.
Il y avait une voix là-dessous. Pas des mots. Pas une langue. Une voix qui attendait.
Un frisson lui traversa l’échine.
Sœur Eremia parlait à voix très basse, mais ses paroles perçaient le silence comme des fils d’argent :
— «Certains flux cherchent un nom. D’autres fuient le Verbe. Sentez la différence. Ne retenez rien. Écoutez seulement.»
Les autres enfants, autour de lui, frémissaient à peine. Certains retiraient leur main trop vite. D’autres serraient les dents, les yeux clos.
Mais Elom… Elom ne voulait pas lâcher.
Sous sa main, la spirale semblait accélérer. Le flux sous la dalle remontait vers lui. Pas pour le blesser. Pas pour le capturer. Pour être reconnu. Il ferma les yeux plus fort.
Et dans l’obscurité intérieure, il vit — ou crut voir — un mot naître. Un mot sans lettres. Un mot sans son. Un mot en attente. Un bruit sec claqua dans l’air étouffé.
Elom ouvrit brusquement les yeux.
Un des élèves, Auguste Darveau, avait rejeté la dalle qu’on lui avait confiée, son visage fermé de défiance.
— «C’est absurde. On sent rien !»
Le ton était âpre, presque rageur. Tous se figèrent.
Auguste poursuivit, d’une voix cassante :
— «Ça sert à quoi ? À poser la main sur des cailloux ? À écouter des fantômes ?! On devrait apprendre à écrire. À fixer. Pas à deviner des… des courants d’air !»
Sœur Eremia ne bougea pas. Elle ne cligna même pas des yeux.
Quand elle parla, sa voix fut froide et lisse, comme la pierre elle-même :
— «Le Verbe ne crie pas pour ceux qui veulent dominer. Il murmure pour ceux qui veulent porter.»
Elle s’approcha d’Auguste avec une lenteur souveraine. Un seul regard. Et l’élève recula, blême.
— «Puisque tu refuses d’écouter, tu écriras. Puisque tu refuses de tendre l’oreille, tu tendras ta main. Tu recopieras cinquante syntagmes de stabilisation basique, sous la surveillance de Gros Abel. Atelier nord. Ce soir. Après les prières.»
Un frisson traversa le groupe. La sanction n’était pas humiliante — mais elle portait le poids d’une journée ratée. D’une occasion manquée.
Sœur Eremia ajouta, plus bas, d’une voix où perçait une fatigue millénaire :
— «Tu apprendras que maintenir est aussi un Verbe. Même pour ceux qui refusent de comprendre.»
Elle se détourna. Et la vibration sourde des flux souterrains reprit sa place dans le silence.
Elom, ramené à son propre souffle, reposa la main sur la dalle noire.Sous ses doigts, le flux s’était calmé. Ou plutôt… il attendait. Et lui, cette fois, était prêt à l’écouter.
La vibration sous la dalle noire s’était tue. Ou plutôt, elle s’était repliée dans l’épaisseur du monde, comme un souffle retenu entre deux battements.
Les élèves quittèrent la galerie souterraine à pas feutrés, dispersés par la fatigue et le poids de ce qu’ils n’osaient encore formuler.
Elom gravit seul l’escalier tournant qui ramenait vers les niveaux supérieurs. Chaque marche semblait hésiter entre la solidité et le flou.
À mesure qu’il montait, la lumière s’épaississait. Non celle du jour, mais celle, plus dense, plus lente, des lampes verbales allumées dans les couloirs vides.
Il déboucha dans une aile oubliée de l’orphelinat. Un passage rarement emprunté. Là, il s’arrêta. Pas par peur. Par nécessité.
Pris d’un léger vertige, il posa sa main contre le mur rugueux. Ferma les yeux. Il n’attendit pas une réponse. Il n’espéra pas un miracle. Il se contenta d’être là. Présent.
Dans l’oreille de son cœur, il crut percevoir, très loin, très bas, un battement ancien. Peut-être celui de la dalle sous son lit. Peut-être celui du tilleul dans la cour. Peut-être celui de Lige, accroupi dans un pli du monde, attendant que le silence mûrisse. Il ne sut pas. Et il ne chercha pas à savoir.
Il posa son souffle contre la pierre. Et, sans un mot, accepta de tenir. Sous sa paume, la pierre respirait encore. Et en lui, quelque chose s’accordait à ce souffle. Lentement. Sans peur. Comme si tenir n’était plus un choix, mais un mouvement naturel du cœur.
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