Chapitre 3 Partie 1 — Ceux qui tiennent

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Mon Père,

Je vous écris ce soir depuis le réfectoire vide. Les murs sont tièdes, mais je sens du froid dans ma nuque — un froid que je n’ai pas eu depuis longtemps. Je vous demande pardon d’avance si mes mots sont maladroits : je ne veux ni alarmer, ni mentir. Je voudrais simplement que vous sachiez ce que je vois.

Il s’agit du petit, celui qu’on appelle Elom. Celui des dortoirs du fond. Celui qui ne pleure pas, qui ne parle que rarement, mais qui écrit dans les marges de tout ce qu’on lui donne — sur les feuilles, les murs, parfois sur lui-même.

Je ne sais pas bien comment le dire. Mais il y a quelque chose autour de lui. Quelque chose qui ne se laisse pas écrire.

Il y a deux nuits, alors que je faisais la ronde, j’ai entendu des enfants pleurer doucement. En m’approchant, j’ai vu Elom debout, au centre du couloir, pieds nus. Il regardait un mot peint au mur : “Silence”. Mais les lettres bougeaient. Je vous jure, mon Père, les lettres tremblaient. Comme si elles voulaient se replier sur elles-mêmes. Comme si elles fuyaient son regard.

Je suis intervenu, j’ai cru à une hallucination. Mais depuis ce jour, plusieurs objets perdus réapparaissent dans son lit. Non rangés. Juste là, comme déposés par quelqu’un qui n’aurait pas de main.

Un autre surveillant dit qu’il l’a vu murmurer à une chaise cassée. Le lendemain, la chaise tenait debout. Je ne veux pas parler de miracle. Je ne veux pas.

Mais il y a aussi ces enfants qui disent qu’il rêve tout haut. Ils affirment que, dans son sommeil, il dit des phrases que personne ne comprend, mais qui vous laissent avec un mot coincé dans la gorge. L’un d’eux a fait une crise après : il avait oublié son propre prénom pendant plusieurs heures.

Aujourd’hui encore, je l’ai surpris à recopier une page d’écriture. Mais ce qu’il écrivait n’était pas sur sa feuille. Il la traçait sur du vide, avec ses doigts. Et pourtant, je voyais les lettres — brièvement — avant qu’elles ne disparaissent.

Je ne sais pas ce qu’il est, Père. Je ne pense pas que ce soit un mal. Je ne pense pas qu’il faille l’écarter.

Mais je crois qu’il est autre. Et que ce que nous avons autour de nous — le langage, les noms, les objets — s’écarte pour lui faire place. Comme s’il portait quelque chose que nous n’avons pas le droit de voir. Pas encore.

Je vous laisse décider si cette lettre doit être gardée. Moi, je l’écris pour ne pas oublier. Car un jour, peut-être, tout cela sera effacé.

Et alors, il faudra que quelqu’un sache qu’il a toujours été là.

Même avant que les mots le sachent.

Respectueusement,

I. Egras

L’orphelinat s’était tu dans une paix feutrée. Après le dîner, les lampes verbales s’étaient allumées sans bruit le long des galeries, projetant des halos pâles sur les dalles lustrées. Dans les couloirs, seuls quelques pas isolés témoignaient d’une vie encore active.

Elom avait été conduit sans un mot. Sœur Vaël, d’un simple geste de la main, lui avait indiqué le chemin du bureau. Il n’avait pas protesté. Devant la porte du père Loarn, il attendit. Le bois était gravé d’un motif discret — une spirale inversée, signe d’entretien intime. Lorsqu’elle s’ouvrit, le bureau lui apparut comme un ventre d’encre : lourd, tiède, saturé d’un silence pesant et d’écrits passés.

Sœur Lanta se tenait debout, droite comme à son habitude. Le père Loarn, lui, était assis dans un fauteuil large, les doigts posés sur une feuille de lin vierge, comme s’il méditait encore le poids qu’elle contiendrait. Elom entra.

—  Installe-toi, Elom. , dit le vieux Père.

Il obéit, mais resta en bord de chaise, mains sur les cuisses. La lampe posée à droite du bureau diffusait une lumière jaune, presque intime. Le père Loarn l’observa longuement, sans parler. Puis, demanda d’un ton doux :

—  Ce matin, tu as dit ne pas vouloir travailler au Scriptorium. Tu as été très clair. Tu as même parlé d’un malaise… d’un trouble face aux mots. Peux-tu nous dire ce que tu ressentais, exactement ? 

Elom leva les yeux, hésitant. Il sentit que, cette fois, on ne lui demandait pas d’expliquer un comportement. Mais de rendre compte d’un trouble plus profond.

—  J’ai… j’ai toujours eu peur des mots quand je dois les écrire. Pas quand je parle. Là, ça va. Ils sortent comme ils veulent. Mais sur le papier… c’est comme si quelque chose se bloquait. Comme si j’étais responsable de trop de choses. Et que je ne savais pas comment les porter. 

Sœur Lanta inclina légèrement la tête.

—  Tu parles de responsabilité. Pourquoi ? Les mots écrits te semblent-ils plus… dangereux que les mots parlés ? 

—  Ils tiennent. Ils restent. Et parfois, ils ne sont pas ceux que j’avais pensés. C’est comme s’ils venaient d’un autre endroit que moi. Et… j’ai peur qu’ils disent quelque chose que je ne voulais pas. 

Un silence suivit. Le père Loarn s’enfonça un peu plus dans son siège. Sa voix était plus douce :

—  Tu n’es pas le premier à ressentir ça. Mais peu d’enfants en parlent avec autant de justesse. Tu dis que les mots te traversent, qu’ils peuvent… te trahir. Est-ce ce que tu ressentais encore en entrant au Scriptorium cet après-midi ? 

Elom hocha la tête.

—  Oui. Mais… ça a changé. 

—  Pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ? 

Il réfléchit, les mains jointes entre ses genoux. Puis :

—  La boîte. Le cercle. Le silence. Tout ça… ça m’a calmé. Je n’ai pas eu à inventer. J’ai juste… décrit. Écouté. Et j’ai senti que le papier ne me jugeait pas. Il attendait. Il ne voulait pas que je sache. Juste que je sois là. Et alors… écrire, c’est devenu facile. Pas parce que j’étais prêt. Mais parce que je n’étais pas seul. 

Sœur Lanta l’observa avec une attention nouvelle. Il y avait, dans son regard, moins de sévérité — mais peut-être encore un écho.

La porte s’ouvrit doucement. Frère Solance entra, ses gants de lecture dans la main gauche. Il salua d’un geste de la tête.

—  Vous m’avez convoqué, Père.

Le Père Loarn répondit sans détour :

—  Nous cherchons à comprendre ce qu’Elom a vécu cet après-midi. Et pourquoi un enfant qui refusait l’écriture s’y est plongé avec autant de constance. Tu l’as observé. Dis-nous ce que tu as perçu. 

Frère Solance s’avança. Il posa ses gants sur le bureau, puis croisa les mains dans ses manches.

—  Il n’a pas écrit avec ses idées. Il a écrit avec sa présence. Il ne contrôlait pas. Il accompagnait. Il ne s’est pas servi des mots pour fixer le réel — il les a laissés résonner. Et ce qui m’a frappé… c’est qu’il semblait soulagé. Comme s’il n’avait plus à se justifier d’écrire. 

Sœur Lanta, posant la voix :

—  Alors ce n’est pas l’écriture qui le bloquait. C’était le sentiment… d’imposture ? D’indignité ? 

Solance acquiesça lentement.

—  Peut-être. Ou plus simplement : la peur d’imposer une forme à ce qu’il ne comprend pas. Elom doute. Mais il doute avec une justesse rare. Il ne se méfie pas des mots. Il leur laisse une place… que la plupart des adultes ont oubliée.  Cet enfant est Innomé. Il n’y a rien de plus difficile pour lui que de définir.

Le père Loarn se tourna vers Elom.

—  Et maintenant ? Que ressens-tu vis-à-vis des mots ? Après aujourd’hui. Est-ce que cette peur est partie ? 

Elom ne répondit pas tout de suite. Il fronça légèrement les sourcils, puis dit, avec une lenteur posée :

—  Non. Elle est toujours là. Mais elle ne m’empêche plus. Elle m’accompagne. C’est pas une barrière… C’est… Plutôt un fil. Il faut juste marcher dessus sans vouloir le tendre. 

Le silence qui suivit ne fut pas un vide. Il fut plein.

Père Loarn sourit presque imperceptiblement.

—  C’est une réponse qui ne vient pas d’un enfant ordinaire. 

Puis, plus grave :

—  Mais tu restes un enfant. Tu restes sans nom. Tu n’es pas stabilisé. Et ce que tu manipules, là-bas, n’est pas neutre. Nous devons être vigilants. Frère Solance, il continuera à écrire sous ta supervision. Et tu nous feras un rapport chaque semaine. Compris ? 

Solance hocha la tête.

Sœur Lanta, après un temps, murmura :

—  Je crois que c’est la première fois… que j’entends un enfant formuler une relation au Verbe qui ne passe ni par la maîtrise, ni par l’obéissance. 

Elle tourna les yeux vers Solance, qui acquiesça doucement, comme s’il avait attendu ce moment.

—  Je me propose de le superviser personnellement. Tant qu’il souhaitera revenir. Je serai là à chaque séance. S’il doute, je le verrai. S’il vacille, je le retiendrai. Mais je crois, profondément, qu’il a quelque chose à nous apprendre — non par le savoir, mais par l’écoute. 

Un silence plus dense s’installa. Puis le père Loarn se leva. Il posa une main sur le bois poli de son bureau, comme s’il scellait un accord invisible.

—  Je recevrai Elom ici moi-même, chaque semaine. Le cinquième jour. Il viendra seul. Nous ferons le point, à voix basse. Il pourra dire ce qu’il ressent, ce qu’il comprend — ou ce qu’il ne comprend pas. Il aura le droit de douter, de craindre, d’interroger. Il ne sera pas jugé sur sa maîtrise, mais sur sa vigilance. 

Il se tourna vers Elom, qui n’avait pas bougé.

—  Mais en échange, Elom, tu t’engages à une chose. Une seule. Tu ne dois rien cacher. Si quelque chose en toi se trouble, si une phrase te brûle ou te dévie, si tu sens qu’un mot prend une forme qui n’est plus la tienne… tu devras le dire. Tu devras parler, même si les mots tremblent. 

Elom releva les yeux.

—  Je peux faire ça. Je ne promets pas de comprendre. Mais je peux dire ce que je ressens. Même quand c’est flou. Je le dirai. 

Le père Loarn hocha la tête.

—  Alors c’est entendu. Tu restes libre. Tu peux venir. Tu peux partir. Mais si tu restes, c’est un chemin, pas un refuge. Et tu ne seras pas seul pour le suivre. 

Frère Solance posa brièvement ses doigts sur l’épaule d’Elom.

—  À demain, petit Scribe-veilleur. 

Lors qu’Elom ressortit, le couloir lui sembla plus vaste qu’à l’aller. Plus lent aussi. Comme si l’espace avait compris qu’il fallait désormais marcher doucement autour de lui.

Il ne se sentait pas rassuré.

Mais il se sentait entendu.

Et cela, dans ce lieu de mots figés, valait plus que toute certitude.

Il remontait seul le couloir des dortoirs, plus étroit, plus sombre que ceux du cloître. L’humidité y traçait des veines fraîches sur les pierres. À cette heure, les lampes fixatives s’étaient éteintes faute de passage, ne laissant que la pâle lumière d’un reflet de lune, posée comme un voile sur les dalles.

C’est là qu’il l’aperçut. Une silhouette large, presque immobile, dos tourné, posée contre un mur. Gros Abel.

Il ne bougeait pas. Sa masse sombre semblait absorbée par la pierre même, comme si son corps avait poussé là, enraciné dans le silence. À cette distance, Elom ne distinguait ni ses traits ni son regard. Juste ce frémissement lent des épaules, cette tension contenue dans la nuque.

Et puis, un son. Un murmure grave. Une suite de mots mâchés, presque avalés, comme jetés dans la pierre plus que prononcés pour être entendus.

Elom s’approcha à petits pas. Le couloir semblait s’être rétréci. La lumière, diluée, ne tenait plus que dans l’interstice entre deux pierres.

—  …tourne… pas là, pas là, fixe d’abord… pas avant… non, t’sais bien… t’sais bien… 

Des phrases ? Non. Des bribes. Des échos de gestes. Des injonctions floues. Comme un ouvrier qui parle à ses outils. Ou un homme qui se parle pour ne pas tomber.

Il hésita à l’appeler. Abel n’était pas violent, mais il n’aimait pas être surpris. Il n’aimait pas non plus qu’on l’écoute. C’était un homme fait pour le silence, ou du moins pour ce qui passe en-dessous.

Mais Elom, ce soir-là, ne voulait pas fuir. Il avança encore. Puis, d’une voix calme, pas trop forte :

—  Abel ? À qui tu parles ? 

Le colosse se figea un instant. Son dos se raidit. Sa main, posée à plat contre le mur, recula lentement. Il se tourna, sans précipitation.

Ses yeux, en partie noyés dans l’ombre, mirent un temps à le reconnaître. Puis, un grognement sourd :

—  Ha, Elom.. 

Il se redressa, un peu, comme s’il sortait de quelque chose de plus profond que le mur.

—  J’parlais pas. J’disais rien. Juste… vérifiais. 

—  Tu vérifiais quoi ? 

Abel haussa les épaules. Le geste souleva un pan de sa veste de travail, maculée de poussière de plâtre et d’encre séchée.

—  La plaque. Là. Elle bouge. Juste un peu. Faut le sentir. Pas le voir. 

Elom s’approcha. Il posa la main sur la pierre, exactement là où celle d’Abel avait reposé. C’était tiède. Pas chaud. Mais pas froid non plus. Et la texture semblait… fléchir, presque imperceptiblement, sous ses doigts.

—  Elle… parle ? 

Un soupir. Court. Bourru.

—  Parle, parle… Tu crois que les murs causent comme les gens ? C’est pas des phrases. C’est pas des jolis syntagmes. C’est de l’usure. Du reste. Ce qu’y reste quand le Verbe passe trop souvent. 

—  Mais toi… tu disais des mots. 

—  P’têt. J’rappelle les gestes. Les ordres qu’on m’a appris. Les trucs qu’on dit aux pierres pour pas qu’elles s’écroulent. Chacun sa méthode. Moi, j’murmure. 

Il le regarda plus franchement.

—  T’es pas censé traîner ici, gamin. Il est tard. Et toi t’es l’doué du jour, hein ? Le gamin qui écrit sans nommer. J’ai entendu Lant… ‘fin, Sœur Lanta. Mais toute la baraque a entendu. Même les murs. 

Elom se raidit un peu. Abel n’avait pas dit ça méchamment. Mais il l’avait dit fort. Comme on jette un mot pour voir ce qu’il pèse.

—  J’ai juste écrit ce que je voyais. Ce que je ressentais. C’est tout. 

—  C’est déjà trop. T’as pas idée de c’que tu remue. Les mots aiment pas être regardés de trop près. Surtout ceux qu’on comprend pas. 

Il tapota le mur, du plat de la main. Trois coups. Lents. Précis.

—  Ici, y’a un reste de glyphes. Cachés sous le plâtre. On les a pas effacés, non. On les a… enfermés. Comme des bêtes. Et toi, là, avec ton stylet et ton papier qui vibre… tu r’fais du bruit. Tu secoues les cages. Tu crois que c’est rien ? 

Elom ne répondit pas. Il sentait dans le ventre un nœud bizarre — une peur, une honte. Plutôt une forme de gravité. Il posa à nouveau la main sur le mur.

—  Mais… si je ressens des choses… je dois les écrire, non ? Sinon, ça reste coincé. Ça fait du mal. 

Abel souffla fort par le nez. Presque un rire.

—  Ouais. Écris. Mais sois pas trop sûr de toi. Écrire, c’est laisser une trace. Et les traces, ça attire. Et pas toujours c’qu’onveut. 

Il s’écarta du mur. Releva un peu son pantalon. Craqua ses doigts.

—  Bon. J’ai fini d’causer aux murs. J’ai encore des vannes à régler. Tu ferais bien d’aller dormir. Le Verbe, c’est pas que dans les papiers. C’est dans les rêves aussi. Et parfois, c’est pire. 

Il fit demi-tour, lentement, traînant ses outils dans une sacoche râpée. Avant de disparaître, il lança par-dessus son épaule :

—  Bonne nuit, p’tit flou. Fais pas trop d’bruit dans ta tête. 

Puis il s’enfonça dans l’ombre.

Elom resta seul. La main toujours posée sur la plaque. Il ferma les yeux. Et dans le noir derrière ses paupières, il lui sembla que quelque chose passait — pas une voix, non. Mais une pression. Comme une phrase qui n’avait pas encore trouvé sa forme. Certains noms, on les murmurait encore. D’autres, on les montrait du doigt. Puis venait Abel. Avec lui, on se taisait.

La nuit était tombée sans secousse. Un silence épais, presque granuleux, avait enveloppé l’orphelinat Saint-Mathieu, s’infiltrant dans les galeries, les arches, jusque sous les tuiles luisantes du cloître. Un silence différent.

Elom s’était glissé dans son lit sans résistance, le corps encore habité par le souvenir du Scriptorium, par le goût âcre de la pierre-miel fondue au creux de la gorge.

Ses paupières s’étaient closes presque aussitôt, happées par une fatigue douce, mais une sensation lourde, inédite, l’avait retenu aux portes du sommeil. Cette nuit-là, il rêva d’un mot qu’on ne pouvait pas écrire. Il l’avait sur la langue. Mais chaque fois qu’il ouvrait la bouche, c’était lui qui s’effaçait.

Quelque chose, dans l’air, s’épaississait. La pierre sous les pieds du lit, d’ordinaire tiède et discrète, semblait vibrer d’un rythme lent, lourd, presque pénible. Le matelas lui-même pesait plus lourd sur ses côtes. La couverture, fine pourtant, tirait sur ses membres comme un drap trempé. Il écouta.

Au-delà des respirations calmes de ses compagnons endormis, au-delà des petits gémissements de Victor dans son sommeil, il n’entendit rien. Mais il sentit. Certaines alcôves du dortoir — ces recoins, ces lits, ces corps d’enfants — vibraient d’une manière différente.

Pas un tremblement. Une retenue. Comme si, dans leur sommeil, certains tentaient de se fixer au monde. Non pas par instinct. Par nécessité.

Elom ferma les yeux plus fort, cherchant l’oubli, mais le poids s’intensifiait. Et alors, le rêve l’engloutit. Un mur. Un mur de pierre blanche, lisse, sans mortier apparent.

Un mur qui ne tenait pas par ses matériaux, mais par un syntagme. Gravé profondément au cœur de la matière : “Ce qui est tenu déforme ce qui tient.” Il le lisait sans le lire, sans bouger les lèvres. Le mur vibrait doucement, puis se tordait. Les pierres se courbaient comme des mots mal conjugués. Les lignes droites perdaient leur axe. Et la phrase, pourtant fixe, rongeait la solidité même de ce qu’elle prétendait protéger.

Il vit alors un enfant — peut-être lui-même, peut-être un autre — poser la main contre la paroi. La pierre pulsa sous ses doigts, absorba le geste. La paume s’effaça d’abord, puis le bras, puis le corps entier devint une colonne vrillée, sans articulations visibles, tendue à l’extrême pour contenir l’effondrement alentour. Le rêve se replia sur lui-même. Un vertige. Un vide.

Et Elom s’éveilla, haletant. Le dortoir était encore plongé dans la pénombre. Le halo laiteux de la lune dessinait des traits pâles sur les dalles. Mais il n’était plus tout à fait pareil. Quelque chose, sur le sol, avait changé. À quelques pas de son lit, une dalle bombait légèrement, comme sous une poussée interne.

La pierre, d’ordinaire immobile et assagie, respirait lentement, par spasmes. Personne ne semblait s’en être aperçu. Victor ronflait, la joue écrasée contre son oreiller.

Jean-Loup serrait son drap contre son cœur, une ficelle rouge pendante entre ses doigts. Elom resta figé, le souffle court. Le cœur battant contre ses côtes, comme un tambour. Et ce fut alors qu’il le vit.

À la lisière du halo lunaire, assis tranquillement sur le bord de son lit, Lige était là. La forme verbale n’avait pas de visage précis, pas de chair, pas d’ombres nettes. Seulement une densité douce, une frontière subtile entre l’air et l’absence. Cela faisait la troisième fois en peu de temps qu’il le voyait.

Le Luide l’observait. Non avec des yeux, mais avec tout son être penché vers lui, dans une attention sans poids. Un regard sans regard.

Lige leva lentement une main, fluide, hésitante — et fit un geste simple, ancien : une invitation au calme, la paume ouverte vers le bas, abaissée doucement.

Puis, avec une lenteur immense, il désigna la dalle bombée. Elom comprit. Il se redressa sans bruit, les jambes tremblantes, et posa la plante de ses pieds nus sur la pierre déformée. Elle était tiède. À l’opposé de toutes les autres, froides comme des carcasses vidées de souffle, celle-ci respirait encore. Il la toucha de sa main fébrile. La tiédeur n’était pas celle d’un foyer, ni d’une chair. C’était une tiédeur intérieure, contenue, presque silencieuse : celle d’un mot qui aurait refusé de mourir.

Elom retira sa main avec précaution. Il releva lentement la tête. Lige glissait maintenant vers le mur nord, flottant plus qu’il ne marchait. Son contour oscillait légèrement, comme une phrase hésitante. Arrivé contre la pierre, il se retourna pour la dernière fois. Son corps diaphane, traversé de striures de lumière et de glyphes mouvants, s’inclina doucement. Et dans un geste lent, solennel, il leva deux doigts. L’un, qu’il posa délicatement là où serait sa bouche, s’il avait été homme. L’autre, qu’il pressa contre l’endroit où bat le cœur. Puis, sans bruit, sans effraction visible, Lige traversa le mur. Son passage ne laissa derrière lui ni faille, ni écho. Seulement une présence en creux. Une attente. Un souffle retenu entre les pierres.

Elom resta là, immobile, la main posée sur la dalle tiède, jusqu’à ce que les premières lueurs d’aube caressent le plafond de la chambre. Et dans le battement sourd de son propre sang, il crut entendre encore : “Tais-toi. Tiens.”

Le premier frisson de l’aube n’avait pas encore atteint les vitraux du couloir sud. Pourtant, Elom était déjà éveillé. Il s’extirpa lentement de son lit, laissant derrière lui la chaleur ténue des draps. Le sol de pierre mordit la plante de ses pieds d’un froid sourd, mais il n’en frissonna pas. La dalle bombée, à quelques pas de là, semblait toujours présente. Silencieuse. Comme une respiration oubliée. Il détourna les yeux. Le dortoir, vaste, était encore empli du souffle lent des dormeurs. Victor grognait doucement dans son sommeil, Jean-Loup s’était recroquevillé en boule, le nez enfoui dans son oreiller.

Personne ne bougea lorsque Elom franchit le seuil. Dans le réfectoire désert, la pénombre glissait encore sur les murs de pierre nue. Quelques bougies, vacillantes, jetaient des éclats pâles sur les grandes tables de bois. Marion Crux était déjà là, silhouette massive derrière son fourneau. Elle tourna la tête à son approche, plissa les yeux un instant — puis, sans un mot, lui tendit un bol de bouillie tiède et un quartier de pain brun.

Elle ne posa pas de questions. Son regard, encore plus doux qu’à l’accoutumée, disait assez qu’elle avait compris. Elom voulait être seul. Non par rejet. Mais par nécessité intérieure.

Il s’assit à la place qu’il occupait toujours, contre le mur est, sous une poutre sculptée d’inscriptions effacées. Le bois exhalait une odeur de cendre ancienne et de cire froide.

Il mangea lentement, sans vraiment sentir les saveurs. Dans sa gorge, quelque chose battait, irrégulier. Le souvenir de Lige, assis sur son lit, le poids invisible de la dalle tiède, la sensation persistante d’être regardé par un monde sans visage.

Marion nettoyait doucement les tables voisines, à gestes ronds, étirés, qui semblaient vouloir apaiser l’air lui-même. Elle lui adressa un dernier regard, un petit signe du menton, puis retourna à ses marmites.

Et alors, la cloche vibra. Non un son, mais une onde, un appel qui remontait par les dalles, par les murs, par les os. Au-dessus de sa tête, les dortoirs commencèrent à bruisser. Bientôt, une première ribambelle d’enfants dévala l’escalier. Certains bâillaient à s’en décrocher la mâchoire. D’autres marchaient à tâtons, guidés par l’odeur du pain chaud et du lait fumant.

Éléonore arriva parmi les premiers. Elle s’approcha de la table d’Elom, frotta brièvement ses yeux embués, et s’assit sans un mot à ses côtés. Elle posa son bol devant elle, les mains croisées autour, sans chercher à parler.

Elom, intérieurement, lui en fut reconnaissant. Il n’aurait pas su aligner une phrase. Sa présence, tranquille, suffisait.

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