Chapitre 3 Partie 2 — Ceux qui tiennent
Le réfectoire s’emplit progressivement du murmure des conversations brisées, des rires étouffés, des chuintements de cuillères raclant les bols. Puis, la porte du fond s’ouvrit avec lenteur. Sœur Lanta entra, son registre en cuir contre la poitrine. Son pas, mesuré, semblait régler le rythme même des respirations autour d’elle.
Les enfants cessèrent de parler presque sans y penser. Le silence tomba, naturel, comme un manteau bien ajusté. Sœur Lanta s’avança jusqu’à la table maîtresse. Elle ouvrit le registre, ajusta ses lunettes au bout de son nez, et d’une voix claire, égrena les affectations de la matinée.
— Formulants, écoutez. Ce matin, deux cours.
Elle marqua une brève pause, balayant l’assemblée d’un regard qui ne jugeait pas, mais notait tout.
— Première heure : Morphologie des Verbes Fracturés, en salle C, avec Frère Anselme.
Un murmure discret de soulagement traversa les rangs. Frère Anselme était connu pour sa patience infinie, son art de faire tenir les mots déformés sans jamais brusquer l’esprit des élèves.
— Deuxième heure : Sondage des Flux Verbaux Souterrains, dans la galerie nord, avec Sœur Eremia.
Là, le murmure s’éteignit. Sœur Eremia. Son nom seul suffisait à faire taire les plus téméraires. On disait qu’elle entendait battre le Verbe dans les murs. Qu’elle parlait peu parce qu’elle écoutait des choses que d’autres ne percevaient plus. Sœur Lanta poursuivit sans changer d’intonation :
— Après la pause, les affectations de l’après-midi seront distribuées en salle des Noms. Soyez attentifs.
Elle referma lentement le registre. Puis, au moment de tourner les talons, elle s’attarda un instant sur Elom. Son regard, d’ordinaire aussi neutre qu’une dalle de granit, glissa sur lui avec une hésitation imperceptible. Non un doute. Non une inquiétude. Mais une reconnaissance silencieuse. Quelque chose en lui avait changé. Quelque chose qu’il ne fallait ni nommer ni effrayer. Elle inclina très légèrement la tête — un signe que nul autre ne remarqua — puis quitta la pièce.
La vie reprit, par vagues timides. Victor vint chiper un morceau de pain sur une table voisine, Jean-Loup éclata de rire à une blague étouffée. Marcel se levait pour demander une nouvelle portion de gruaux à Marion. Éléonore, elle, ne bougea pas. Elle tenait son bol entre ses mains, yeux mi-clos, comme si elle flottait encore quelque part entre sommeil et Verbe. Elom vida le sien en silence. Son corps était là. Son souffle était là. Mais quelque chose, dans ses os, dans sa nuque, dans la pulpe même de ses doigts, semblait en attente. Comme un fil tendu sous la peau. Prêt à vibrer.
Au terme du petit déjeuner, le petit groupe des Formulants s’ébranla lentement hors du réfectoire. Les couloirs résonnaient à peine sous leurs pas. L’air du matin, encore dense de la nuit, collait aux murs, aux fenêtres, aux arches comme une peau trop étroite. Elom marchait en retrait. Éléonore, silencieuse, traînait un peu derrière lui. Victor, plus loin, jouait à faire sauter son crayon entre ses doigts, ratant une fois sur deux.
En passant sous l’arche du cloître, Elom s’arrêta une fraction de seconde. Il lui sembla percevoir un reflet immobile au bord d’un vitrail. Rien qu’une silhouette vague. Mais le geste… le port des épaules… lui rappela quelque chose qu’il n’avait pas encore vécu.
Ils prirent l’escalier du flanc sud, celui qui s’enfonçait vers les salles annexes, là où les plafonds semblaient plus bas, les pierres plus proches du vivant.
La salle C était simple. Un rectangle de pierre brute, adoucie seulement par l’odeur sèche des manuscrits entreposés sur les étagères basses. Au fond, près d’un tableau d’ardoise noirâtre, Frère Anselme les attendait. Grand, maigre, vêtu d’une robe de laine rude, il semblait presque flottant dans la pénombre.
Ses gestes, lorsqu’il les salua d’un signe de main, furent d’une lenteur méditative, comme s’il écrivait dans l’air une phrase sans mot.
Ils s’installèrent sur des bancs alignés contre le mur.
Sans préambule, Frère Anselme ouvrit un coffret de bois posé à ses pieds. Il en sortit un ensemble d’objets anciens, soigneusement enveloppés dans des linges de lin neutre. Il les disposa sur la table centrale, avec une infinie précaution.
— Aujourd’hui… dit-il d’une voix basse, mais portée, …nous allons apprendre à reconnaître la morphologie d’un Verbe fracturé.
Il fit coulisser un premier linge, révélant une dalle d’ardoise noire, striée de fissures obliques.
— Un Verbe, lorsqu’il faiblit, ne disparaît pas toujours. Parfois, il se replie. Parfois, il se déforme. Et parfois… il reste là. À demi effacé. Comme un os mal ressoudé.
Il leur distribua à chacun une tablette gravée. Chacune portait un fragment de phrase. Certains mots étaient lisibles, d’autres tordus, retournés, ou effacés dans leur propre structure.
— Regardez. Touchez. Lentement. Sentez comment les mots résistent, comment leurs traits se sont crispés contre l’effacement.
Elom prit la tablette qu’on lui tendait. La pierre était froide. Mais sous ses doigts, il sentit une chose étrange. Certaines lettres, pourtant immobiles, semblaient trembler. Pas physiquement mais plutôt comme si l’idée même du mot luttait encore contre sa disparition.
Il passa lentement son index sur une fissure en forme de crochet. Au moment où il frôla la déformation, un frisson remonta le long de son bras avant de courir le long de sa colonne. Le mot revenait comme une respiration. Et dans cette boucle, il y avait une familiarité impossible. Comme un battement oublié.
Non un frisson de froid. Un frisson de réveil. La lettre, à demi brisée, avait senti son contact — et tentait, faiblement, de se reformer. Il retira la main.
Autour de lui, les autres élèves scrutaient leurs tablettes avec application. Victor plissait les yeux, mâchonnant son crayon à demi rongé. Éléonore, elle, avait posé sa tablette à plat sur la table et effleurait du regard les fractures, sans oser toucher.
Frère Anselme circulait entre eux, silencieux, observant les gestes, corrigeant d’une main discrète un angle d’approche, un regard trop pressé. Lorsqu’il passa près d’Elom, il ralentit. Regarda sa tablette. Regarda ses doigts crispés.
Et, d’une voix plus basse encore, presque un souffle :
— Certaines fractures… résistent. Si tu les écoutes… elles peuvent parler encore. Mais attention, Elom, tout ce qui vibre n’appelle pas la réparation. Parfois, le Verbe reste brisé… pour nous protéger le lui.
Il effleura lui-même la dalle du bout d’un ongle. Un frémissement, imperceptible, courut sur la surface. Puis il s’éloigna. Elom resta figé. Sous sa main, la fracture, fine et tordue, pulsait doucement. Comme un cœur enseveli sous la pierre. Il se pencha plus près, le souffle suspendu. Et, dans le grain même de la roche, il crut entrevoir une esquisse. Non pas une lettre humaine, mais un fragment d’intention. Un geste verbal inachevé, comme un cri étouffé avant de naître.
Il referma les doigts sur la tablette, laissa passer la vibration. Il n’avait pas peur. Mais une certitude s’était glissée sous sa peau : Certaines fractures ne sont pas mortes. Elles attendent. Elles tiennent. Elom, les entendait.
Frère Anselme, revenu vers la table maîtresse, leva la main pour rassembler l’attention. Les conversations basses cessèrent aussitôt. Il posa sur le pupitre un second coffret, plus petit, plus ancien. Son bois, veiné de filaments sombres, semblait lui-même travaillé par des forces anciennes — à la manière d’une peau cicatrisée.
Il l’ouvrit avec lenteur. À l’intérieur, une dizaine de fragments de pierre, d’ardoise, de métal terni. Chacun portait une trace, une déformation, une fracture ou un début d’effacement.
Frère Anselme parlait d’une voix très calme, comme s’il énonçait une prière que seul le silence pouvait contenir :
— Voici votre exercice.
Il sortit un premier fragment — un éclat d’ardoise, brisé selon une ligne oblique, où subsistait la moitié d’un glyphe effacé.
— Chacun d’entre vous recevra un fragment. Vous ne devez pas chercher à comprendre, ni à deviner ce qu’il fut.
Il marqua une pause, son regard patient glissant sur les visages.
— Vous devez seulement poser votre main sur lui. Le manipuler. L’écouter. Et écrire, en une phrase unique, ce que vous sentez. Pas ce que vous pensez. Pas ce que vous imaginez. Ce que vous ressentez.
Il insista :
— Une seule phrase. Pas une de plus. Et souvenez-vous : parfois, écouter une fracture, c’est entendre ce que le monde n’a pas su dire.
Un léger frisson parcourut les rangs. Frère Anselme distribua les fragments, un par un. À Victor, un éclat de cuivre craquelé. À Éléonore, une lamelle d’ardoise courbée. À Elom, enfin, un morceau de pierre blanche, très lisse, mais parcouru d’une seule fissure centrale, si fine qu’elle ressemblait à une veine.
Il posa ses doigts dessus. La pierre était froide au premier contact. Puis… tiède. Comme la dalle du dortoir. Le monde autour de lui s’effaça peu à peu. Les bruits de souffle, les raclements d’ardoises, même la lumière pâle de la salle. Il n’y eut plus que cette pierre. Et, sous la pulpe de ses doigts, une vibration ténue — non pas un battement, mais un étirement. Un souffle très ancien, comme un fil suspendu à la frontière du monde.
Il ferma les yeux. Une phrase monta en lui, sans effort, sans lutte. Elle n’avait pas de forme brillante ni de clarté parfaite. C’était une phrase pesante, enracinée, presque douloureuse. Quand il rouvrit les yeux, il la traça d’une main lente, sur la feuille posée devant lui :
“Je ne suis pas brisé. Je suis ce qui plie pour tenir.”
Il regarda sa propre écriture. Le trait semblait plus lourd que d’habitude. Plus grave.
Autour de lui, les autres griffonnaient à grands gestes maladroits.
Victor tapotait son crayon contre son front, l’air égaré.
Éléonore, elle, n’écrivait pas encore : elle caressait la courbe de son fragment comme on caresse une plaie fermée.
Frère Anselme circulait lentement entre les rangs.
Lorsqu’il passa derrière Elom, il s’arrêta brièvement. Regarda la phrase écrite. Ne dit rien.
Mais ses doigts, un instant, se refermèrent doucement sur son propre manteau de laine, à hauteur du cœur — comme pour retenir une pulsation désagréable. Puis il reprit sa marche, sans un mot.
La cloche vibrante sonna l’appel du second cours. Une onde basse, aspirée dans les murs. Frère Anselme referma le coffret sur les fragments qu’il avait récupéré, le geste lent et mesuré. Il leva la main, et sa voix, plus grave encore qu’au début du cours, traversa la salle :
— Déposez vos phrases dans la boîte de tilleul.
Il désigna un petit meuble, à demi en retrait dans un renfoncement du mur. Un coffre clair, cerclé de cuivre terne, dont le couvercle entrouvert laissait filtrer une odeur de résine et de cire brûlée. Chaque élève se leva à son tour, leur feuille pliée en quatre entre les doigts.
Un par un, ils déposèrent leur phrase dans l’ouverture étroite. Pas un mot. Pas un bruit.
Lors-qu’Elom glissa son feuillet, il sentit sous ses doigts une légère résistance. Comme si le bois absorbait non seulement le papier, mais aussi une part de l’intention qui l’avait porté. Le couvercle vibra imperceptiblement. Quand le dernier feuillet eut disparu dans la boîte, Frère Anselme s’approcha lentement.
Il posa la paume de sa main droite sur le tilleul. Fermant brièvement les yeux, il sembla écouter quelque chose que nul autre ne pouvait entendre. Puis il se tourna vers eux, sa robe effleurant la pierre.
— À la prochaine séance…
Sa voix était lente, suspendue au-dessus du sol.
— …vous devrez choisir. Choisir de laisser mourir votre phrase; de la laisser s’effacer avec ce qu’elle a touché…ou choisir de l’ancrer. De l’inscrire dans la matière, pour lier de nouveau ce qui a été brisé.
Il les regarda un à un. Pas de menace. Pas de pression. Seulement la lourde évidence d’une responsabilité ancienne.
— Sachez-le : ancrer n’est pas réparer. Ancrer, c’est imposer. Et parfois, ce que l’on impose… change l’objet. Change le Verbe. Change celui qui le touche.
Un silence plus profond s’abattit. Frère Anselme effleura le bois une dernière fois.
— Réfléchissez. Ce que vous tiendrez vivra peut-être plus que vous.
Il fit un pas de côté. La porte s’ouvrit. Et la classe s’écoula lentement dans le couloir, chaque élève portant désormais en lui la morsure douce d’une question sans réponse.
Ils avaient quitté la salle C d’un pas lent. Même Victor, d’ordinaire si prompt à plaisanter ou à bousculer l’air de ses bavardages, restait silencieux, mâchonnant distraitement le bout de son crayon rongé. Leurs pas les menèrent vers la cour intérieure.
Le tilleul, au centre de la vasque de pierre, projetait une ombre courte sur les pavés tièdes.
Les branches basses, chargées de ficelles rouges et vertes, frémissaient à peine sous un souffle sans vent.
Quelques enfants tentèrent de jouer — à cloche-pied sur les dalles, à “effleurer sans toucher” les lettres anciennes incrustées au sol — mais l’élan n’y était pas.
Leurs gestes semblaient lourds, hésitants, comme lestés par quelque chose de plus profond que la fatigue.
Elom, lui, resta à l’écart. Adossé contre l’un des piliers de la galerie sud, il regardait les mots suspendus au tilleul. Certains papiers battaient doucement, d’autres restaient immobiles, comme déjà figés dans un souffle trop lourd.
Éléonore s’assit non loin de lui, un jeton de bois tournant lentement entre ses doigts. Elle ne parlait pas. Elle n’avait pas besoin.
Il était bon, parfois, d’avoir une présence qui comprenait que tout échange n’avait pas besoin de mots.
La cloche vibra, basse et profonde, traversant les dalles jusque dans la moelle des os.
Les enfants s’ébranlèrent, rangés sans qu’on leur en donne l’ordre, et remontèrent vers la salle des Noms.
Le Couloir des Silences les engloutit. Leurs pas, d’ordinaire feutrés, semblaient ce jour-là absorber jusqu’à leur respiration.
La salle circulaire les accueillit comme une paume creusée dans la pierre.
Sœur Lanta était déjà là. Droitement assise devant le pupitre, elle tenait son carnet d’affectations et son stylet de plume sèche. Elle attendit que tous soient installés. Puis elle leva les yeux. Sa voix, comme chaque matin, fendit doucement l’air :
— Tâches de l’après-midi. Prenez note.
Les feuilles, les ardoises, les carnets se déployèrent dans un bruissement mat.
Sœur Lanta lut sans hâte, laissant à chaque affectation le temps de s’ancrer :
— Victor Messin : inventaire des outils verbaux avec Maître Vernan et Gros Abel.
Victor soupira à peine, mais son front resta plissé. Des chuchotements moqueurs se firent entendre, avant qu’il froncement de sourcils de Sœur Lanta ne les fasse taire.
— Éléonore Vatil : vérification des syntagmes dormants au jardin nord, avec Sœur Anne.
Un murmure de soulagement : le jardin offrait un calme que beaucoup enviaient.
Puis vint le tour d’Elom. Sœur Lanta s’arrêta un bref instant avant d’énoncer :
— Elom : présence au Scriptorium Trois. Salle B. Sous supervision renforcée.
Son regard accrocha le sien, juste un battement de cœur plus long que nécessaire. Pas une question. Pas une invitation. Un constat silencieux : Elom avait franchi un seuil. Il inclina très légèrement la tête, en signe d’acceptation. Sœur Lanta reprit sa lecture, la voix aussi stable qu’une arche tendue. Aucun commentaire ne suivit. Les élèves prirent leurs carnets, rangèrent leurs affaires. La salle se vida avec la même lenteur calme qu’à l’entrée.
Elom resta un instant en arrière, effleurant du bout des doigts le bois tiède du pupitre central. Un fragment de phrase, entendu sans être dit, flotta brièvement dans sa mémoire :
“Tenir, ce n’est pas forcer. C’est écouter la faille sans l’achever.”
Puis il rejoignit les autres. Le second cours les attendait.
Le chemin vers la galerie nord semblait plus long qu’à l’accoutumée.
Peut-être était-ce l’air, plus dense, plus épais. Peut-être étaient-ce les mots eux-mêmes, suspendus dans les murs, qui retenaient leur souffle.
À mesure qu’ils approchaient, le silence changeait de nature.Ce n’était plus le silence d’une école. Ni même d’un monastère ou d’un orphelinat. C’était un silence encore plus ancien, plus profond — le silence des choses qui n’ont pas été dites, ou qui ont été murées pour ne jamais reparaître.
Au bout du couloir, une porte entrouverte. Au-delà, Sœur Eremia les attendait.
Le cours de Sondage des Flux Verbaux allait commencer.
Ils franchirent la porte lentement, un à un, comme on entre dans un sanctuaire interdit. La salle de sondage n’était pas une salle ordinaire. C’était une galerie basse, voûtée, à demi enterrée dans les fondations anciennes de Saint-Mathieu.
La lumière y tombait d’en haut par de minces fentes taillées dans la pierre, découpant des colonnes de clarté pâle et suspendue.
Les murs suintaient par endroits, non d’eau, mais d’une condensation verbale invisible, que seule une fine brume trahissait, flottant à ras de sol.
À l’extrémité de la pièce, Sœur Eremia se tenait debout. Immense, drapée d’une robe de lin gris serrée à la taille par un lien de cuir sec, elle semblait plus sculpture que vivante. Son visage, étroit, buriné de plis silencieux, portait un regard qui n’appartenait pas entièrement à ce monde.
Elle ne dit rien pour les accueillir. Elle leva simplement une main, et d’un geste fluide, les invita à s’aligner contre le mur nord, entre les piliers. Ils obéirent sans bruit. Puis, dans le silence épais, sa voix s’éleva, grave, mate, sans écho :
— Aujourd’hui, vous n’écrirez pas. Vous écouterez. Vous écouterez ce que le monde tente de taire.
Elle fit un pas en avant.
Sous la voûte, chaque bruit — le froissement d’une manche, le craquement d’une semelle — semblait aspiré avant même d’être né.
Sœur Eremia marcha lentement jusqu’au centre de la salle. À cet endroit précis, une dalle carrée, plus sombre que les autres, était enchâssée dans le sol. Autour d’elle, un cercle gravé de runes effacées s’étendait à peine visible. Elle tendit la paume vers la pierre.
— Sous nous, sous ces murs, sous ces dalles…courent des flux. Des vestiges du Verbe premier. Des cicatrices vivantes. Des voix muettes.
Elle se tourna vers eux, son regard perçant chacun comme une vrille lente.
— Certains flux vibrent encore. D’autres dorment. Votre tâche sera simple : les sentir. Non par l’œil. Non par l’oreille. Par le corps. Par ce qui en vous sait avant de penser.
Elle abaissa sa main. Le cercle autour de la dalle pulsa une fois. Un frémissement infime, à peine plus qu’un souffle de chaleur.
Les élèves échangèrent des regards hésitants. Victor recula d’un demi-pas, son front blêmi. Éléonore, elle, resta droite, les yeux fixes. Elom, lui, sentait déjà la différence.
Ce n’était pas un bruit. C’était une tension. Un étirement dans l’air, entre les pierres, sous les semelles. Un Verbe, peut-être, ou ce qu’il en restait.
Sœur Eremia s’approcha d’eux.
— Fermez les yeux.
Ils obéirent.
La salle sembla s’agrandir d’un coup, ou peut-être était-ce le silence qui s’était tendu jusqu’à devenir espace.
— Posez votre main sur la dalle. Lentement. Ne pensez pas. Ne cherchez pas. Laissez venir.
Elom avança, avec les autres. Quand sa paume effleura la pierre noire, il ressentit immédiatement un choc doux, comme une vague tiède montant depuis le sol. Puis quelque chose d’autre. Un mouvement. Un flux lent, qui tournait sous la pierre, non pas en ligne droite, mais en spirale. Il sentit son propre souffle s’ajuster à ce rythme. Sa poitrine se soulever, se creuser. Un battement.
Il y avait une voix là-dessous. Pas des mots. Pas une langue. Une voix qui attendait.
Un frisson lui traversa l’échine.
Sœur Eremia parlait à voix très basse, mais ses paroles perçaient le silence comme des fils d’argent :
— Certains flux cherchent un nom. D’autres fuient le Verbe. Sentez la différence. Ne retenez rien. Écoutez seulement.
Les autres enfants, autour de lui, frémissaient à peine. Certains retiraient leur main trop vite. D’autres serraient les dents, les yeux clos.
Mais Elom… Elom ne voulait pas lâcher.
Sous sa main, la spirale semblait accélérer. Le flux sous la dalle remontait vers lui. Pas pour le blesser. Pas pour le capturer. Pour être reconnu. Il ferma les yeux plus fort.
Et dans l’obscurité intérieure, il vit — ou crut voir — un mot naître. Un mot sans lettres. Un mot sans son. Un mot en attente. Un bruit sec claqua dans l’air étouffé.
Elom ouvrit brusquement les yeux.
Un des élèves, Auguste Darveau, avait rejeté la dalle qu’on lui avait confiée, son visage fermé de défiance.
— C’est absurde. On sent rien !
Le ton était âpre, presque rageur. Tous se figèrent.
Auguste poursuivit, d’une voix cassante :
— Ça sert à quoi ? À poser la main sur des cailloux ? À écouter des fantômes ?! On devrait apprendre à écrire. À fixer. Pas à deviner des… des courants d’air !
Sœur Eremia ne bougea pas. Elle ne cligna même pas des yeux.
Quand elle parla, sa voix fut froide et lisse, comme la pierre elle-même :
— Le Verbe ne crie pas pour ceux qui veulent dominer. Il murmure pour ceux qui veulent porter.
Elle s’approcha d’Auguste avec une lenteur souveraine. Un seul regard. Et l’élève recula, blême.
— Puisque tu refuses d’écouter, tu écriras. Puisque tu refuses de tendre l’oreille, tu tendras ta main. Tu recopieras cinquante syntagmes de stabilisation basique, sous la surveillance de Gros Abel. Atelier nord. Ce soir. Après les prières.
Un frisson traversa le groupe. La sanction n’était pas humiliante — mais elle portait le poids d’une journée ratée. D’une occasion manquée.
Sœur Eremia ajouta, plus bas, d’une voix où perçait une fatigue millénaire :
— Tu apprendras que maintenir est aussi un Verbe. Même pour ceux qui refusent de comprendre.
Elle se détourna. Et la vibration sourde des flux souterrains reprit sa place dans le silence.
Elom, ramené à son propre souffle, reposa la main sur la dalle noire.Sous ses doigts, le flux s’était calmé. Ou plutôt… il attendait. Et lui, cette fois, était prêt à l’écouter.
La vibration sous la dalle noire s’était tue. Ou plutôt, elle s’était repliée dans l’épaisseur du monde, comme un souffle retenu entre deux battements.
Les élèves quittèrent la galerie souterraine à pas feutrés, dispersés par la fatigue et le poids de ce qu’ils n’osaient encore formuler.
Elom gravit seul l’escalier tournant qui ramenait vers les niveaux supérieurs. Chaque marche semblait hésiter entre la solidité et le flou.
À mesure qu’il montait, la lumière s’épaississait. Non celle du jour, mais celle, plus dense, plus lente, des lampes verbales allumées dans les couloirs vides.
Il déboucha dans une aile oubliée de l’orphelinat. Un passage rarement emprunté. Là, il s’arrêta. Pas par peur. Par nécessité.
Pris d’un léger vertige, il posa sa main contre le mur rugueux. Ferma les yeux. Il n’attendit pas une réponse. Il n’espéra pas un miracle. Il se contenta d’être là. Présent.
Dans l’oreille de son cœur, il crut percevoir, très loin, très bas, un battement ancien. Peut-être celui de la dalle sous son lit. Peut-être celui du tilleul dans la cour. Peut-être celui de Lige, accroupi dans un pli du monde, attendant que le silence mûrisse. Il ne sut pas. Et il ne chercha pas à savoir.
Il posa son souffle contre la pierre. Et, sans un mot, accepta de tenir. Sous sa paume, la pierre respirait encore. Et en lui, quelque chose s’accordait à ce souffle. Lentement. Sans peur. Comme si tenir n’était plus un choix, mais un mouvement naturel du cœur.

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