Chapitre 4 Partie 1 — Ce que l’on ne répare pas
Mon Père,
Je sais ce que disent les protocoles. Que nommer un être non-répertoriable revient à risquer une fracture sémantique, une instabilité dans la chaîne des référents. Mais je ne suis pas une archiviste. Je ne suis pas une voix administrative. Je suis celle qui tend la main quand l’enfant tombe. Et je ne peux pas tendre la main sans un mot.
Alors ce matin, le jour de ses quatre ans depuis son arrivée — l’âge où le silence commence à devenir lourd — je lui ai parlé. Et j’ai dit : Elom.
Ce mot est sorti de ma bouche sans que je le cherche. Ce n’était pas une décision, c’était une ouverture. Comme si le nom s’était formé à travers moi, au lieu d’en moi.
Et lui, a tourné la tête. Pas d’un air surpris. Mais d’un air reconnaissant. Comme s’il avait toujours attendu qu’on lui dise ce mot-là. Pas parce que c’était le sien. Mais parce que c’était le seul mot qui tenait encore un peu autour de lui.
Je l’ai répété. Deux fois. Trois. Et j’ai vu les lettres du mot se désajuster, dans ma bouche, dans l’air. Ceux qui l’ont entendu n’en ont pas tous gardé la même trace. Mais moi, je sais ce que j’ai dit. Et ce mot, même s’il glissait des oreilles, restait accroché à lui. Comme un fil court, mais réel.
J’ai essayé, cet après midi, de le faire enregistrer au bureau cadastrale communal de Pantin. Une simple fiche, une tentative d’identification minimale. Le formulaire a rejeté le prénom.
Même Elom ne tient pas. Pas dans la syntaxe officielle. Mais il tient dans ma bouche, dans mon silence quand je l’observe. Il tient dans les moments où il se retourne quand je murmure son nom — sans même que je le prononce tout à fait.
Il n’est pas nommé. Mais il a été appelé. Et ce mot — ce mot imparfait, ce mot flottant — lui répond.
Ce n’est pas un nom. C’est une adresse. Une faille vers lui. Et peut-être est-ce tout ce que je peux lui offrir.
Sœur Lanta
Le Scriptorium Trois n’avait pas changé. L’odeur de cire brûlée, de pierre tiède et de poussière ancienne formait une nappe presque visible dans l’air figé. La lumière, tamisée par des stores de lin beige, filtrait en larges pans obliques, dessinant sur le sol de vieilles dalles veineuses, craquelées aux joints. Chaque objet semblait posé là depuis des siècles : les pupitres de bois brut, les étagères croulantes, les fragments suspendus dans des vitrines ternes.
Mais pour Elom, rien n’était plus pareil. Il poussa la porte avec lenteur, sentant sous sa paume l’infime vibration du bois usé, comme un souvenir de toutes les mains anonymes passées avant lui. Chaque pas résonnait dans son corps comme une confirmation silencieuse, dense, irréversible.
Frère Solance leva la tête. Il était assis derrière son pupitre de pierre, drapé dans sa robe grise à la texture râpeuse.
Son dos était droit, son cou légèrement penché, comme tendu en permanence vers l’écoute de quelque chose que nul autre n’entendait.
Quand ses yeux croisèrent ceux d’Elom, un éclat fugitif, presque imperceptible, traversa ses traits marqués. Un soulagement discret.
Il se leva sans hâte. Son mouvement, d’une lenteur parfaite, semblait ajusté au poids même de la salle. Chaque geste avait son propre souffle.
Il contourna la grande table et vint à sa rencontre. Pendant un instant, ils restèrent face à face, à quelques pas l’un de l’autre, dans la clarté poussiéreuse d’une lampe suspendue. Ce fut Solance qui parla le premier :
— Tu es revenu.
Pas un reproche. Pas une surprise. Un simple constat, teinté d’une chaleur retenue.
Elom hocha la tête.
— Je l’avais dit.
Il n’ajouta rien. Pas besoin de rappeler l’entretien devant Père Loarn et Sœur Lanta, où il avait, d’une voix tremblante mais ferme, accepté la proposition de revenir travailler au Scriptorium Trois. Ni Loarn, ni Lanta n’avaient commenté ce choix ; ils l’avaient seulement noté, avec cette neutralité impassible propre aux figures de l’orphelinat. Mais Solance, lui, avait perçu l’incertitude vibrante derrière ce oui . Un bref sourire, à peine esquissé, effleura ses lèvres.
— Les promesses n’ont de poids que dans la répétition des pas.
Puis, d’un geste lent, il désigna la table latérale.
— Aujourd’hui, tu écouteras. Non pour lire. Non pour comprendre. Pas pour réparer.
Elom eut un léger tressaillement intérieur. Ces mots lui semblaient étrangement proches de ceux qu’il avait entendus quelques jours plus tôt. Sans vraiment réfléchir, il répondit :
— J’ai eu un cours de sondage des flux verbaux. Avec Sœur Eremia.
Une intuition muette traversa son esprit. Et si ce n’était pas une coïncidence ? Et si ces exercices dispersés n’étaient, en vérité, que les facettes d’une même porte invisible que l’on cherchait à lui faire franchir ? Il releva les yeux vers Frère Solance, comme pour chercher une confirmation. Solance hocha doucement la tête, son regard plongé plus loin que la salle.
— Je sais.
Il n’ajouta rien. Pas d’explication. Pas de justification. Seulement cette certitude posée là, entre eux, aussi évidente et silencieuse qu’une pierre scellée dans un mur ancien. Puis, d’un mouvement lent, il désigna la table d’un léger signe de la main.
— Aujourd’hui, tu écouteras pour accompagner. Tu laisseras être ce que tu sentiras. Sans hâte. Sans force. Sans crainte.
Il recula d’un pas, se tenant droit mais sans rigidité, tel un témoin prêt à se dissoudre dans le silence.
Elom s’avança. Sur la table, posé avec une délicatesse évidente sur un coussin de lin, reposait l’objet : un cylindre de bois noirci, scellé à ses extrémités par deux anneaux de plomb terni. Le bois n’était pas simplement sombre, il semblait boire la lumière autour de lui. La surface, sous l’apparence lisse, trahissait à la lumière basse des veinules grises, comme les nervures d’un cœur pétrifié.
Elom sentit, avant même de tendre la main, un souffle contenu émaner de l’objet. Non un appel. Non un avertissement. Une tension. Une attente.
Il tendit la main. Ses doigts effleurèrent la surface noire. La vibration monta aussitôt. Subtile. Souterraine. Comme la tension d’une corde enfouie sous la terre.
Le contact était froid d’abord, sec, mais sous cette première morsure une chaleur ténue palpitait. Un battement. Un souvenir d’élan.
Il ne vit pas un paysage. Il n’entendit pas un chant. Mais il sentit — dans son bras, dans sa nuque, jusque dans la plante de ses pieds — un étirement. Un effleurement d’être. Un refus de céder.
Le cylindre ne voulait pas être ouvert. Il ne voulait pas être sauvé. Il voulait seulement tenir.
Elom laissa son souffle se caler sur ce rythme invisible. Il oublia son poids. Il oublia la salle. Il devint seulement une présence suspendue, reliée au bois noir par le battement sourd d’un Verbe endormi. Le temps se dissout.
Quand il rouvrit les yeux, la lumière de la pièce avait basculé vers l’or mat du soir. La main toujours posée sur le cylindre, il sentit que quelque chose en lui avait été déplacé. Très légèrement. Mais c’était irréversible.
Il retira lentement sa main. Le cylindre, docile, resta immobile. Mais la vibration subsistait dans la pulpe de ses doigts, jusque dans son souffle.
Frère Solance s’était approché. Il ne parla pas tout de suite. Il attendit, patient, que le souffle d’Elom revienne à lui-même, libre. Puis, d’une voix grave, au timbre presque rocailleux :
— Que t’a-t-il confié ?
Elom chercha les mots. Ils venaient lentement, comme gouttant d’une source souterraine. Il murmura :
— Il est brisé. Mais il ne demande pas à être réparé. Il… soutient. Silencieusement.
Frère Solance ferma les yeux brièvement, comme pour honorer la justesse de ces mots. Quand il les rouvrit, il posa deux doigts légers sur l’épaule d’Elom, sans l’alourdir :
— Alors tu as compris ce que peu comprennent. Encore.
Un silence. Dense. Profond. Puis, se détournant vers son pupitre :
— Ceux qui savent écouter sans vouloir corriger…sont ceux que les fractures choisissent parfois d’accompagner.
Il retourna s’asseoir, ses gestes lents et solides.
Elom, lui, resta un moment seul, face à l’objet silencieux. Et dans le tremblement discret de ses doigts, dans la lenteur profonde de son souffle, il sut que quelque chose, désormais, le liait au Verbe plus profondément qu’il ne l’aurait jamais cru.
Les jours glissaient dans une lenteur régulière, comme des pierres lissées par le passage du fleuve.
À l’orphelinat, cette régularité n’était pas une prison. Elle était une peau.
Chaque matin, Elom se levait avec la vibration grave de la première cloche, bien avant que la lumière ne perce les vitraux du couloir est.
Il descendait les marches de pierre les pieds nus, traversait les dalles encore froides du réfectoire, et s’asseyait à la même place, sous la poutre marquée d’un fragment de syntagme illisible.
Victor l’y attendait souvent.
Il avait toujours quelque chose à raconter : une phrase rêvée, un mot tombé d’un mur, une hypothèse improbable sur l’origine des voix entendues dans les murs du dortoir.
Elom ne répondait pas toujours, mais Victor, curieusement, ne s’en offusquait jamais.
— Tu sais, le silence, c’est comme le pain. Faut le partager, sinon il rassit.
Éléonore arrivait plus tard. Elle s’asseyait toujours à la gauche d’Elom. Jamais un mot. Seulement ce geste lent de poser ses mains sur le bois de la table, d’y inscrire sa présence sans bruit.
Entre eux, il n’y avait pas d’échange visible. Mais il y avait un lien. Quelque chose d’avant le langage, ou d’après. Un pacte, peut-être.
Après le repas, les cours du matin se déroulaient avec une rigueur douce.
Certains professeurs dictaient à voix haute, d’autres traçaient en silence.
Les matières se succédaient : grammaire fixative, lectures de fragments verbaux instables, observation des traces d’effondrement linguistique.
Ce qui surprenait Elom, c’était la coïncidence latente entre les cours du matin et les gestes de l’après-midi. On lui apprenait à reconnaître une fracture lente, à écouter une oscillation d’équilibre, à sentir l’approche d’un Verbe qui résiste à la forme — et, le jour même, il retrouvait au Scriptorium un fragment porteur de cette même tension.
Mais personne ne nommait le lien. Il n’y avait pas de pont tracé. Seulement une architecture souterraine, que le corps percevait mieux que l’esprit.
L’après-midi, Elom descendait seul au Scriptorium Trois. Il y avait, à chaque fois, une solennité étrange à franchir cette porte. Comme si le monde se modifiait de l’intérieur. Comme si les murs, les objets, l’air même, reconnaissaient sa venue.
Frère Solance l’y attendait toujours. Immobile, assis à son pupitre, les mains croisées, le regard profond. Il ne demandait jamais comment Elom allait. Mais il savait.
Les objets confiés variaient : éclats de pierres, fragments de bois noir, morceaux de tissu pétrifié par un syntagme oublié. Certains ne vibraient pas. D’autres émettaient un souffle si ténu qu’il fallait se taire de l’intérieur pour l’entendre.
Elom ne posait pas de questions. Il écoutait. Il tenait.
À la fin de chaque séance, Solance préparait une collation. Toujours sobre, mais soignée : un fruit parfaitement épluché, une galette dorée, un café noir au goût dense. Il récupérait l’objet qu’Elom avait étudié, disparaissait dans une petite salle au fond du scriptorium, et revenait sans. Enfin il s’asseyaient à la table de pierre. Ils mangeaient sans se regarder. Et pourtant, dans ce silence, quelque chose s’échangeait entre eux deux.
Parfois, Solance rompait le silence d’une phrase sèche :
— Ce fragment, tu l’as calmé. Avant toi, il se tendait jusqu’à fendre.
Ou bien :
— Il y a des mots qui tiennent mieux quand on ne cherche pas à les retenir.
C’étaient des pensées laissées comme des graines. Elom ne répondait pas. Mais il les gardait.
Peu à peu, son regard changeait. Il observait mieux. Il sentait les variations dans la lumière, dans l’air, dans la façon dont un mot posé sur une table pouvait faire frémir le grain du bois. Les autres l’avaient remarqué aussi. Pas de façon explicite. Mais dans les regards. Victor devenait plus silencieux à ses côtés. Il lançait des phrases pour le faire réagir, mais restait plus souvent dans l’attente.
Un jour, Elom osa enfin poser la question :
— Frère Solance… que faites-vous de ces objets ? Ceux que vous rangez, là-bas.
Solance se retourna, le regard doux.
— Tu veux dire dans la réserve ?
— Oui. Pardon… Je vous vois y aller, souvent. Et revenir sans. J’ai toujours pensé qu’ils étaient envoyés au Cadastre. Mais vous les gardez, non ?
Solance hocha lentement la tête.
— Pas tous. Mais certains, oui. Ce sont des objets qui viennent du Cadastre, ou des marges. D’anciennes missions d’arpenteurs. Certains ont été ramenés par des gens qui fouillent ces zones. Comme Gros Abel, au temps il traversait les zones floues.
Il posa les mains à plat sur la table, face à Elom.
— Ce sont des objets… que le Cadastre n’a pas pu nommer. Ou qui refusent de se laisser fixer. Ils dérivent. Ils attendent. Et nous… on les observe. Parfois, on les interroge. Très rarement, on les définit.
Elom fronça légèrement les sourcils.
— Vous les gardez… pour les dire ?
— Oui. Ou pour qu’un jour, quelqu’un les dise comme il faut.
Il marqua un silence.
— Viens. Je vais te montrer.
Il prit une clef de bois suspendue à une chaîne de cuir à sa ceinture. La porte du fond n’était pas verrouillée — pas vraiment — mais elle portait une intention de retenue. On la franchissait en demandant la permission, en utilisant cette clé inutile.
La lumière, de l’autre côté, était plus blanche, mais diffuse. L’air y était légèrement plus sec. L’odeur, celle de la rouille douce, du bois, des livres restés ouverts trop longtemps, et d’encre effacée.
Les rayonnages, étroits, étaient encombrés. Des objets d’apparence banale — une salière sans couvercle, un sablier scellé d’une seul coté, une écharpe tressée de signes éteints — cohabitaient avec des formes inexplicables : un instrument à clavier, un planisphère sans continents, un gobelet fait d’une matière inconnue, entre la cire et le verre.
Solance s’arrêta, désigna les étagères.
— Tout ce que tu vois ici a résisté à sa définition. Certains objets se fragmentent lorsqu’on les nomme. D’autres réagissent au regard. D’autres encore… restent parfaitement inertes. Mais dès qu’on tente de dire ce qu’ils sont, ils glissent.
Il leva une boîte :
— Ici, un bouton de porte. Sauf que la porte qui l’accueille ne s’ouvrira sur rien. Une poignée sans lieu. Impossible de traverser le seuil.
Puis il montra une fiole de verre grisâtre :
— Et ça, on croit que c’est vide. Mais selon la lumière, on y voit parfois une phrase. Elle change à chaque jour.
Elom ne parlait plus. Il avançait à petits pas. Posa son regard sur ce brique a braque, ce capharnaüm innommable. Et là, au détour d’un rayonnage, il s’arrêta. Posé à même une table inclinée, entre deux piles d’objets bâchés, un miroir sur pied trônait, sobre et silencieux. Son cadre de fonte était inégalement patiné — d’un côté lisse, d’un autre piqué de rouille. Mais c’était le verre qui retenait l’attention : une multitude de fissures parcouraient sa surface, et ces fissures bougeaient. Très lentement. Elle se déplaçaient, se réparaient et se brisaient de nouveau. Dans un craquement discret, elles changeaient de forme ou de direction, comme si le miroir se réécrivait continuellement.
— Qu’est-ce que c’est… ?
Solance approcha à son tour.
— Celui-là… je l’appel le miroir délié. Il est là depuis longtemps. Zone d’origine inconnue. Date d’extraction non confirmée. Un légifère l’a ramené lors d’un inventaire d’une salle d’archive du cadastre. Il n’a jamais été stabilisé. Ces genre d’objets finissent souvent dans les scriptoriums périphériques comme le notre.
Il lut l’étiquette qui pendait à une ficelle au pied du socle :
Objet délié – reflets instables – non cadastré – aucun effet détecté.
— Il ne fait rien. Il ne brise rien. Il ne répond à rien. Mais il ne tient dans aucun présent. On a essayé de le nommer. Plusieurs fois. On a tenté : miroir fragmenté, miroir mémoriel, miroir impossible... Aucun mot ne tenait plus de quelques heures.
Elom s’approcha. Le miroir craqua doucement au passage de sa silhouette. Il se pencha. Son reflet — enfin il le croyait— apparaissait, divisé en une dizaine d’éclats. Mais dans chaque éclat, quelque chose était différent. Dans l’un, un visage jeune, les joues encore rondes. Dans un autre, plus mince, le regard creusé. Et dans un troisième — les cheveux blancs, une barbe fine, les tempes veines. Des rides. Des plis. Tous des hommes.
— Ce sont… les anciens propriétaires ? Ceux qui se sont regardés dedans ?
Solance fronça doucement les sourcils. Il répondit sans certitude :
— Peut-être. Peut-être que ce miroir garde des traces. Ou peut-être qu’il ne reflète pas. Qu’il attire. Il ne montre pas le monde. Il montre ce qui y résiste.
Elom effleura le bord du verre. Le froid du miroir variait — d’un côté glacial, de l’autre presque tiède. Et toujours ce craquement discret, comme le bruit de coquilles fendant sous une main invisible.
— Vous le gardez ici, seul ?
— Mmh. Aucun usage. Aucun effet. Mais… je ne peux pas me résoudre à le faire sortir. C’est un objet en attente. C’est tout.
Elom ne dit rien. Il se recula, lentement. Le miroir craqua encore une fois, comme pour l’accompagner.
La nuit était plus lourde que les précédentes. Pas de cris, pas d’orages verbaux dans le mur. Mais une densité dans l’air, comme si le silence retenait quelque chose d’ancien. Elom s’était endormi tard, le ventre encore vide, et la bouche sèche d’avoir trop peu parlé dans la journée. Il glissa dans le rêve sans le remarquer. La salle était là. Celle du fond. La réserve. Mais elle semblait différente. Les objets n’étaient plus figés sur les rayonnages. Ils semblaient suspendus dans un souffle unique, comme si la pièce entière respirait doucement par leur présence. La lumière ne venait de nulle part, mais tombait, fluide, sur le miroir.
Le miroir. Il était là, posé au centre, sur une table nue. Son cadre de fonte paraissait plus noir encore, mangé par l’ombre. Mais le verre… le verre vibrait. Les fissures y pulsaient comme des veines d’air. Et devant, immobile, une silhouette. Ni grande, ni petite. Ni jeune, ni vieille. Sans visage, ou avec trop de visages pour n’en retenir un.
Elle se penchait sur le miroir, lentement, inclinant la tête comme un animal qui écoute l’eau. Puis tournait légèrement, à gauche, à droite, comme pour capter un angle oublié. Chaque reflet s’ajustait à son mouvement. Chaque brisure semblait l’interroger. Elom, dans le rêve, ne bougeait pas. Il observait Lige se regarder dans ce miroir. Il sentait le froid dans sa nuque, le poids d’un nom qu’il ne connaissait pas encore lui effleurer les côtes.
Puis la silhouette posa la main sur le miroir. Et tout vacilla. Une vibration sourde s’éleva, sans son. Comme un mot qu’on ne pouvait pas entendre, mais qui était déjà dit.
Elom se réveilla, haletant, les tempes humides, les jambes engourdies. Il descendit sans bruit, évitant le dortoir encore endormi. Pas de cloche. Pas de voix. Il n’avait pas faim, son ventre grondait tout de même.
Frère Solance était déjà là, assis à la grande table du Scriptorium, corrigeant une série de fragments. Il leva les yeux sans surprise.
— Tu es bien matinal, Elom.
— Oui. Il y avait… quelqu’un. Je ne sais pas qui. Une silhouette. Elle se regardait. Mais c’était plus que ça. Elle… elle cherchait à s’y voir en entier.
Solance le fixa avec une gravité douce. Il ouvrit un tiroir sous la table, en sortit un petit carré de papier brun plié.
— Prends ça. Tu dois avoir faim.
Elom obéit. C’était un morceau de gâteau sec, au goût de cannelle oubliée. Solance se leva.
— Viens. On va le revoir ensemble.
Dans la réserve, l’air était plus tendu que la veille. Ou peut-être plus accueillant. Solance déposa le miroir sur une table, sous la lumière blanche qui filtrait entre les planches disjointes du plafond.
— Il est resté comme tu l’as vu, dit-il.
Elom s’approcha. Les fissures bougeaient encore. Mais plus lentement. Presque comme si elles attendaient. Il posa les doigts sur le bord froid du métal. Puis se pencha.
Il vit toujours les mêmes visages. Divisés, toujours. Jeune. Vieux. Perdu. Rassemblé. Enfin, quelque chose résonna, une idée. Il leva les yeux vers Solance.
— Ce n’est pas un miroir.
— Ah ?
— C’est un miroir… qui n’a pas encore rencontré le visage qu’il pouvait vraiment tenir.
Solance ne répondit pas. Mais sous les doigts d’Elom, une fissure se referma. Puis une autre. Une dernière.
Le verre devint lisse. Clair. Et le reflet n’était plus fragmenté. Il se vit. Juste lui. Sans vertige.
Solance murmura :
— Tu n’as pas nommé l’objet. Mais tu as dit ce qu’il était. Et il a décidé de tenir.
Il détourna les yeux. Le miroir, désormais lisse, ne disait plus rien. Solance s’éloigna sans un mot. Elom resta un instant debout, face au silence de la table. Quelque chose en lui s’était tassé, replié, ou peut-être allégé — il ne savait pas. Ses mains tremblaient à peine, comme si elles se souvenaient d’un geste qu’elles n’avaient pas encore fait.
Il passa la main sur sa joue. La peau était lisse. Mais sous ses doigts, l’espace d’un battement, il crut sentir un relief étranger. Un creux. Une ligne. Un sillon. Une accroche. Il n’y prêta pas attention. Ou pas tout de suite.
Il sortit de la pièce sans se retourner. Et derrière lui, sur le verre désert, trois silhouettes très fines — l’une droite, l’autre penchée, l’autre déjà courbée — se recomposèrent une dernière fois, puis s’effacèrent.
Depuis le jour du miroir, les jours et les heures avaient repris leur cours. Apparemment du moins.
Rien n’avait été dit. Ni par Solance. Ni par lui. Mais les gestes s’étaient faits plus retenus. Les silences, plus poreux.
Elom avait continué à écrire. À copier. À marcher dans les couloirs. À écouter les leçons, à fixer les pierres, à respirer. Mais quelque chose filtrait, désormais, entre lui et le monde. Comme un voile très fin, imperceptible, mais tenace.

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