Chapitre 4 Partie 2 — Ce que l’on ne répare pas

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Les jours passaient — ou bien c’étaient lui qui passait, autour d’eux. Ils ne s’éloignaient pas. Pas vraiment. Mais… ils dérivaient légèrement comme attirés ailleurs.

Éléonore l’effleurait parfois du bout des doigts. Un contact bref, presque rituel, comme si elle voulait s’assurer qu’il était encore là.

Bassim , Mira, Jean-Loup… tous semblaient glisser autour de lui, dans une orbite modifiée. Et Elom, sans l’avoir décidé, devenait un centre calme.

Il ne voyait presque plus Lige. Quelques éclairs. Un frisson dans un couloir. Un reflet dans une vitre. Mais la forme s’était retirée. Il savait que c’était le propre de Lige. D’apparaître quand la tension naît. Et de disparaître quand elle doit être tenue seul.

Mais il sentait aussi que la distance n’était pas un abandon, plutôt une invitation. À tenir. À accompagner. À devenir capable d’être là sans dépendre de la forme.

Une fois tous les sept ou neuf jours, Elom était convoqué par le Père Loarn. Le bureau était exigu, presque nu. Loarn y écrivait avec un stylet de cuivre sur des feuilles translucides. Quand il parlait, sa voix ne trahissait rien.

— Tu dors bien ?

— Tu sens encore la vibration ?

— Tu sais que tu peux dire non, si tu ne veux plus ?

Elom répondait, doucement.

— Oui.

— Non.

— Je continue.

Loarn notait. Il hochait la tête. Et le renvoyait. Mais Elom sentait, sous la neutralité, une vigilance constante. Non intrusive. Mais présente.

Les jours s’enchaînaient ainsi. Une liturgie sans prière. Un apprentissage sans graduation. Mais une transformation, lente, discrète, comme une pierre qui s’arrondit à force d’être portée dans la main. Et Elom savait que bientôt, quelque chose changerait. Pas une rupture. Mais un glissement. Un passage. Un souffle de plus. Ou de trop.

Le panneau avait été déposé sur un linge plié, au centre de la table de pierre. Il paraissait inoffensif à première vue, mais Elom, dès qu’il s’approcha, sentit que quelque chose résistait.

C’était un morceau de tôle ancienne, rectangulaire, épais, rongé par des décennies de pluie, dont les bords s’étaient incurvés comme des lèvres refusant de parler. La surface portait encore des restes de bleu, mais plus rien de clair : pas de nom, pas de numéro, rien d’autre qu’un entrelacs de lettres méconnaissables, pliées sur elles-mêmes, comme dévorées de l’intérieur.

Certaines lignes semblaient avoir tenté de fuir. D’autres s’étaient enroulées jusqu’à devenir indéchiffrables, comme des mots morts retenus par la matière. Même l’ombre du panneau sur la table semblait plus lourde que d’ordinaire.

Frère Solance l’avait déposé sans rien dire, puis s’était assis. Son visage était tendu sans l’être. Sa robe, d’un gris plus sombre qu’à l’habitude, touchait à peine le sol. Il croisa les mains et ferma les yeux, comme s’il écoutait l’air au lieu de le respirer. Solance avait déposé l’objet sans un mot, mais avant de s’asseoir, il posa la main à plat sur la table, à côté du fragment, et dit calmement :

— Tu n’as rien à retrouver. Tu n’as pas à comprendre. Tu ne chercheras pas à lire ce qu’il fut. Tu poseras simplement ton souffle. Et si quelque chose vient, tu l’écouteras. Mais tu ne toucheras pas la matière. Tu ne diras rien à haute voix. Et tu n’écriras que ce que tu ressens, pas ce que tu crois.

Il marqua une courte pause.

— Ce fragment est une relique d’effondrement. Il a été arraché à une rue qui n’existe plus. Ce qu’il contient peut tirer vers le bas, ou réveiller des fragments dormants. Ne cherche pas à le forcer. S’il ne veut pas se dire, tu le laisseras dormir.

Puis il s’éloigna, lentement, et s’assit. Les mains croisées. Le dos droit.

Elom s’approcha. Pas tout de suite. Il prit le temps de s’installer dans la salle. De sentir la densité du silence, le poids de l’objet sur la table, la vibration invisible entre la plaque et lui.

Il tendit la main. Pas pour toucher. Pour sentir. Un souffle. Un écho de nom, trop vieux pour être dit, trop proche pour être ignoré.

Il s’assit et saisit une feuille, une encre lente Et une plume. Il ferma les yeux, puis il écrivit. Pas avec sa mémoire, ni avec sa pensée. Avec ce qui écoute en dessous.

La première ligne ne ressemblait à rien. Juste un trait. Une impulsion. Mais la plaque vibra, très faiblement. Il traça une deuxième ligne. Un arc. Puis une lettre. Un “P”, mal formé, qui se changea en “R”, difforme lui aussi. La lettre avait glissé. Il l’avait tracée comme elle venait, mais au moment où elle s’était figée sur la plaque, Elom sentit un tiraillement dans sa nuque. Comme si un fil s’était tendu à travers lui. Et sur le métal, une courbe se détendit. Elom sentit le souffle changer. L’air autour de la plaque se réchauffait par endroits, comme si un Verbe enfoui remontait, cherchant une forme.

La lettre “R” apparut sur le métal. Une autre lettre. Puis encore une.

“u”

“e”

Et une sorte de ligne médiane. Un battement. Puis vinrent les autres. Plus lentes.

“de la…”

Le mot suivant se dessinait comme en rêve. Les lettres cessèrent de se disputer. Elles glissèrent dans un axe commun. Sur la plaque, à mesure qu’Elom écrivait sur sa feuille de papier, le désordre s’aplanissait. Les torsions se relâchaient. Une forme se posait. Et soudain, le nom fut là.

“Rue de la Clôture.”

Elom se figea. Il sentit un vertige. Une chaleur sourde remonter dans sa poitrine. Il se leva d’un coup, la chaise raclant la pierre, et recula de deux pas.

— Je suis désolé , dit-il, la voix basse, coupée.

Il ne savait pas s’il s’excusait auprès de Frère Solance, ou du fragment.

L’homme s’était levé dans un murmure de tissu. Il approcha, posa une main ferme sur l’épaule d’Elom, ni lourde ni légère.

— Tu n’as rien forcé.

Sa voix était comme un murmure tendu par le poids du monde. Elom baissa les yeux. Ce qu’il ressentait avait changé. Le fragment n’était plus distordu, douloureux. Il tenait, comme une corde dont la tension serait enfin juste.

Il retourna s’asseoir. Ses gestes étaient plus lents, plus précautionneux. Il reprit la plume, nota ce qu’il avait perçu. Les lettres, la fluidité nouvelle, la résonance du mot Clôture , la respiration qui semblait s’être remise à circuler dans le métal.

Solance s’assit à ses côtés. Il resta silencieux un long moment. Ses doigts glissèrent sur le rebord de la table, comme s’il suivait une ligne invisible.

— Tu viens d’atteindre un endroit que nous n’avons pas su toucher, Elom , dit-il.

Il désigna le panneau, qui reposait là, désormais lisible.

— Ce fragment vient d’une zone déliée depuis la Fracture. Paris dix-septième. Une rue effacée en quelques heures. Les archives la mentionnent encore, mais tout ce qu’on en a récupéré est resté muet. Jusqu’à aujourd’hui.

Il marqua une pause. Ses yeux brillaient sans dureté.

— On t’avait confié l’objet pour que tu l’écoutes. Tu l’as écouté. Et le Verbe s’est manifesté.

Il tourna légèrement la tête.

— Ce que tu viens de faire est une prouesse. Mais aussi un risque.

Elom ferma les yeux une seconde.

— Je ne voulais pas… Je n’ai rien décidé.

Solance acquiesça.

— Justement. C’est ça, le plus rare. Et le plus dangereux, aussi. Tu n’as pas écrit pour dire. Tu as écrit pour entendre. Et le Verbe, parfois, se laisse réécrire dans l’ombre. Il cherche ceux qui savent ne pas vouloir.

Il reprit doucement :

— Ta perception est hors du commun. Tu entres dans les nœuds du Verbe comme d’autres entrent en prière. Ce que tu entends, nous ne pouvons pas tous le porter.

Il posa à nouveau la main sur son épaule. Plus longuement cette fois.

— Mais ce n’est pas une charge. C’est une écoute. Et elle te guidera.

Dans le Scriptorium, le silence s’était épaissi. Le fragment reposait dans la lumière, et le nom était là. Stable. Lisible. Tendu comme un arc tenu.

“Rue de la Clôture.”

Et Elom, pour la première fois, sentit que quelque chose, dans le monde, venait de se redire. Et si quelqu’un passait dans cette rue ? Est-ce qu’il verrait la nouvelle forme ? Ou marcherait-il encore sur l’ancien nom, sans le savoir ?

Ils restèrent un moment dans le silence, côte à côte, à regarder le fragment posé sur la table comme un animal endormi. La lumière, tombant en oblique depuis les stores de lin, découpait des angles précis sur le métal. La plaque semblait plus dense, plus posée. Frère Solance inspira profondément. Son regard était fixé sur le fragment, non comme on observe une chose, mais comme on se tient devant un seuil, prêt à le passer.

— Je vais devoir en référer au Cadastre , dit-il enfin.

La phrase tomba doucement dans la pièce, mais elle produisit en Elom une onde immédiate. Son souffle se coupa. Il tourna la tête vers Frère Solance, les épaules légèrement haussées, et murmura :

— Je vais avoir des problèmes ?

La question n’était pas une révolte. C’était une peur nue, sortie sans filtre,

plus proche d’un tremblement que d’une parole.

Solance se tourna vers lui. Ses yeux, clairs sous les cernes, le fixaient sans dureté. Il garda le silence un instant, comme pour laisser la peur exister. Puis il dit :

— Ce n’est pas un acte interdit. Mais c’est un Verbe qui a bougé. Et tout Verbe qui bouge dans la matière doit être signalé.

Il posa sa main sur l’épaule d’Elom. La pression était plus marquée cette fois. Non pour rassurer. Mais pour ancrer. Il regarda la plaque, longuement.

— Ils viendront évaluer l’état du fragment. Constater la réémergence du nom. Ils vérifieront si ce que tu as écrit a vraiment stabilisé quelque chose, ou si c’est une illusion grammaticale. Peut-être même l’emporteront-ils. Pour l’archiver, ou pour le faire taire.

Elom resta muet. Le mot Arpenteurs vibrait en lui comme un souvenir transmis sans image. Il n’avait jamais vu d’Arpenteur. Seulement entendu des histoires.

Des silhouettes vêtues de silence. Des hommes et des femmes capables de nommer ce qui n’est plus. Et parfois, d’effacer ce qui s’est trop dit.

Un froid s’insinua lentement dans sa poitrine. Solance sembla percevoir la tension. Il se pencha légèrement.

— Mais tu n’as pas menti. Tu n’as pas forcé. Tu n’as pas tenté d’imposer un nom. Tu as simplement entendu. Et retranscrit ce que le Verbe t’a soufflé. Ce n’est pas un crime. C’est rare. Et précieux. Mais il faut que ce soit reconnu.

Elom hocha lentement la tête.Il avait froid aux poignets. Comme si le Verbe, en le traversant, avait laissé une zone vide dans son corps.

— Tu diras ce que tu as vécu. Tu diras que tu n’as pas compris, parce que c’est le cas. Que tu n’as pas voulu. Que c’est venu seul.

Il marqua une pause.

— Et moi, je dirai que tu n’as pas menti. Que tu as entendu juste.

Il serra légèrement l’épaule d’Elom.

— Ils ne comprendront peut-être pas tout de suite. Mais certains d’entre eux reconnaîtront la justesse. Même s’ils ne le diront pas. Même s’ils ne savent pas encore quoi en faire.

Elom tremblait. Il avait peur.

— Est-ce que je suis dangereux ?

Solance hésita. Puis il dit :

— Tu es perméable. C’est ce qu’ils craignent, au Cadastre. Pas ce que tu fais. Ce que tu laisses entrer.

Le silence revint. Mais ce n’était plus le même. Il avait gagné en densité, en gravité et en respect. Sur la table, “la Rue de la Clôture” reposait comme un fragment rendu au monde. Et Elom, assis entre l’écoute et le doute, comprenait peu à peu qu’il avait franchi un seuil. Et qu’à partir de maintenant, le Verbe pouvait bouger à travers lui. Même s’il ne le voulait pas.

Il n’arrivait pas à dormir. La nuit semblait s’être épaissie autour de lui, comme si le sommeil même hésitait à franchir le seuil de sa peau. Allongé sur le dos, les bras immobiles, il fixait le plafond noir du dortoir, invisible à ses yeux mais présent, creusé de silence. Dans sa poitrine, une ligne de tension battait, lente et régulière, comme un écho mal ravalé. Le nom. Rue de la Clôture. Il le revoyait encore, se reconstituant à mesure que sa main avançait. Il n’avait pas compris pourquoi ce nom-là, ni pourquoi il avait surgi ainsi, de l’objet, de l’encre, de son corps. Mais ce n’était pas une coïncidence. Il le sentait dans ses muscles, dans le fond de sa gorge, comme une vérité enfouie. Ce nom n’avait pas été seulement dit. Il avait été ré-ouvert.

Il se leva sans bruit, enfila son manteau, remonta la fermeture jusqu’au cou. Le dortoir exhalait une chaleur humaine, résiduelle, épaisse, comme la vapeur d’un rêve qui n’est pas le sien. Il glissa hors de la salle sans alerter personne. Les couloirs étaient sombres, mais pas muets. Chaque mur semblait résonner d’un souvenir trop contenu, chaque dalle rendait ses propres échos, déformés, comme des pensées qu’on n’a pas su formuler à temps. Il marcha longtemps, sans direction. À plusieurs reprises, il crut reconnaître un virage, une fenêtre, une marche — mais tout semblait légèrement décalé, comme si l’orphelinat ne se laissait pas traverser à l’identique la nuit. Les arches étaient plus hautes, les couloirs plus longs qu’en plein jour. Certaines portes n’étaient plus là. D’autres, qu’il n’avait jamais vues, semblaient ouvertes depuis toujours.

La Rue de la Clôture… Elle l’obsédait. Ce n’était pas seulement le fait de l’avoir redite. C’était la sensation étrange d’avoir réveillé quelque chose, non pas dans la matière, mais dans lui-même. Comme si cette rue, cette trace, ce fragment du monde effacé, portait un pli de sa propre mémoire. Il n’y avait jamais mis les pieds. Il n’en avait jamais entendu parler. Mais il avait eu l’impression, en écrivant son nom, de ramener un fantôme dans le monde. Et ce fantôme lui appartenait peut-être, maintenant.

Il s’arrêta devant une vieille porte en bois. Elle n’était ni fermée, ni vraiment ouverte. Derrière, une lumière bleue filtrait, sourde et trouble. Il poussa doucement. Une petite salle, ronde, basse, l’attendait. Ancienne pièce d’étude ? Cabinet désaffecté ? Il ne sut le dire. Les murs étaient couverts de traces : vieux schémas, mots effacés, lignes presque dissoutes dans le plâtre. Au centre, posée à même le sol, une dalle de pierre plus sombre, comme déposée là pour ancrer l’espace. Et dessus, une ficelle rouge, nouée, roulée en spirale. Le cœur battant, il s’approcha, s’agenouilla. Il ne tendit pas la main. Pas tout de suite.

Il murmura :

— Lige…

Rien ne bougea. Le silence était stable, total. Il resta un long moment là, immobile, la tête penchée. Puis il reprit, plus bas :

— Je sais que tu es venu. Je sais que tu as vu ce que j’ai fait. Je n’ai pas voulu… C’est venu sans que je ne le décide.

Sa voix se brisa. Ce n’était pas une confession. Pas une prière. C’était juste une question sans formulation, tendue dans l’espace comme une corde à vide.

Alors l’air changea.

Pas un souffle. Pas un bruit. Mais un basculement de densité. Une vibration discrète s’insinua dans la pièce, et une forme apparut, non pas surgie, mais progressivement évidente. Elle était là depuis le début. Haute, verticale, plus nette qu’autrefois. Lige. Mais pas exactement. Une variation. La silhouette était moins floue, mais plus instable. Comme un filament tendu entre deux langues inconnues. Elle ne regardait pas Elom. Elle fixait la dalle. Ou plutôt : elle l’écoutait.

— Dis quelque chose , souffla Elom. S’il te plaît. Dis-moi si j’ai mal fait.

La forme ne répondit pas. Mais elle se pencha lentement. Ou plutôt : elle se plia dans l’espace, comme un fragment d’écriture sans papier. Une moitié de son corps se tendit vers la ficelle. L’autre resta dans l’ombre. Un moment suspendu. Puis la silhouette se redressa. Et sans bruit, elle se déplaça vers le fond de la salle, passa lentement contre le mur, et disparut dans l’angle, sans effraction, sans passage.

Elom resta seul. L’air avait retrouvé sa température. La ficelle était toujours là, roulée sur elle-même, inoffensive, mais trop rouge. Il la ramassa, et la glissa dans sa poche. Il ne savait pas ce qu’elle représentait. Mais il savait qu’elle n’était pas vide.

Sur le mur, dans la lumière bleue, il vit une phrase incomplète. À demi effacée. Une seule ligne :

“Ce qui revient ne s’était pas tout à fait tu.”

Il lut. Puis sortit.

Dans le couloir, la nuit avait repris sa forme. Il retrouva rapidement ses marques. Les arches. Les portes. L’odeur de cire et de silence. Il retourna au dortoir sans croiser personne. Il se recoucha sans bruit. Ferma les yeux. Le sommeil vint plus tard. Lentement. Mais il vint.

Et dans ses dernières pensées, une voix sans timbre murmurait encore, quelque part entre sa gorge et sa main :

“Tu entends parce que tu n’as jamais cessé d’écouter.”

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