Chapitre 5 Partie 1 — Le nom revenu
Ma sœur en veille,
Je t’ai lue plusieurs fois. Et j’ai relu ce nom — Elom — sans le prononcer à voix haute. Je sais ce qu’un mot posé sur un enfant peut faire, surtout dans une maison comme la nôtre, où le Verbe lui-même chancelle entre les murs.
Je ne vais pas te rappeler les règles. Tu les connais mieux que moi. Mais je ne vais pas te les reprocher non plus. Car ce que tu as fait n’était pas une désobéissance. C’était un appel.
Et dans ce mot que tu as laissé tomber — Elom — il n’y avait pas de volonté de fixer. Il y avait une tentative de rejoindre. Et cela, aucune autorité ne peut le tordre.
Je l’ai observé, moi aussi. Je ne lui ai jamais parlé autrement que par des gestes. Mais parfois, je sens que c’est lui qui me nomme. Il n’a pas besoin de mots pour le faire. Il pose son regard, et quelque chose en moi se plie doucement, comme une phrase ancienne qu’on n’avait jamais entendue, mais qu’on reconnaît.
Le nom que tu lui as offert ne le lie pas. Il ne l’enferme pas. Mais il fait trace, dans ce monde sans lignes droites.
Je ne le déposerai dans aucun registre. Il le refusera de toute façon. Mais je l’accepte, comme on accepte une fleur posée sur une tombe : un signe entre deux absences.
Si le Cadastre te questionne, tu diras ce qu’il faut. Il n’est pas nommé. Mais ici, dans ces murs, si ton cœur continue de l’appeler ainsi, je ne t’en empêcherai pas.
Il ne portera jamais ce nom. Mais peut-être que ce nom portera quelque chose de lui.
Avec respect,
et en silence,
Père Loarn
Il avait dormi sans sommeil. Les heures de la nuit lui avaient glissé dessus comme une eau tiède, sans qu’aucune ne s’imprime. Il s’était levé trop tôt, dans un silence un peu plus épais que d’habitude, comme si l’air entre les murs avait retenu quelque chose de la veille. Lorsqu’il était entré dans la salle de classe du rez-de-chaussée, la lumière du matin ne suffisait pas à effacer ce qu’il avait vu — ou cru voir — dans la pièce voûtée, là-bas, dans l’aile oubliée. Le nom réécrit. La plaque. La présence.
Maître Vernan était déjà là. Il avait allumé deux lampes dormantes au-dessus du tableau de grès, et les filaments d’encre translucide sur les murs commençaient à réagir à la chaleur. Son manteau de lin épais était posé sur une chaise, plié avec une exactitude presque cérémonielle. Il tenait entre ses doigts une plume de correction grise, fine et courbée, dont la pointe touchait régulièrement un morceau de cuivre poli. Il ne salua pas les élèves. Il ne levait jamais la voix. Il commença simplement à marcher le long de la table, en parlant comme on trace : droit.
— Ce matin, nous abordons les lignes de silence actives. Pas les phrases, pas les mots, mais les interruptions. Les zones d’arrêt. Ce qui tient une suite. Ce qui suspend. Ce qui empêche une trace de fuir.
Il s’interrompit un instant. Tapota deux fois le bord de la table avec sa plume.
— On a tendance à croire que le Verbe se manifeste dans le dire. C’est faux. Il se manifeste dans la résistance du support. Et dans la manière dont une ligne accepte ou refuse de s’inscrire.
Il montra un panneau de bois clair gravé d’un trait d’encre dormante.
— Ceux qui écrivent sans écouter ce que la surface tolère ne font pas des phrases. Ils font des blessures.
Elom sentit un frisson très léger dans ses omoplates. Non pas à cause des mots — Vernan n’enseignait pas pour impressionner — mais à cause du calme dans sa voix, de cette autorité non symbolique, de cette précision qui ne cherchait pas à convaincre, mais à tenir.
Il regarda la plaque de bois. Il y lut un ensemble de traits simples. Des courbes incomplètes. Des lignes suspendues comme des respirations. Et tout en lui se souleva à nouveau : le nom de la rue, les lettres qui s’étaient rassemblées sous sa main, le regard de Solance, la disparition de Lige.
Il n’écouta plus le reste du cours. Il dessina. Pas pour créer. Pour retenir. Des cercles. Des portions de lettres. Des nœuds de silence.
À la pause, ils sortirent dans le cloître intérieur. Les dalles étaient froides sous les semelles, l’air encore humide de la nuit. Victor était adossé à une colonne, bras croisés, les yeux perdus dans le motif répété des arches.
— T’as une tête à faire peur aux pierres, toi.
Elom s’approcha. Resta debout. Victor ne bougea pas.
— Je crois que j’ai fait une erreur.
Victor haussa un sourcil.
— Tu parles de quoi ?
Elom hésita. Puis dit, plus bas :
— Hier. Au Scriptorium. J’ai écrit quelque chose. Pas vraiment écrit… j’ai senti un mot se refaire. Une rue. Rue de la Clôture. Frère Solance l’a vue apparaître. Il m’a dit qu’il allait devoir en référer au Cadastre. Et je crois… je crois qu’ils vont envoyer quelqu’un. Peut-être des Arpenteurs.
Victor tourna lentement la tête vers lui.
— Tu veux pas y retourner, c’est ça ?
Elom ne répondit pas tout de suite.
— Je ne sais pas si je dois. J’ai peur de faire pire. De… continuer. Sans le vouloir.
Victor ne rit pas. Il ne se moqua pas. Il soupira, secoua la tête doucement.
— T’es resté plus longtemps que n’importe qui là-bas. D’habitude, au bout d’une semaine, ils arrêtent. Ou les objets arrêtent. Toi, ça continue. Ça veut dire quelque chose. Même si tu piges pas quoi.
Il posa un doigt sur l’avant-bras d’Elom, sans appuyer.
— Moi, je pense que c’est pas une erreur. T’as pas inventé un mot. T’as entendu quelque chose qui existait déjà. Qui dormait. Et qui t’a choisi pour se dire.
Éléonore les avait rejoints.
Elle resta debout à quelques pas, les mains derrière le dos. Elle n’interrompit pas tout de suite. Écouta. Puis, posément :
— Alors tu devrais faire attention. Ce genre de mot, une fois réveillé, ne dort plus. Et parfois, il ne se contente pas de t’avoir choisi pour sortir. Il s’installe. Il s’ancre en toi. Et il attend.
Elom la regarda. Elle était immobile, mais son regard était plus tendu qu’à l’ordinaire.
— Tu crois que je devrais arrêter ?
Éléonore haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Mais tu devrais peut-être te demander pourquoi c’est tombé sur toi. Et pas sur quelqu’un d’autre.
Elle partit sans attendre de réponse. Victor resta un instant. Puis dit, plus bas :
— Elle a pas tort. Mais elle a pas raison non plus. Tu vas y retourner. Je le sais. Et eux aussi. Sinon, t’aurais pas mal au ventre depuis ce matin.
La cloche sonna. Ils revinrent en cours. Elom marcha un peu derrière les autres. Il savait qu’il irait au Scriptorium cet après-midi. Mais il ne savait pas encore sous quel poids.
Le Scriptorium Trois lui apparut différent dès l’embrasure. Ce n’était pas un changement visible, ni même quelque chose que l’on aurait pu nommer. La lumière semblait la même, les murs étaient les mêmes, l’odeur persistante de cire sèche et de pierre tiède s’accrochait encore aux angles. Mais il y avait autre chose, une tension dans l’air, dans les lignes, dans la matière même du silence. Comme si l’espace entier retenait sa respiration. Elom entra sans bruit. La porte, derrière lui, se referma dans un souffle mat, et le monde extérieur cessa d’exister. Il sentit aussitôt son pouls s’accélérer, non de peur, mais d’anticipation. Quelque chose allait se produire. Quelque chose, peut-être, s’était déjà produit.
Frère Solance était déjà là, assis dans sa posture habituelle, les mains croisées, les yeux ouverts. Mais ce matin-là, il était plus droit encore, plus tendu dans la verticalité de son torse, comme s’il se contraignait à l’immobilité pour ne pas intervenir. Il ne dit rien, ne sourit pas, ne l’accueillit pas avec la chaleur discrète qu’il laissait parfois passer. Il hocha la tête, une fois, lentement, puis baissa les yeux sur ses doigts entrelacés. Ce geste, si minime, pesa plus lourd que mille mots. Elom comprit qu’il entrait dans un espace tenu, suspendu, et qu’il ne devait rien troubler.
Au centre de la table, sur le tissu de lin brut, reposait un objet. Pas une plaque. Pas un éclat. Un volume. Carré, épais, entièrement recouvert d’un drap grossier à trois plis croisés, fixés par une couture ancienne. Le tissu avait été lavé, mais il conservait d’anciennes traces de tampon à encre, invisibles à l’œil, perceptibles à l’odeur : un mélange de poussière fixative et de cire noire. Elom n’y toucha pas. Il n’en éprouva même pas l’envie. C’était un objet tenu. Un fragment encore scellé. Il n’avait pas besoin d’être ouvert pour être entendu.
Frère Solance parla d’une voix plus grave que d’habitude, presque rauque, comme si les mots lui coûtaient.
— Tu n’ouvriras pas le linge. Pas aujourd’hui.
Il se leva, fit un pas lent vers la table, et ajouta, les yeux posés sur le tissu :
— Tu écouteras. Tu observeras la forme. Le poids. Tu noteras tout ce qui se déplace. Dans toi. Pas dans l’objet.
Sa voix n’avait pas changé de volume, mais elle avait gagné en densité. Elle vibrait légèrement dans l’air, comme les syllabes d’un syntagme tenu trop près d’une surface réactive.
Il s’interrompit un instant. Son regard se porta brièvement vers la fenêtre, puis revint sur Elom. Il marqua un temps, sondant l’inquiétude qui transparaissait de l’enfant.
— Ils viendront peut-être demain. Ou dans deux jours. Les Arpenteurs. Ou une délégation secondaire. Je n’ai pas été très précis dans le rapport. Mais j’ai dit ce qu’il fallait. Que le Verbe avait remué. Et qu’il s’était laissé tracer.
Il posa une main sur le dossier d’une chaise, ses doigts serrés à peine blanchis.
— Je ne sais pas encore ce qu’ils chercheront à voir. Ni ce qu’ils espéreront constater. Mais je veux que, toi, tu continues. Jusqu’à ce qu’ils arrivent. Et après, si tu peux.
Elom s’assit lentement. Son cœur battait plus vite, mais son souffle restait calme. Il sortit son carnet, un stylet, observa les bords du tissu. Le carré semblait stable. Les angles formaient une géométrie parfaite. Le volume ne vibrait pas, mais il dégageait une pression sourde, comme un souffle retenu. Il nota : forme carrée, angles nets sous le tissu, poids estimé : 500 à 700 grammes. Tissu de lin ancien, coutures manuelles. Présence d’une tension latente, non localisée. Pas de vibration, mais compression perceptible dans l’air à moins de cinquante centimètres.
Il referma les yeux. Écouta. Ce ne fut pas un mot. Ce ne fut pas une image. Mais il y eut quelque chose, une présence immobile, lourde, inamovible. Ce n’était pas un appel. Ce n’était pas une résistance. C’était une attente. Une chose suspendue au centre d’elle-même. Une masse de silence qui demandait à être tenue. Et dans son propre corps, Elom sentit une réponse lente : une ligne qui ne venait pas de sa pensée, mais de plus bas, comme une mémoire de contact jamais eu. Il effaça. Non par honte. Par dissonance. Ce n’était pas faux. Mais ce n’était pas d’ici. Cela appartenait à un autre instant. Peut-être à plus tard. Peut-être à plus tôt.
Il ouvrit les yeux. Solance avait déposé une feuille blanche à côté de lui, et une boîte de fusains usés.
— Tu n’écriras pas. Tu dessineras. Ce que tu sens. Les creux. Les lignes. Les poids. Aucun mot. Aucun nom. Seulement ce qui pousse à travers.
Puis il retourna à sa place et croisa les bras, comme s’il allait veiller un feu invisible. Elom prit le fusain. Le geste fut difficile au début. Il n’avait jamais dessiné sans repère. Puis le fusain traça, d’un seul trait, une spirale irrégulière, large et interrompue. Puis une ligne verticale, fine et tremblée, qui s’épaissit en bas, comme un poids. Puis d’autres formes, plus souterraines, plus informes : des nœuds, des lacets, des fentes.
Il ne savait pas ce qu’il représentait. Mais il savait que ce qu’il dessinait venait du fragment. Et que, bientôt, quelqu’un d’autre viendrait le regarder.
Lorsque le dessin fut terminé, Elom ne bougea pas. Il resta assis face au volume encore recouvert, les doigts tendus vers la feuille comme s’il ne voulait pas la toucher davantage. Son souffle était régulier, mais tout en lui était tendu vers une parole qu’il hésitait à formuler. Ce fut long avant qu’il parle. Et quand il le fit, ce fut d’un ton égal, presque neutre :
— Je peux rester un peu plus longtemps ?
Solance refermait une boîte de fusains. Il s’interrompit dans son geste, leva les yeux, observa Elom. Puis acquiesça, sans commentaire. Il se rassit, doucement. L’air dans la pièce avait changé. Pas d’un coup. Mais comme si une porte interne venait d’être entrouverte.
Elom respira lentement. Puis reprit, plus bas :
— Ce matin, j’ai failli ne pas venir. J’ai eu peur. De ce que j’ai fait. De ce que j’ai senti. Ce mot… Rue de la Clôture… je ne sais pas comment il est arrivé là. Mais il est venu par moi. Et maintenant, je ne sais plus si c’est moi qui écris. Ou si je laisse passer quelque chose.
Solance ne dit rien. Mais dans sa posture, quelque chose s’était resserré. Elom le sentit. Il continua :
— La nuit dernière, je suis sorti. Pas par fuite. Je ne savais juste pas rester dans mon lit. J’ai marché dans les couloirs. Et je suis entré dans une salle que je ne connaissais pas. Une vieille salle, basse, avec une dalle noire au centre. Et là… je l’ai vu.
Un silence. Pas un effet de style. Une nécessité.
— Lige.
Solance haussa très légèrement les sourcils. Ce n’était pas son genre. Il se redressa d’un centimètre, imperceptiblement.
Elom poursuivit, le ton plus tendu, plus intérieur :
— Il était là. Debout. Grand. Pas flou. Mais pas net non plus. Il ne m’a pas regardé. Il regardait la dalle. Comme s’il écoutait. Comme s’il attendait. Je lui ai parlé. Il n’a pas répondu. Puis il est reparti. Sans bruit. Comme s’il se repliait.
Solance l’observait maintenant avec attention. Il se pencha légèrement en avant.
— Tu as dit Lige ? La voix était lente, posée. Mais une crispation s’était glissée dans la mâchoire. C’est toi qui lui as donné ce nom ?
Elom fronça les sourcils. Il hésita.
— Je crois que oui. Je ne sais pas d’où ça vient. Je n’ai jamais… entendu ce mot ailleurs. Mais pour moi, c’est son nom. Je n’en ai pas d’autre.
Solance ne répondit pas tout de suite. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, les bras croisés, le regard perdu dans le vide pendant quelques secondes.
— Tu dis qu’il te suit depuis combien de temps ?
— Depuis… Je ne sais pas. Il est apparu quelques fois. Au début j’étais tous petit, j’ai cru rêver. Puis c’est revenu. Pas souvent. Mais toujours… juste avant que quelque chose ne change. Et maintenant, c’est plus clair. Plus net. Il est là. Et je sens quand il approche.
Solance ferma brièvement les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, ils étaient plus sombres.
— Elom… Ce que tu décris… Ce n’est pas courant. Les Luides, on ne les suit pas. Ils ne nous suivent pas. Ils apparaissent. Un instant. Parfois. Là où une fracture cherche un porteur. Et ils disparaissent. Ils n’ont pas de nom. Ils ne laissent rien. Ils ne restent pas.
Il pencha la tête, lentement. Ses mots étaient de plus en plus mesurés.
— Mais s’il te revient. S’il te regarde. S’il assiste… alors ce n’est pas un Luide comme les autres.
Il posa les mains sur la table, à plat.
— Ce nom, Lige. Ce n’est pas anodin. Même si tu crois l’avoir inventé. Il est ajusté. Peut-être même plus que tu ne le crois.
Un silence plus lourd s’installa. Pas pesant. Mais chargé.
— Je ne peux pas t’interdire de lui parler. Je ne sais pas ce qu’il est. Mais s’il te… répond un jour… tu devras m’en parler. Tout de suite.
Elom hocha la tête. Le souffle plus court. Il ne comprenait pas tout. Mais il sentait que Solance, lui, venait de franchir intérieurement une ligne. Une ligne que, peut-être, il connaissait déjà. Mais qu’il n’avait jamais osé revoir.
Solance resta un moment silencieux, les paumes ouvertes sur le bois de la table, le regard flou comme s’il lisait une phrase suspendue dans l’air. Il ne bougea pas, mais quelque chose en lui se referma lentement. Pas une distance. Plutôt un recentrage. Comme si les lignes du monde s’étaient resserrées autour d’un point intérieur. Lorsqu’il parla à nouveau, sa voix était plus douce, presque hésitante, chose rare chez lui.
— Je ne crois pas que je sois la personne qu’il te faut maintenant. Il se redressa légèrement, joignit les mains. J’ai vu des formes passer. Des fractures respirer. J’ai tenu des objets que d’autres avaient jugés irrécupérables. Mais ce que tu vis là… ce n’est pas seulement du Verbe. C’est autre chose. Il regarda Elom en face. Tu devrais en parler à Père Loarn.
Elom fronça les sourcils, pas par refus, mais par appréhension. Il n’avait jamais craint Loarn, mais le père ne parlait pas beaucoup, et quand il parlait, on avait l’impression qu’il savait déjà.
— Il t’écoutera. Et s’il ne dit rien, ce sera quand même une réponse. Il se leva. Viens. Il reçoit encore à cette heure.

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