Chapitre 5 Partie 2 — La nom revenu
Ils sortirent ensemble du Scriptorium. Le couloir, à cette heure de la journée, était baigné d’une lumière basse, presque dormante. Les murs renvoyaient leur souffle avec un infime écho, comme si les pierres elles-mêmes savaient qu’une parole allait se dire plus loin. Le pas de Solance était lent, mesuré, parfaitement silencieux. Elom marchait un peu derrière lui, les mains dans les poches de sa tunique, le cœur légèrement accéléré.
Ils ne croisèrent personne. L’orphelinat, en cette fin d’après-midi, entrait dans une sorte de ralentissement rituel. Plus de jeux. Plus de cris. Seulement le froissement des robes dans les escaliers, des portes qui s’ouvrent et se ferment doucement. Ils prirent un escalier secondaire, plus étroit que les autres, que les enfants n’avaient pas le droit d’emprunter seuls. Le fer forgé de la rampe était usé au niveau de la paume. Il sentait la cire, le cuivre, l’encre morte.
La porte du couloir des appartements sacerdotaux était entrouverte. Ils s’y engagèrent sans un mot. Il y faisait plus frais. Le silence y avait une autre texture, plus verticale, plus dense. On n’y parlait que pour dire. On n’y respirait que quand c’était nécessaire.
Devant la dernière porte, Solance s’arrêta. Il frappa une fois, sans empressement. Une voix, étouffée mais claire, répondit presque aussitôt :
— Entrez.
La pièce était plus simple que ce qu’Elom avait imaginé. Pas de symboles religieux. Pas de livres en cascade. Une table basse, en pierre sombre. Un fauteuil droit. Une lampe à flamme plate. Le reste était rangement, papier, silence.
Père Loarn était assis à sa table. Il écrivait. Lentement. Sa plume traçait sans arrêt, avec une constance presque effrayante. Il leva à peine les yeux lorsqu’ils entrèrent. Mais Elom sentit qu’il les avait vus depuis longtemps. À sa gauche, presque immobile, se tenait Sœur Lanta. Elle écrivait aussi. Sur un registre plus large, plus ancien, à l’encre dormante. Elle ne leva pas les yeux. Mais Elom eut la sensation qu’elle écoutait.
Loarn posa sa plume, enfin. Il tourna lentement le regard vers eux. Il ne dit rien. Solance prit la parole.
— Il y a quelque chose que vous devez entendre.
Loarn pencha légèrement la tête. Ce geste, simple, suffisait à autoriser tout. Solance se recula d’un pas. Et ce fut Elom, cette fois, qui parla.
Elom resta un instant debout, immobile, face à la table de pierre. La lampe projetait des reflets plats sur la surface lisse, et la plume de Père Loarn, désormais immobile, semblait peser plus lourd que son propre corps. Il sentit sa gorge se serrer, non de peur, mais sous la pression intérieure d’une parole qui cherchait son chemin. Il baissa légèrement les yeux, chercha son souffle, puis parla.
— Il s’est passé quelque chose. Dans la salle du Scriptorium.
Sa voix était plus rauque qu’il ne l’aurait cru. Il poursuivit, lentement, chaque mot creusé dans le silence comme une incision.
— On m’a confié un fragment. Une plaque. Déliée. Il n’y avait presque rien. Les lettres étaient effondrées, emmêlées. Je n’ai pas cherché à comprendre. J’ai juste… écouté.
Il releva brièvement les yeux. Père Loarn ne bougeait pas. Sœur Lanta, à sa gauche, écrivait encore, sans interruption visible, mais l’air autour d’elle semblait plus dense, comme si elle traçait les gestes dans un espace épaissi.
— J’ai senti quelque chose. Une direction. Un appel. Pas de mot. Pas d’image. Seulement une tension. Et sans réfléchir, j’ai commencé à tracer. Non pour écrire. Mais pour accompagner ce qui montait.
Il avala difficilement sa salive.
— À mesure que j’écrivais, les lettres sur la plaque ont commencé à se réorganiser. Lentement. Elles se sont redressées. Elles ont retrouvé une forme. Un mot. Une rue.
Un léger tremblement passa dans sa voix, mais il continua.
— Rue de la Clôture.
Il laissa retomber ses bras contre son corps, comme vidé de toute son énergie.
— Ce n’était pas volontaire. Ce n’était pas un choix. Je n’ai pas décidé. C’est venu. Et après…
Il s’interrompit un bref instant. Puis reprit, plus bas.
— Après, la nuit… je suis sorti. Je n’arrivais pas à rester au dortoir. Je suis descendu dans les couloirs. Je suis entré dans une salle que je ne connaissais pas. Une salle basse, avec une dalle sombre.
Il sentit le regard de Solance peser sur lui, calme et solide, et cela lui donna la force de poursuivre.
— Et là… j’ai vu quelqu’un. Enfin, quelque chose. Un Luide.
Sœur Lanta cessa d’écrire, juste une seconde. La plume s’interrompit. Puis reprit, plus lente.
Elom inspira profondément.
— Je l’appelle Lige. Je ne sais pas pourquoi. C’est venu comme ça. Il était là. Il regardait la dalle. Il ne m’a pas regardé. Mais il savait que j’étais là.
Il serra les poings, discrètement.
— Je lui ai parlé. Il n’a pas répondu. Puis il est parti. Pas en marchant. Pas en s’effaçant. Comme s’il passait ailleurs.
Il releva les yeux vers Père Loarn. Celui-ci n’avait pas bougé. Son visage restait impassible, mais son regard, noir et calme, portait l’attention d’une écoute entière.
Elom ajouta, d’une voix à peine audible :
— Il n’est pas venu par hasard. Et ce n’était pas la première fois.
Il se tut.
La pièce resta pleine de ce qui venait d’être dit. Comme si même les murs, même la pierre, avaient suspendu leur propre pesanteur pour accueillir ce qui avait été porté là.
Père Loarn ne parla pas tout de suite. Il prit le temps de refermer doucement son registre. La plume fut posée, sans bruit, sur une coupelle de terre brute. Puis il entrelaça lentement ses doigts sur la table, fixa Elom. Ses premiers mots furent simples, mais porteurs d’une densité qu’Elom sentit jusque dans son souffle.
— Dis-m’en plus. Depuis quand ?
Elom sentit que le silence de la pièce l’autorisait à poursuivre. Non pour se justifier. Non pour convaincre. Mais pour dire, enfin, ce qui pesait depuis trop longtemps. Il rassembla son souffle, ferma brièvement les yeux. Lorsqu’il parla à nouveau, sa voix était plus basse, plus fluide, presque portée par quelque chose d’antérieur à lui.
— Ce n’est pas nouveau , dit-il. Je veux dire… ce n’est pas la première fois que je le vois. Ce n’est pas la première fois qu’il est là.
Il inspira lentement, sentit la pierre tiède sous ses pieds, le grain du silence sur sa peau.
— La première fois… je crois que j’étais tout petit. À peine capable de formuler. Je me souviens… une nuit, ici, à l’orphelinat. La lumière filtrait par la fenêtre. Et dans l’ombre, il y avait… une forme. Pas menaçante. Juste… présente. Comme un reflet oublié dans un miroir qui ne vous appartient pas.
Il ferma les yeux à nouveau, laissant remonter les souvenirs, comme on laisse glisser une main dans l’eau.
— Puis, plus tard, a la salle d’écriture des petits, je l’ai vu encore. Derrière les arches. Il ne bougeait pas. Mais il suivait. Pas comme un regard. Comme une certitude sourde que quelqu’un était là, entre les battements du monde.
Sa gorge se serra légèrement. Il força sa voix à tenir.
— Il y a eu la cour, aussi. Les jeux silencieux, les pierres alignées. Je savais quand il était là, même sans le voir. C’était dans la texture de l’air. Dans la manière dont l’ombre devenait plus lourde, plus épaisse entre deux piliers.
Il se tut un moment, plongeant ses yeux dans ceux de Loarn, qui ne bougeait pas, mais dont l’attention semblait le porter.
— Je n’ai jamais su si c’était normal. Si d’autres le voyaient. Je n’ai jamais osé demander. Un mince sourire amer passa sur ses lèvres. Sauf à Marion Crux.
La mention du nom fit tressaillir légèrement Sœur Lanta. Un plissement imperceptible du tissu entre ses doigts. Mais elle ne releva pas la tête.
Elom continua, plus doucement :
— Marion l’a su. Elle ne l’a pas vu, je crois. Mais elle a compris que quelque chose m’accompagnait. Elle dit… que c’est peut-être une bonne chose.
Il fixa un point invisible devant lui.
— Elle disait que parfois, le monde laisse un fil pour ceux qui ne peuvent pas tout dire.
Que parfois, c’est dans les formes qui ne parlent pas qu’on trouve le vrai nom de ce qui veille.
Il baissa la tête, sentit ses poings se refermer malgré lui.
— Elle ne m’a jamais forcé à en parler. Elle disait seulement de ne pas le renier.
De ne pas en avoir honte. Et de ne pas chercher à le tenir. Un souffle plus court. De l’écouter. Comme on écoute le vent entre les portes fermées.
Il releva lentement les yeux.
— Alors je l’ai écouté. Sans comprendre. Et il est resté. Pas toujours. Pas partout. Mais assez pour que je sache que ce n’était pas un hasard.
La pièce était plus lourde. Le silence plus vibrant. Loarn, immobile, ferma très légèrement les paupières. Non pour se détourner. Mais comme on referme doucement un livre après avoir lu un mot ancien qu’on croyait perdu.
Il resta ainsi quelques secondes, puis ouvrit à nouveau les yeux et fixa Elom d’un regard que rien n’altérait.
— Ce qui t’accompagne n’est pas une simple vision. Ce n’est pas une trace. C’est un appel silencieux. Et tu as su l’entendre. Même enfant. Même sans mots.
Il se leva lentement, ses gestes d’une fluidité presque minérale.
— Peu nombreux sont ceux qui entendent avant de savoir parler. Encore moins nombreux sont ceux qui acceptent de continuer à écouter quand ils apprennent à nommer.
Il s’approcha d’Elom, mais ne le toucha pas cette fois. Il se tint à un pas de lui, dans cette proximité grave qui n’avait rien d’un commandement.
— Tu n’es pas seul, Elom. Tu n’as jamais été seul. Et tu ne le seras jamais plus. Ce que tu portes, d’autres avant toi l’ont entrevu. Mais peu ont eu le courage de le laisser croître.
Il se détourna, reprit sa place, et sans ajouter un mot, se remit à écrire.
Solance posa alors une main sur l’épaule d’Elom, légère, brève, mais chaude, comme pour lui signifier que l’entretien était terminé. Ils ressortirent ensemble dans le couloir, laissant derrière eux l’odeur d’encre fraîche et le battement lent du silence.
Mais Elom savait qu’il avait laissé quelque chose derrière lui. Et que désormais, chaque pas le rapprocherait d’un seuil qu’aucun mot, aucune consigne, ne suffirait à définir.
Ils sortirent dans le couloir sans échanger un mot. Le silence de la rencontre avec Loarn leur collait encore aux épaules, mais ce n’était plus un poids. C’était une couverture. Un souffle tiède dans le couloir frais du soir. Dehors, le cloître baignait dans une lumière basse, presque dorée, qui léchait les dalles et projetait les ombres longues des arches sur les murs.
Elom rejoignit le réfectoire sans hâte. Le tintement du métal contre la pierre, les voix basses, les odeurs familières de soupe tiède et de pain grillé tissaient autour de lui une trame simple, ancienne, accueillante. Il s’assit à sa place habituelle, entre Victor et Bassim. Personne ne lui posa de question. Pas même Victor. Il mangea lentement, savourant pour la première fois depuis des jours la densité rassurante du pain sous ses dents, la chaleur de la soupe qui descendait lentement dans son ventre.
Chaque geste avait une lourdeur tranquille, comme si le monde, ce soir-là, avait décidé de tenir un peu plus doucement autour de lui. Il écouta les murmures des autres enfants sans vraiment y prêter attention, se laissa bercer par le froissement des manches, les rires étouffés, les raclements de bancs sur la pierre.
Quand le repas fut terminé, il ne traîna pas. Il traversa le cloître sans presser le pas, le regard perdu dans les courbes noires du tilleul qui se dressait au centre de la cour. Le ciel au-dessus était clair, presque vide, une plaque de froid suspendue au-dessus du toit. Tout semblait tenu. Stable.
Dans le dortoir, l’obscurité était douce. Certains lits étaient déjà occupés. Les respirations, lentes, se mêlaient dans un murmure organique, rassurant. Il retira sa chemise, enfila sa tunique, et se glissa sous les draps. Le tissu râpeux contre sa peau lui sembla plus réel que tout ce qu’il avait touché depuis des semaines.
Il ne pensa pas à Lige. Pas au Cadastre. Pas à la Rue de la Clôture. Pas même à ce qui viendrait.
Il s’allongea, la tête tournée vers le mur, et pour la première fois depuis longtemps, il sentit son corps se relâcher sans crainte. Pas de tension dans la nuque. Pas de griffure derrière les yeux. Juste la fatigue simple, humaine, de celui qui a porté ce qu’il pouvait, et qui s’est débarrassé de ce poids.
Il ferma les yeux. Le sommeil vint sans lutte. Un sommeil lourd et droit. Un sommeil du juste. Et dans ce sommeil, aucune voix ne l’appela. Aucun regard ne le traversa. Seulement le poids de son propre souffle, régulier, enraciné. Un poids en moins sur le cœur.
La nuit avait depuis longtemps étouffé les derniers souffles du jour. Les couloirs de l’orphelinat n’étaient plus que des veines froides, traversées à peine par la lueur mourante des veilleuses dormantes. Le silence s’était épaissi au fil des heures, un silence qui n’était pas simple absence de bruit, mais une matière à part entière, palpable, presque vivante.
Dans ce silence, Sœur Lanta gravit les marches menant aux appartements de Père Loarn, ses pas furtifs absorbés par la pierre. Ce soir, elle n’était pas venue en tant qu’enseignante, ni en tant que gardienne. Elle était venue en témoin, et en supplicante.
La porte de Loarn, comme toujours, n’était pas fermée. La lumière diffuse d’une lampe basse s’en échappait, projetant sur le couloir une ombre mince et indécise. Elle entra sans frapper, comme il l’attendait. Dans la pièce, l’air semblait plus dense que dans le reste du bâtiment, plus épais, comme si même la lumière s’y déplaçait avec précaution.
Père Loarn était assis à son bureau, un registre ouvert devant lui. Il levait lentement la plume entre chaque phrase, comme s’il pesait chaque mot contre un souvenir ancien. Il ne releva pas immédiatement la tête lorsque Lanta entra. Il attendit que son souffle se stabilise, que sa présence se fonde dans celle du lieu. Puis, sans hâte, il posa sa plume et tourna vers elle un regard clair, inépuisable.
— Tu as entendu.
Ce n’était pas une question. Sœur Lanta s’inclina légèrement.
— J’ai entendu. Et j’ai écouté, surtout.
Un silence dense, presque organique, se posa entre eux. Ce n’était pas un vide ; c’était un intervalle de sens. Loarn se leva lentement, marcha jusqu’à la fenêtre étroite qui donnait sur le jardin intérieur. Il resta un moment à contempler l’obscurité, sans tenter de la percer.
— Il fallait que ce soit dit. Il fallait que ce soit porté jusqu’ici.
Sa voix n’était pas plus forte qu’un murmure, mais elle vibrait dans les murs comme un syntagme ancien. Sœur Lanta avança d’un pas, croisa ses mains sous ses manches.
— Il est jeune, Père. Trop jeune pour porter cela. Sa voix tremblait à peine, mais suffisamment pour que Loarn l’entende.
Il ne se détourna pas de la fenêtre.
— Il n’a pas choisi. Ceux qui portent ce genre d’appel ne le choisissent jamais. Ils sont choisis.
Elle baissa les yeux, sentit la lourdeur de la vérité effleurer sa nuque.
— Et nous… savons-nous seulement d’où il vient vraiment ? demanda-t-elle après une hésitation lourde.
Loarn demeura longuement silencieux. Lorsqu’il parla, sa voix était encore plus grave.
— Nous savons ce que l’on nous a dit. Nous savons ce que nous avons vu. Un enfant trouvé dans un cercle d’effacement, un endroit où les mots eux-mêmes s’effondraient à leur naissance. Nous savons qu’aucun nom ne lui a tenu. Nous savons qu’aucune formule de fixation n’a pu l’enserrer. Et nous savons… que malgré cela, il tient.
Il se tourna alors lentement vers elle, et dans ses yeux, il n’y avait ni colère, ni peur.
Seulement une forme d’attention absolue.
— Ce n’est pas un hasard si ce Luide, Lige, l’accompagne. Ce n’est pas un hasard si c’est Elom qui a réécrit. Il est la faille et le pont.
Sœur Lanta serra ses doigts à s’en blanchir les jointures.
— Et s’ils découvrent cela ? murmura-t-elle.
— Le Cadastre, les Arpenteurs… Ils chercheront à le comprendre. À le fixer. À le classer. À le corriger.
Loarn acquiesça lentement.
— Ils chercheront. Parce que c’est leur nature. Parce qu’ils croient que ce qui n’a pas de place doit en recevoir une.
Il marqua une pause, son regard perdu quelque part au-delà des murs.
— Mais Elom n’est pas un accident. Ni un défaut du Verbe. Il est ce qui arrive quand le monde essaie de se souvenir de ce qu’il a perdu en naissant.
La phrase plana dans la pièce comme une onde sourde. Sœur Lanta sentit ses jambes faiblir légèrement. Elle s’assit sur le banc contre le mur, les yeux fixés sur le sol.
— Comment le protéger alors ? demanda-t-elle, plus pour elle-même que pour lui.
Loarn revint à sa table, reprit la plume, mais ne la posa pas encore sur le papier.
— En continuant à l’écouter. En ne parlant pas trop vite pour lui. En acceptant que ce qu’il porte ne soit pas pour nous seuls. Et peut-être… Sa voix fléchit, presque imperceptiblement. Peut-être en acceptant que nous ne soyons que les gardiens d’un seuil que nous ne franchirons jamais.
Il rouvrit son registre, recommença à écrire. Les signes glissaient sous sa plume avec une lenteur méthodique, comme si chaque lettre pesait le poids d’une sentence.
Sœur Lanta resta encore un moment, immobile. Puis elle se leva, s’inclina profondément, et quitta la pièce en silence. Dans le couloir, la nuit l’accueillit comme une mer lente. Et elle sut que, quoi qu’ils fassent désormais, l’histoire d’Elom était déjà en train de les emporter au-delà de tout ce qu’ils avaient juré de garder.

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