Chapitre 7 Partie 1 — Un visiteur à Saint-Mathieu

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À l’attention de la Voix de Surveillance Ouest,

Je me permets, dans le respect des obligations de collaboration posées par le décret de co-surveillance des institutions semi-cadastrées (révision 42-Lα), de vous signaler un événement à caractère verbal exceptionnel, survenu au sein du Scriptorium Trois de notre établissement.

Un élève résident, connu sous le nom d’usage Elom (statut cadastral : non enregistrable, sans numéro de parenté ni attache identitaire stable), a été impliqué dans deux manifestations de réémergence nominale, observées et documentées par le responsable du Scriptorium, Frère Solance, dont vous connaissez la rigueur méthodologique.

Premier événement : Stabilisation partielle d’un miroir dit “délié”, objet non-fixable, sans référent catégorisé, conservé en réserve. Une unification temporaire du reflet a été observée suite à une simple proximité silencieuse de l’élève. L’objet a, durant plusieurs minutes, cessé ses fragmentations internes, présentant une surface cohérente et un reflet unique.

Deuxième événement : Stabilisation progressive d’un fragment toponymique issu d’un ancien quartier effondré (Paris XVII). La plaque a, par un acte d’écriture muette, retrouvé sa forme lisible et son nom original : Rue de la Clôture. Aucune incantation verbale, aucun usage de catalyseur n’a été noté. La tension grammaticale du fragment s’est neutralisée, et la plaque tient désormais dans la lumière et la lecture.

Ces deux événements ne sont pas, à ma connaissance, reproductibles dans le cadre pédagogique courant. Aucun autre élève n’a jamais provoqué d’effet semblable, pas même par contact.

Je vous transmets en annexe confidentielle la lettre originelle de Frère Solance, qui contient un témoignage circonstancié, au ton plus personnel, mais que je crois utile de conserver dans sa forme non filtrée.

Je recommande — avec tout le respect dû à vos protocoles — l’ouverture d’un audit discret, sans extraction de l’élève, afin de : confirmer l’authenticité des stabilisations, évaluer le risque de résonance ou de contagion grammaticale, déterminer s’il s’agit d’un cas isolé, ou d’une manifestation liée à un phénomène luidique

Je me tiens à disposition pour tout complément.

Dans la fidélité aux engagements croisés,

Père Loarn

Il arriva sans escorte, comme s’il avait toujours été là. Le fiacre s’était arrêté à l’heure exacte. Il était descendu d’un pas droit, tenant dans la main gauche un cylindre de transport en cuir d’écorce, au fermoir de cuivre blanc. Il n’avait pas regardé le ciel. Il n’avait pas regardé les pierres. Il avait simplement marché. Lentement. Droit. Comme un homme qui ne cherche pas sa place mais la fait apparaître en avançant.

Son manteau était d’un noir mat, sans reflet, sans pli, taillé pour l’oubli. Sa silhouette était fine, sèche, presque désincarnée dans la lumière trouble de l’entrée. Pas d’épingle, pas de rang. Seulement un fil brodé au revers intérieur : trois traits entrecroisés, signature muette des Arpenteurs de deuxième rang fixatif. Il portait deux gants dormants roulés à la ceinture, une encre scellée dans une capsule ovoïde, et un petit carnet gainé de peau neutre, sans verbe visible.

Ses mains étaient longues. Très propres. Ses ongles taillés comme ceux d’un calligraphe. Il avait les yeux clairs, presque trop clairs, comme ceux de ceux qui lisent depuis trop longtemps sans jamais cligner. Il ne parlait pas. Pas encore. Mais sa présence — elle, parlait déjà.

Un enfant l’aperçut depuis l’arche de la cour. Il s’arrêta net, sans raison apparente, puis s’éloigna d’un pas trop rapide. Dans les couloirs, la rumeur s’installa plus vite que l’homme lui-même.

L’Arpenteur était là.

Père Loarn l’attendait dans la salle basse des Sceaux. Une pièce sans ornement, sans symbole, simplement taillée dans la pierre vive. Deux sièges. Une table. Une lampe à flamme plate. Et les murs : épais, respirants, comme s’ils avaient été choisis pour contenir ce que les mots allaient faire naître.

L’Arpenteur entra sans frapper. Il s’inclina. Légèrement. Mais avec une justesse qui disait : je suis ici dans la forme.

Loarn ne se leva pas. Il désigna la chaise d’un geste.

L’autre s’assit.

Un instant passa sans rien. Ce n’était pas un silence tendu. C’était une mesure. Un préambule.

Puis Loarn parla le premier.

— Je vous attendais plus tard.

La voix de l’Arpenteur était sèche, basse, sans intention.

— J’ai avancé mes pas. Le rythme s’y prêtait.

Loarn hocha doucement la tête.

— Vous êtes seul ?

— Je le suis toujours.

Un léger sourire passa sur les lèvres de Loarn. Il le savait. il n’aurait pas eu besoin de le demander.Il ajouta, sans ironie :

— Vous ne ressemblez pas à ceux qu’ils envoient habituellement.

L’autre le regarda, droit.

— Je ne ressemble plus à ceux qu’ils envoient.

Puis il sortit lentement de son étui la lettre scellée, contenue dans un cylindre de cuir. Il la tendit à Loarn, qui la déplia, lut rapidement. Il s’agissait d’un mandat de mission verbale, signé par le Bureau Interne du Cadastre. Rien que de très formel. Évaluation préventive. Objet indéfini. Durée initiale : trois cycles.

Loarn replia le feuillet et le posa comme une information sans intérêt. L’Arpenteur n’ajouta rien.

Puis, avec un soin presque cérémoniel, il sortit une deuxième lettre, non scellée. Manuscrite. Sur un papier légèrement froissé, jauni par les déplacements. L’encre était noire, au tracé souple, légèrement incliné.

Il la posa sur la table.Ne la lut pas. Mais dit simplement :

— Elle m’accompagne.

Loarn prit le feuillet, le déplia lentement.

L’écriture énerve lui était pas inconnue. Il ne sourit pas. Mais ses yeux clignèrent une seule fois, plus lentement.

La lettre disait :

Mon cher collègue,

Tu arrives en un lieu que tu connais déjà, même si tu l’as oublié.

Il s’y tient un point de silence — non pas parce que rien ne s’y dit,

mais parce que tout y attend.

Tu ne viens pas lire. Tu viens t’approcher.

Ce qui t’y attend n’a pas été nommé. Et pour cause : il n’a pas encore fini de se formuler.

Rappelle-toi ce que nous avons vu un matin de pluie,

sur les dalles effacées d’un faubourg qui n’existe plus.

Il tenait dans une phrase. Et cette phrase, nous ne l’avons pas prononcée.

Tiens-la encore.

Amicalement,

D.

Loarn reposa lentement la lettre. Il ne dit rien. Mais dans ses mains, quelque chose avait changé de rythme.

L’Arpenteur ne demanda pas à voir l’enfant. Pas ce jour-là. Il savait que certaines formes ne s’observent qu’en restant à distance. Mais déjà, dans les murs, quelque chose se serrait.

Et dans le silence du monastère, une ligne invisible commençait à vibrer.

Le matin était descendu sans fracas, enveloppé d’un ciel plat, couleur d’argile humide. À travers les vitres hautes, la lumière tombait sans conviction, comme si elle-même n’était pas certaine d’avoir été invitée. Dans la salle du petit déjeuner, les bancs étaient presque pleins, mais l’air restait clairsemé. Pas de rire. Pas de chahut. À peine quelques bruits de mâche, le raclement d’une cuillère, le cliquetis trop doux d’un bol que l’on repose trop lentement.

Elom entra sans bruit. Il sentait le calme avant même d’ouvrir la porte. Ce n’était pas le calme ordinaire des matins pluvieux. C’était un silence suspendu, comme celui qui précède les annonces, ou les absences.

Et il était là.

L’Arpenteur.

Assis à la table des adultes, légèrement en retrait, mais visible depuis toutes les lignes. Il était droit, sans raideur, les mains croisées autour d’une tasse de porcelaine claire. Il ne buvait pas. Il regardait sans regarder. Il portait le même manteau noir, boutonné haut, qui absorbait toute lumière. Son visage semblait figé dans une écoute muette, mais son regard était vivant. Presque trop vivant. Il ne fixait rien. Et c’est précisément cela qui troublait.

Éléonore était déjà là, les doigts posés à plat sur la table. Victor l’avait rejointe, les coudes sur ses genoux, le dos voûté, comme s’il ne voulait pas être repéré.

Elom s’assit sans bruit, à côté de Basim. Victor se pencha aussitôt, ses lèvres à peine décollées.

— Il est encore là. Même son ombre elle fait pas de bruit.

Éléonore souffla, sans tourner la tête :

— Il était dans la cour à l’aube. Je l’ai vu. Il regardait les pierres. Comme si elles allaient lui parler.

Basim, qui mâchait encore son pain, murmura :

— Il a pas de carnet d’appel. Il a un carnet à pages dormantes. Il note que ce qui glisse.

Victor sourit, mais n’osa pas rire.

— J’ai entendu Ortel dire qu’il en avait vu un comme ça, une fois. À la fracture de Valence. Il parlait pas. Mais les gens arrêtaient de finir leurs phrases autour de lui.

Elom écoutait sans commenter. Mais il sentait la tension dans leurs souffles, dans la manière dont leurs gestes ralentissaient dès que l’Arpenteur bougeait, ne serait-ce qu’un doigt.

C’est alors qu’il remarqua l’absence.

Gros Abel n’était pas là.

Le banc qu’il occupait toujours — en bout de table, dos au mur — était vide. La cuillère y était posée, mais elle n’avait pas bougé. Ni serviette. Ni bol.

Éléonore le vit aussi. Elle murmura :

— Il descend toujours avant tout le monde. Il s’assoie avant même que la cloche sonne. Je ne l’ai jamais vu manquer un repas !

Basim fronça les sourcils.

— Peut-être qu’il veut pas le voir.

Victor, plus bas encore :

— Ou peut-être qu’il l’a déjà vu. Et qu’il veut pas recommencer.

Sœur Lanta entra quelques instants plus tard, à l’heure exacte. Elle portait comme toujours son carnet de tâches, qu’elle déroula d’un geste sec, sans cérémonie. Mais elle ne parla pas tout de suite. Elle fixa la salle quelques secondes. Comme si elle comptait. Puis, de sa voix stable, posée, presque clinique, elle assigna les cours : Stabilisation des supports, avec Maître Vernan (atelier 2), Fixité modale, avec Sœur Eremia (galerie nord), Mémorisation silencieuse, avec Frère Ortel (cave pédagogique).

Elom fut assigné aux deux derniers. Victor irait avec Vernan. Éléonore n’écoutait plus. Elle regardait le dos de l’Arpenteur.

Sœur Lanta rangea le carnet, leva les yeux une seconde vers la table des adultes.

Elle croisa brièvement le regard de l’homme en noir. Puis elle sortit.

Le petit déjeuner se termina lentement. Les bols furent empilés sans cliquetis. Les enfants sortirent deux par deux, sans appel, sans bruit.

Elom, en quittant la salle, sentit quelque chose s’accrocher à l’arrière de sa nuque. Pas un contact. Pas une voix. Un regard. Il se retourna à peine.

L’Arpenteur tournait une page de son carnet. Son visage était tourné vers la lampe. Il ne regardait personne.

Mais Elom savait.

Ou peut-être… non.

Lige ?

Peut-être.

Il ne vit pas la forme. Mais il ressentit la présence. Comme un fil tendu entre son cou et une absence qui le dépassait.

Il quitta la pièce. Pas seul. Pas suivi. Mais porté par un regard humain. Peut-être.

La journée avait quelque chose de trouble, sans jamais basculer. Comme si un brouillard invisible avait glissé entre les pierres, sans se déposer nulle part. Rien ne clochait tout à fait, mais rien ne tenait droit non plus. Les mots étaient plus lents. Les regards plus courts. Les gestes plus prudents.

L’Arpenteur semblait être partout.

Elom, Éléonore, Victor, Basim; tous avaient cette sensation étrange d’être suivis, isolément, comme si chacun était l’objet d’une observation spécifique. Il apparaissait à chaque détour de couloir, sans bruit, sans geste superflu. Il ne parlait presque jamais. Mais il regardait. Il traçait. Il notait.

Et il touchait. Les murs. Les seuils. Les portes. Le sol.

Il faisait glisser deux doigts le long des rampes, des pierres, des tables. Parfois, il s’agenouillait et posait la paume au sol, comme un animal écoute la terre. D’autres fois, il restait debout, face à un mur lisse, à demi tourné, son carnet ouvert, sa plume suspendue.

Il écrivait plus qu’il ne respirait.

À la pause du matin, dans l’ombre tiède de la galerie sud, les rumeurs s’étaient libérées comme de l’eau retenue.

— On dit qu’il cherche un nom. Celui d’un ancien professeur. Il serait resté dans les murs. Un nom qui revient tout seul, la nuit.

— Moi, j’ai entendu que le Cadastre l’avait envoyé pour remplacer Père Loarn. Que c’est pas une enquête. C’est un transfert.

Victor secoua la tête, les bras croisés.

— C’est pas ça. C’est pire. Ils disent que certains Arpenteurs… ils font disparaître les enfants. Pas violemment. Juste… ils les effacent. Doucement. Et après, plus personne se souvient.

Éléonore regardait fixement le mur en face. Elle ne disait rien. Mais ses doigts tremblaient légèrement sur sa manche.

Basim, lui, parla plus bas encore :

— Ils n’agissent pas. Ils observent. C’est ça le pire. Ils regardent les phrases jusqu’à ce qu’elles s’annulent.

Les enfants ne savaient plus s’ils parlaient de lui comme d’un homme, ou comme d’un Verbe. L’Arpenteur était devenu le croque-mitaine des fractures. La silhouette qu’on imagine au seuil d’un mot qui se défait.

En salle des noms, le silence était plus rigide qu’à l’ordinaire.

Sœur Lanta lisait les affectations du jour, debout, droite, avec son carnet gris.

Et l’Arpenteur était là. Derrière elle. Légèrement sur le côté. Les mains croisées. Son regard fixé non sur elle, mais sur les enfants.

À chaque nom prononcé, un frisson passait.

Chaque enfant levait les yeux après son appel, cherchant un indice : un hochement, un signe, une absence de mouvement — n’importe quoi pour se rassurer.

Mais l’Arpenteur ne réagissait pas.

Elom fut désigné pour l’atelier de Gros Abel. Maintenance légère. Outils. Nettoyage des conduits, graissage des joints, entretien du mobilier, décrassage des verbes gravés…

Il fut soulagé. Mais pas entièrement.

Pourquoi Abel avait-il disparu depuis deux jours ?

Pourquoi frère Solance, lui aussi, semblait s’être effacé ?

Pourquoi sœur Lanta, en le regardant à peine, avait-elle semblé ralentir d’un souffle au moment de le nommer ?

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