Chapitre 7 Partie 2 — Un visiteur à Saint Mathieu
À midi, dans la salle du réfectoire, la tension avait encore monté d’un cran.
Marion Crux, habituellement si présente, si fluide dans ses gestes, si précise dans la gestion du service, ne disait rien. Elle servait mécaniquement, les épaules basses, les lèvres serrées. Elle ne regardait personne. Pas même Elom. Et Elom le sentit.
Il chercha dans ses gestes, dans ses yeux, une marque, un signe, un fragment de la tendresse ancienne. Mais il n’y eut rien.
Victor, assis à côté, le cou tendu, dit à voix basse :
— J’ai entendu dire qu’elle est passée à l’interrogatoire ce matin. L’Arpenteur lui a parlé. Longtemps. Et elle n’a pas dit un mot depuis.
Éléonore, de l’autre côté, reposait sa cuillère. Elle avait mangé deux bouchées, rien de plus. Son visage était pâle.
Elle tenta de dire quelque chose, mais les mots s’embrouillèrent.
— Le… le… le repas… il est… non. C’est le midi… je dire veux…
Elle s’arrêta, ferma les yeux, serra les poings. Cela faisait des semaines que cela ne lui était pas arrivé. Elom la regarda, inquiet. Elle cligna des paupières, inspira, reprit plus calmement :
— Pardon. J’ai… les glissent… mots… qui. Mots… les… plus je sont ils… ou.
Sa langue semblait coller aux dents. Les mots s’effilochaient avant de sortir. On aurait dit une phrase percée, qui perdait sa pression. Victor posa une main sur son bras. Personne ne rit. Personne ne fit de remarque. Ils savaient.
Le Verbe était trop chargé aujourd’hui. Trop lourd. Et chacun, sans le dire, portait le poids du regard d’un homme qui écrivait sans parler.
L’atelier d’entretien se trouvait à l’arrière du bâtiment principal, au bout d’un couloir trop court pour porter le bruit. C’était un espace à part, un ventre de pierre tiède, traversé d’odeurs métalliques, de poussière sèche, d’huile rance et de cordes. On y sentait les outils avant de les voir. Chaque chose y avait sa place, mais rien n’était propre. Tout y était fonctionnel, poids réel, trace d’usage.
L’air y était plus dense que dans les couloirs. Comme si l’espace lui-même y avait été chargé de gestes et de réparations, année après année. On n’y parlait pas sans raison. On y faisait. Puis on comprenait. Puis on refaisait.
Gros Abel, comme toujours, était déjà là. Il travaillait à une boîte murale au mécanisme ovale. Il tenait un tournevis lentement, comme on tient un scalpel dans une main sûre. Il ne releva pas la tête quand Elom entra. Il ne parla pas. Mais il désigna, d’un mouvement de menton, une caisse de chiffons, une burette d’huile, et un tiroir entrouvert.
Elom comprit. Il s’approcha sans un mot, s’équipa, et commença à nettoyer les joints de l’armoire de rangement. Puis il lubrifia les pièces mobiles du banc de montage. Puis il inspecta les outils à manches fendus, en mit deux de côté pour remplacement. Il avançait lentement. Non par fatigue. Mais par crainte. Crainte de mal faire. Crainte de déranger. Crainte qu’Abel le regarde sans le regarder.
Il ne savait plus s’il devait parler. Il n’osait pas. Mais il sentait le poids du non-dit.
Abel finit par déposer son tournevis. Il s’approcha d’un petit coffre en bois, ouvrit le couvercle d’un geste sûr, et en sortit une pièce de métal terni : une vieille serrure, lourde, complexe, fendue sur le flanc, mais encore entière dans son agencement.
Il la posa sur la table, entre eux. La regarda un instant.
— Celle-là. Tu peux pas la réparer. Mais tu peux la démonter. Pour comprendre.
Elom resta figé. Il observa la serrure. Elle n’était pas simplement cassée. Elle était usée d’avoir servi sans relâche, jusqu’à désaxer ses propres pièces.
Il hésita. Puis parla. Pas fort. Mais avec tout ce qu’il avait gardé depuis plusieurs jours.
— Je… je ne savais pas que tout ça arriverait.
Abel ne bougea pas. Elom poursuivit.
— L’Arpenteur. Le silence. Marion. Éléonore… Et toi. Je croyais que c’était moi. Que c’était… à cause de ce que j’ai fait. Ou de ce que je suis. Et je me suis dit que peut-être… tu était fâché. Que tu ne voulais plus me voir. Un silence. Je croyais vous avoir… abîmé.
Il fixait la serrure. Pas Abel. Il avait peur de lever les yeux.
Abel ne répondit pas tout de suite. Il attrapa un chiffon, l’essuya longuement entre ses mains. Puis il dit, d’une voix grave, hachée, presque rauque :
— Si tu pouvais me casser… c’est qu’j’étais pas bien fixé.
Il le regarda enfin. Lentement.
— T’as rien abîmé, p’tit. C’est juste que… parfois… les choses s’mettent à parler plus fort autour d’certains. Et ça fait du bruit. Mais c’est pas ta faute. C’est juste qu’tu marches avec un Verbe plus large.
Il posa sa main sur la table. Solide. Callée.
— Moi j’ai pas souvent les mots. Mais j’ai l’atelier. Et tant que t’as envie d’comprendre… y’aura toujours des serrures à démonter.
Elom ne répondit pas. Mais ses épaules se relâchèrent. Et la serrure, sous ses doigts, semblait soudain… moins fermée.
L’après-midi s’écoula dans le cliquetis discret des outils. Pas un mot de plus. Mais dans les gestes, une conversation était menée.
La lampe d’huile projetait sur les murs une lumière chaude et lente, comme un silence brûlant à mi-voix. Le feu dans l’âtre crépitait doucement, sans éclat. Pas pour réchauffer, mais pour tenir. Une odeur de thé noir se mêlait à celle du bois sec. C’était une fin de journée comme il y en a peu : suspendue, attentive, presque recueillie.
Gros Abel entra lentement, dos droit, mains calleuses encore tachées d’huile malgré le lavage.
Père Loarn l’attendait, une théière fumante entre eux, deux tasses fines de porcelaine déjà servies. Il ne dit rien en premier. Il attendait.
Abel s’assit prudemment sur le fauteuil bas. Le bois ploya sous lui sans protester. Il prit la tasse comme on manipule un oiseau blessé, avec des doigts trop larges pour un objet si fragile. Elle semblait trop petite dans les mains d’Abel, comme un coquillage tenu par un bloc de roche. Il la prit avec le soin d’un homme qui sait casser les choses en respirant trop fort. Il leva le petit doigt sans y penser — un geste minuscule, incongru, presque délicat. Loarn sourit doucement.
— Tu es le seul homme que je connaisse capable de soulever une charpente d’une main et de boire du thé comme une duchesse.
Abel grogna légèrement.
— J’les portais pas pour faire joli. C’est tout. Et vos tasses… elles ont l’air de vouloir fuir. Elles manquent de disciplines j’vous dit.
Loarn hocha doucement la tête, amusé. Puis il se fit plus sérieux.
— Tu n’étais pas là, ces derniers jours. Ni au réfectoire.
Même les bancs ont remarqué ton absence.
Abel sirota lentement son thé. Il regardait le feu.
— Fallait que je reste à l’atelier. L’Arpenteur… il m’gratte l’verbe, Père. Pas en face. Mais dans l’ventre. J’tenais pas assis à côté. Et j’avais à faire. Des choses à trier. Des outils à remettre au silence.
— Tu le connais ?
— Non. Mais j’en ai vu des Arpenteurs. Assez. Pour savoir quand ça s’ra pas une visite de routine.
Loarn s’accouda à son fauteuil, le visage dans l’ombre.
— Il te fait peur ?
Abel haussa une épaule, mais son regard resta fixe.
— Moi j’ai pas peur d’un homme qui parle pas. Mais j’me méfie de ceux qui écrivent tout ce qu’ils pensent. Surtout quand ils pensent avec du silence.
Il reprit une gorgée. Puis, après un silence :
— J’vais pas vous mentir, Père. J’ai des idées sur le Cadastre. Et c’est pas joli-joli. Le Cadastre… je l’ai porté trop longtemps. J’ai les mains encore pleines de leur grammaire, même quand je dors.
Loarn hocha doucement la tête.
— Je te le demande pas savoir si tes idées sur le Cadastre sont jolies. Je te le demande parce que tu vis ici. Et que ce lieu se tient aussi parce que tu y es.
Abel reposa la tasse, très lentement. Il parlait plus bas.
— J’ai bossé pour eux. Quinze ans. Pas dans les bureaux, hein. Moi, j’étais dans les camions. Dans les bottes. Structure mobile, équipe Sud. Secteur périphérique. Ceux qu’on envoie là où les autres veulent plus aller. On m’envoyait dans les coins qu’on ne voulait plus dessiner : murs porteurs de fragments, circuits de noms effacés, fondations verbales brisées. Des endroits où tu posais une main et elle rev’nait couverte de lettres mortes et toute floue. J’ai vu des phrases tenir des plafonds. Des plafonds tomber sous des adverbes.
Loarn ne dit rien. Abel reprit, presque avec soulagement.
— Zones floues, murs sans grammaire, plaques effacées, noms dissous. Tu rentres, tu recouds, tu poses du silence, tu récupères ce que tu peux. Et tu ressors. Quand tu peux.
Il passa une main râpeuse sur son crâne.
— Moi, j’tenais. J’étais bon pour ça. J’balisais bien. J’posais droit. On m’disait que j’étais “verbo-solide”. Comme si c’était un compliment.
Il sourit. Un sourire tordu.
— Jusqu’au jour où on m’a envoyé dans une pièce. Dans une zone déliée. Rien d’extraordinaire. Trois murs. Une dalle. Une odeur de vieux cuivre. On m’a dit : “colmate ce qu’y reste.”
Il s’interrompit. Loarn ne pressait pas la confession. Abel reprit :
— Le Verbe… il avait quitté l’endroit. Pas éclaté. Pas brûlé. Parti. Rien ne tenait. Ni moi. Ni la phrase que j’avais sur la langue.
Il posa ses deux mains sur ses cuisses. Il serra, fort, avant de reprendre, la voix tremblante.
— J’ai mis le pied dedans. Et j’ai perdu…pas ma jambe. Pas mon nom. Mais la manière d’m’y rapporter. Et depuis… je boite. Et j’cause plus comme avant. Et j’vois le monde de biais.
Il souffla.
— Alors j’l’ai quitté. Le Cadastre. Le bruit. Tout.
Un autre silence. Plus doux, cette fois.
— Et un jour, j’suis arrivé ici. J’savais pas pourquoi. J’ai vu un mur qui tenait pas. J’l’ai réparé. Et Sœur Lanta m’a vu faire. Elle m’a rien dit. Elle m’a donné un balai. Puis une clef.
Loarn hocha la tête.
— Et moi je t’ai laissé rester. Parce que tu étais ce qu’il nous manquait : une structure solide. Pas parce que tu étais intact. Mais parce que tu tenais, malgré tes fissures.
Abel releva les yeux. Ses paupières pesaient, pleines de larmes.
Loarn poursuivit.
— Parce qu’on avait besoin d’un homme comme toi. Pas juste un bras. Pas juste un mur. Un homme qui a traversé le Verbe et qui est encore là. Même s’il tangue. Même s’il parle moins bien qu’avant. Tu tiens. Et ce lieu… tient avec toi.
Abel serra un instant les lèvres. Puis il murmura :
— Vous croyez qu’il va toucher l’enfant ?
Loarn répondit sans hésiter :
— Il n’aura rien à toucher. Ce qu’il est… ne tient pas dans les doigts. Mais il faudra que quelqu’un reste droit autour.
Il leva sa tasse, la vida doucement.
— Et je crois que ce sera toi.
Dans la lumière basse, entre le feu et les murs, il n’y avait pas d’accord. Pas de pacte. Mais un silence tenu. Et deux hommes assis, face à face.

Annotations
Versions