Chapitre 8 Partie 1 — Arpenter le non-dit

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Père Loarn,

Depuis mon arrivée dans votre établissement, je me suis efforcé de maintenir une posture d’observation non intrusive, conformément aux protocoles du Cadastre pour les zones semi-sensibles à flux instable. Je dois pourtant vous signaler, dès à présent, que plusieurs éléments observés ces derniers jours m’obligent à requalifier cette affectation.

Sans entrer ici dans le détail de mes premières analyses (que je formaliserai dans un rapport différé à l’intention du Comité d’Instruction Verbo-Émergente), je puis affirmer ceci :

Une dynamique verbale autonome, non-instruite, mais orientée, s’est exprimée au sein de votre Scriptorium Trois. Cette dynamique est bien liée à un élève que vous connaissez bien : Elom.

Les faits en eux-mêmes ne constituent pas une anomalie disciplinaire ni une menace immédiate. Mais la rémanence du phénomène – sa stabilité silencieuse, sa propension à révéler des structures oubliées sans les briser – m’indique une rareté que le Cadastre ne saurait ignorer.

Il ne s’agit pas de jugement, ni de diagnostic. Je ne viens pas pour décider. Mais pour écouter ce qui s’énonce à travers et autour de cet enfant — et comprendre, avec ceux qui l’ont accompagné, ce que cela signifie.

Je sollicite donc, à votre convenance, la tenue d’un entretien confidentiel et restreint ce soir même ou le lendemain au plus tard. La présence de Sœur Lanta, de Frère Solance et d’Elom me paraît nécessaire. Il ne s’agira pas d’une convocation formelle, mais d’un moment de mise en partage d’observations, en amont de toute transmission administrative.

Avec estime. Et avec ce respect qui va aux lieux où le silence travaille encore juste.

Vincent Orvain

Arpenteur Verbo-Juste du Cadastre Central

Affectation mobile – Section des Émergences

Les choses avaient repris leur place. Pas exactement comme avant. Mais comme après. Après le silence. Après la peur. Ou après la pluie. Après l’arrivée de celui qui n’avait encore rien demandé, mais que tout le monde observait.

L’Arpenteur était toujours là. Présence droite, mince, taillée dans le silence. Mais sa silhouette, après sept jours, ne faisait plus plier les colonnes vertébrales. Elle se glissait dans les couloirs comme une forme du décor, comme une phrase passive qu’on apprend à contourner.

Les enfants ne le fuyaient plus. Certains s’en amusaient. D’autres l’intégraient dans leur manière de se mouvoir.

Deux élèves des Souffles Porteurs — les plus jeunes — avaient inventé un jeu : “le journal du marcheur”. Ils traçaient des signes minuscules sur des rouleaux de papier froissé, décrivant les gestes de l’Arpenteur avec la précision d’un horloger :

“Il a regardé la main de Basim quand il écrivait, mais pas le mot.”

“Il a effleuré la margelle du puits à 9h27, deux doigts, une seule fois.”

“Il s’est arrêté devant le réfectoire sans y entrer. Il est resté debout. Treize secondes. Exactement.”

Ils déposaient leurs billets derrière une dalle fendue du cloître. Les Formulants y jetaient un œil et analysaient. Les Porteurs, eux, lisaient sans commenter. Mais tous regardaient l’Arpenteur différemment.

Ce matin-là, dans la salle des noms, le monde semblait plus dense. La lumière entrait par les hautes fenêtres en traits minces, découpant l’espace comme des lignes d’écriture sur un papier couché.

Les bancs étaient pleins. Les pieds alignés. Sœur Lanta entra comme chaque jour, à l’heure exacte, carnet à la main. L’Arpenteur la suivait. Il se tenait à sa place désormais rituelle, un pas derrière, un pas à gauche, en retrait mais toujours dans l’angle du regard. Il ne portait pas le même manteau que la veille. Celui-ci était d’un gris fendu de bleu, plus épais, à la coupe asymétrique. Ses mains étaient croisées dans le dos. Son carnet fermé, pour le moment. Mais ses yeux, eux, étaient ouverts. Larges. Calmes. Vivants.

Les enfants ne le regardaient pas directement. Mais tous le savaient là.

Sœur Lanta énonça les noms. Chaque appel faisait frémir l’air autour du porteur. Lorsqu’elle arriva à Elom, une vibration se fit sentir dans les pieds des bancs.

— Elom – Scriptorium Trois. Frère Solance.

La pièce se tendit. Pas de chuchotement. Mais les enfants, tournèrent légèrement la tête. Victor redressa le menton. Éléonore serra les doigts sur sa cuisse. Basim regarda brièvement la dalle au sol.

Elom se leva pour récupérer son affectation. Son nom dans la bouche de Lanta lui semblait plus lourd qu’à l’ordinaire. Il sentit le poids d’un retour.

Et l’Arpenteur, ouvrit son carnet. Et nota.

Quelques instants plus tard, les Formulants se retrouvaient dans la cour basse.

Un cours leur avait été assigné — inattendu et sans précédent :

“Relatologie théorique. Salle des Figures (Formulants uniquement)”

— Ça pue la simulation, c’te truc. J’dis pas ça pour râler, mais d’habitude, quand ils inventent un mot de plus de quatre syllabes, c’est pour tester notre stabilité. , disait Victor.

Éléonore, les bras croisés, commentât :

— La relatologie, c’est ancien. Ça concerne les structures relationnelles internes. Pas la chose en soi mais ce qui lie.

Basim, semblait inquiète, mais plus calme que les autres.

— Et si c’était un test pour voir comment on se positionne dans une phrase qu’on n’a pas choisie.

Victor haussa les épaules.

— Moi, si c’est un piège, je vais faire comme l’Arpenteur : j’écris. Je parle pas.

Ils entrèrent. La salle des Figures était d’un calme feutré. L’acoustique, travaillée à dessein, avalait les bruits parasites pour ne laisser vivre que la parole utile. La pierre, nue, réfléchissait la lumière pâle venue d’un nom gravé haut dans la voûte — un nom ancien, dont la signification s’était perdue, mais dont la vibration suffisait à maintenir la clarté.

Les Formulants, assis à leurs places selon un protocole immuable, ne parlaient pas. Ils attendaient.

L’Arpenteur entra sans bruit. Il s’arrêta au centre de la salle. Rien dans ses gestes n’était brusque, mais il y avait en lui cette densité particulière des gens qui mesurent tout — non par hésitation, mais par nécessité. Il porta les yeux sur eux, un à un. Puis, posant les mains derrière son dos, il parla.

— Je suis Vincent Orvain. Arpenteur Verbo-Juste du Cadastre Central. Je ne viens pas en inspecteur. Ni en juge. Je suis ici… pour observer. Et pour répondre.

Un mouvement léger se fit sentir dans la salle — un relâchement minime, mais perceptible.

— Aujourd’hui, votre cours a été confié à mes soins. Je sais que ce n’est pas habituel. Mais l’ordinaire, dans ce monde, n’a plus la garantie de tenir. C’est pourquoi je vous parlerai du Cadastre, ce qui tient. Et de notre rôle. Et ensuite, nous verrons.

Il s’approcha du tableau muet derrière lui. Un rectangle de pierre tendre foncé, vierge, souvent réservé aux encres temporaires. Il ne l’effleura pas. Mais le mot “Tenir” y apparut, gravé lentement à même la matière — sans qu’aucune main n’intervienne. Un souffle parcourut les élèves.

— Tenir. Le Verbe premier du Cadastre. Tenir ce qui vacille. Tenir ce qui glisse hors du nom. Quand la Tour du Verbe a prononcé la Phrase Totalisante, en 1889, elle a ouvert ce qui devait rester scellé. Le monde a commencé à fuir par ses mots. Les noms se sont délestés des choses. Et les choses… ont cessé de nous reconnaître.

Il laissa planer un silence. Puis Basim, le front plissé, leva la main.

— Monsieur… est-ce vrai que des gens ont disparu parce qu’on a oublié leur nom ?

L’Arpenteur hocha lentement la tête.

— Pas disparu comme on l’entend. Leur corps restait. Leur voix, parfois. Mais sans nom, on ne peut plus être appelé. On devient… un écho vide.

Éléonore, hésitante, demanda :

— Et le Cadastre les retrouve ?

Vincent laissa échapper un soupir presque imperceptible.

— Parfois. Parfois on les fixe à nouveau. Mais ce ne sera jamais le nom qu’ils avaient. Ce sera un nom… de maintien. Pas un nom de naissance.

Il s’avança.

— Le Cadastre n’est pas né d’un rêve. Il est né d’un effondrement. Il est né quand les mots ont cessé de tenir.

Il s’avança de nouveau de deux pas. Sa silhouette effleurait la spirale gravée dans la dalle.

— En l’an 1889, des hommes et des femmes, savants et mystiques, ont tenté de stabiliser le monde. Ils ont construit la Tour du Verbe, à Montmartre. Et ils y ont parlé. Une phrase. La Phrase. Celle censée harmoniser le tout. Mais le Verbe n’est pas un outil. Ce qu’ils ont prononcé… a ouvert. Et tout ce que le verbe tenait s’est répandu. Ce fut la Fracture. Le Déliement.

Il se tut. Personne ne bougeait. Ils connaissaient tous l’histoire. Mais se la faire raconter par un arpenteur, un membre du cadastre était parfaitement captivant.

— Vous êtes nés après. Moi aussi. Mais ce monde porte encore les cicatrices de ce mot. Certains objets ont cessé de fonctionner. D’autres se sont souvenus de noms qui ne leur appartenaient pas. Des villes ont été oubliées. Des gens ont disparu, sans même mourir. Le Verbe, une fois relâché, ne revient jamais dans sa forme initiale.

Il s’arrêta devant Éléonore. Son regard ne la fixait pas directement, mais effleurait sa présence.

— Alors ils ont fondé le Cadastre. Non pas pour contrôler. Mais pour retenir. Pour nommer ce qui voulait fuir. Pour enregistrer ce qui menaçait de s’effacer.

Il passa lentement entre les tables.

— Notez.

Un bruissement de papiers se fit entendre. Chacun ouvrit son carnet.

— Le Cadastre est constitué de sept départements. Des salles immenses. Des galeries sans fin. Certaines enfouies sous la Seine, d’autres dans des zones effacées que vous ne verrez jamais. On y classe les êtres. Les lieux. Les objets. Les verbes. Ce que vous êtes a été inscrit là, quelque part. Ou… pas.

Il s’arrêta brièvement. Juste assez longtemps pour que chacun sente le vide dans sa phrase.

— Il existe aussi des Effacés. Des noms refusés. Des mots qu’on ne peut plus écrire sans provoquer un glissement. Tout ce que vous prononcez laisse une trace. Chaque phrase, chaque lien, chaque appel. Et parfois, une trace suffit à fissurer un mur.

Il revint au centre.

— Les Arpenteurs sont ceux qu’on envoie dans ces fissures. Nous sommes divisés en trois castes : Les Lexifères, qui réparent. Des artisans. Les Vecteurs d’Articulation, qui portent en silence des syntagmes instables. Et les Verbo-Justes, comme moi. Ceux qui peuvent dire. Ceux qu’on charge de juger par le Verbe. Ceux que vous ne croiserez qu’une fois. Parfois trop tard.

Un souffle traversa la salle.

— Nous ne sommes pas des héros. Pas des moines. Pas des soldats. Nous sommes formés pendant dix ans. Dix ans de silence, de phrases tenues, de gestes exacts. Dix ans à apprendre à nommer sans vouloir, à écouter sans répondre. Dix ans à marcher dans des zones où rien n’a plus de nom. Certains d’entre nous ne reviennent jamais. D’autres reviennent…mais sans phrase. Ou sans nom.

Il se tourna vers la dalle centrale.

— Et pourtant, chaque jour, nous continuons. Parce que sans le Cadastre, le monde se dissoudrait. Pas par guerre. Pas par feu. Mais par oubli. C’est pour cela que nous avons fondé le Cadastre. Un lieu où l’on enregistre. Où l’on fixe. Où l’on refuse l’effacement. Chaque nom qui tient est un pilier dans le réel. Le Cadastre, ce ne sont pas des fonctionnaires. Ce sont des ouvriers du monde.

Il regarda Victor, qui ne levait pas la main mais dont le regard le questionnait.

— Oui, toi.

Victor grimaça légèrement.

— Vous êtes… comme des prêtres du Verbe ?

Un sourire fatigué se dessina sur le visage de l’arpenteur.

— Non. Les prêtres prient. Nous, nous intervenons. Nous allons dans les zones floues. Là où le langage ne répond plus. Et nous tentons de redonner forme à ce qui menace de devenir rêve. Ou oubli.

Il se redressa. Son corps, quoique droit, semblait porter une fatigue plus ancienne que lui.

— On nous appelle Arpenteurs. Mais nous ne mesurons pas la terre. Nous mesurons la fracture. La cassure entre les mots et le monde.

Une autre main, rapide cette fois : celle de Sofiane.

— Et vous… vous avez vu ça ? Pour de vrai ?

— Oui. J’ai marché dans des rues sans fond. Parlé à des gens qui disaient “je” sans savoir de qui ils parlaient. J’ai posé la main sur des murs faits de phrases hurlées. Et j’ai entendu le silence d’un nom qui me reconnaissait. Sans que je l’aie jamais dit.

La salle semblait suspendue à ses paroles. Puis il fit le tour du bureau, et en tira des feuillets. Il les leur tendit, un à un. Papier brut, à peine jauni. Chaque bande portait une ligne déjà inscrite, très pâle.

— Ce que je vous demande est simple : Lisez cette phrase. Et terminez-la. Pas en réfléchissant. Mais en ressentant. Dites-moi ce que cela vous évoque. Montrez moi quelle relation vous entretenez avec le verbe.

La phrase était la même pour tous :

“Lorsque je nomme, je…”

Certains hésitèrent. D’autres écrivirent d’un trait. Puis il les lut. En silence d’abord. Puis à voix haute, certains.

…je me rassemble.

…je retiens le monde qui fuit.

…je ne suis plus seul.

…je trahis.

…je me perds un peu.

Il s’arrêta. Sortit une dernière bande. Son visage ne changea pas. Mais il leva les yeux, lentement, vers Elom. Et cette fois rien ne fut dit. Il rangea les feuilles. Et murmura, presque pour lui-même :

— Certains sont déjà ailleurs. Certains portent des syntagmes que même le Cadastre ne connaît pas. Certains… sont peut-être les réponses à une question que nous n’avons pas encore osé poser.

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