Chapitre 8 Partie 2 — Arpenter le non-dit

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L’Arpenteur ne reprit pas immédiatement la parole. Il observait les enfants, leurs doigts encore tâchés d’encre, leurs regards chargés de cette étrange mixture d’appréhension et de curiosité. L’austérité de sa posture semblait se fissurer par endroits. Une patience humaine filtrait dans ses silences.

Basim leva à nouveau la main, avec la réserve de celui qui a grandi entre les lignes.

— Monsieur, est-ce que le Cadastre existait avant la Fracture ?

L’Arpenteur ferma brièvement les yeux.

— Non. Avant la Fracture, il n’y avait que des chercheurs, des savants, des croyants… et des ignorants. Certains parlaient de “langage universel”. D’autres de “langue divine”. Mais personne ne croyait vraiment que le monde tenait par les mots. Le Cadastre est né après. Quand il a fallu réparer.

Éléonore fronça les sourcils.

— C’est vous qui avez décidé quels mots étaient bons et quels mots… faisaient mal ?

— Nous n’avons rien “décidé”. Nous avons écouté. Puis, quand les cris furent trop nombreux, nous avons noté ce qui restait debout. Ceux qui prétendent que le Cadastre a tout figé ne comprennent pas. Nous n’avons pas fixé le monde. Nous avons enregistré les fragments qui ne fuyaient pas.

Une voix fluette, venue du fond — Iosef, dont on entendait rarement les questions.

— Et les autres mots, les mots qui sont partis… où sont-ils allés ?

Un silence plus long s’installa. L’Arpenteur se redressa, les bras derrière le dos.

— Personne ne sait. Certains pensent qu’ils errent dans les zones déliées. Qu’ils cherchent une bouche pour revenir. D’autres pensent qu’ils se sont repliés dans la terre, ou dans les rêves. Un courant plus mystique — vous n’avez pas à y croire — affirme qu’ils sont revenus vers l’Origine. Et que seul le Premier Verbe pourra les rappeler.

Éléonore leva la main sans attendre son tour, emportée par l’élan de l’échange.

— C’est vrai ce qu’on dit ? Que le monde a été construit par un mot ? Un seul ?

Il la regarda avec une douceur discrète.

— Il y a des textes qui l’affirment. Un mot, non humain, prononcé avant toute syntaxe. On ne sait pas si c’était une commande, une promesse, ou une erreur. Mais ce mot-là, nous ne l’avons jamais retrouvé. Certains pensent que ce fut celui gravé sur la tablette d’Émile Cordat. Mais personne ne l’a prononcé depuis sans se perdre.

Victor, les bras croisés, posa sa voix comme un caillou dans le silence :

— Alors à quoi ça sert ? Si le Premier Verbe ne revient jamais… et qu’on peut juste retenir les miettes ?

Un petit rire glissa dans l’assistance. Mais l’Arpenteur ne sourit pas.

— Ce n’est pas inutile de ramasser les miettes. C’est dans les miettes que les vivants trouvent de quoi tenir. Le Verbe parfait est peut-être hors de portée. Mais le fragment… peut suffire à garder un être, une rue, ou une mémoire en place.

Il se tourna vers le tableau. Un autre mot s’y était inscrit, en silence :

“RÉMANENCE.”

— Nous n’avons pas besoin d’un monde parfait. Seulement d’un monde qui ne s’efface pas pendant qu’on l’aime.

Le cours dura encore une vingtaine de minutes. Les questions devinrent plus précises.

— Est-ce que les Arpenteurs ont déjà été remplacés ?

— Pourquoi certaines zones restent floues malgré vos interventions ?

— Qu’est-ce qu’il se passe si deux personnes reçoivent le même nom ?

— Est-ce que vous avez déjà effacé quelqu’un, pour de vrai ?

— Pourquoi certains mots rendent fous ?

L’Arpenteur répondit à chaque question, mais jamais entièrement. Il donnait toujours juste assez pour que la pensée se tende, mais pas assez pour qu’elle se repose.

À la fin du cours, alors que les élèves rangeaient leurs affaires, il ajouta simplement :

— Ceux qui gardent le silence aujourd’hui… ne sont pas moins entendus. Le Verbe n’est pas une voix. C’est un mouvement.

Et ses yeux, brièvement, revinrent vers Elom. Le mot RÉMANENCE pulsait encore sur le tableau muet, sans craie, sans main. Gravé à même la matière par l’autorité de sa présence, ou simplement de son dire. Les enfants restaient immobiles. Ils n’écrivaient plus. Ils regardaient. Ils absorbaient. Victor fut le premier à briser ce silence.

— Alors vous êtes des cartographes…du vide ? Vous marchez dans les morceaux, et vous essayez de faire croire que ça tient ?

L’Arpenteur tourna lentement la tête vers lui. Son regard n’était ni froid ni condescendant. Il était calme. Mesuré. Victor soutint ce regard, mais sa mâchoire s’était légèrement contractée.

— Non, dit Solim Orvain. Nous ne faisons pas croire que ça tient. Nous marchons dans ce qui vacille. Et nous décidons si cela peut être tenu, ou laisser aller.

Basim, assis deux places plus loin, s’inclina légèrement vers Victor.

— C’est facile à dire après coup. Mais qui décide ? Un Arpenteur peut-il choisir d’effacer un quartier, une personne, un nom… parce que ça vacille à ses yeux ?

Victor, dans un murmure :

— Ou parce que ça ne lui plaît pas ?

L’Arpenteur resta un instant silencieux. Il ne répondit pas tout de suite. Il s’approcha d’un petit cube de bois fixé au mur. Il le toucha du bout de deux doigts. Un mot bref s’y grava :

“ACCORDE.”

Puis il répondit.

— Je n’ai jamais effacé ce que je ne comprenais pas. Mais j’ai parfois été envoyé pour observer quelque chose que d’autres souhaitaient effacer.

Un silence. Puis Éléonore, plus doucement :

— Et… vous l’avez fait ?

Il ne répondit pas directement.

— Il y a des lieux que le Cadastre tient à bout de voix. Mais la voix n’est pas éternelle. Quand une voix se tait… le nom peut suivre. Je me contente de dire ce qui existe encore assez pour être retenu.

Sofiane haussa les épaules :

— Mais si personne ne parle, rien ne tient ? On est obligé de dire, tout le temps ?

— Non, dit l’Arpenteur. Le silence aussi peut tenir. Mais c’est un silence tenu, pas un silence de fuite.

Éléonore se redressa, les sourcils froncés.

— Vous parlez comme si les mots étaient des murs. Mais moi, je les entends comme… de l’eau. Ça passe. Ça coule. Ça mouille. Parfois ça rentre. Parfois ça noie.

L’Arpenteur sourit. Pour la première fois, vraiment.

— Tu as raison. Certains Verbes sont aqueux. Ils pénètrent. D’autres sont sismiques. Ils fissurent. D’autres encore sont porteurs. Ils peuvent même… réparer.

Victor, ironique :

— Et les vôtres ? Ceux des Verbo-Justes ? Ils cassent ou ils recousent ?

Un instant de silence. Puis l’Arpenteur répondit :

— Ils tranchent. Mais ce n’est pas toujours pour couper. C’est parfois pour libérer ce qui a été mal noué.

Éléonore se pencha vers Basim, à voix basse :

— Tu crois qu’ils ont déjà effacé un enfant ici ?

Basim, sans détourner les yeux du Verbo-Juste :

— Non. Mais je crois qu’ils ont déjà décidé qu’un enfant ne serait jamais fixé.

Les minutes s’étiraient sans ennui. Le cours avait pris la forme d’un échange retenu, dense, entre des esprits jeunes mais attentifs et un homme qui, pour une fois, parlait sans pouvoir. Quand l’Arpenteur referma son carnet, une dernière question émergea. Une voix à peine audible. Elom.

— Est-ce que vous avez déjà… entendu un mot que vous n’avez pas compris ?

L’homme s’arrêta. Et cette fois, le silence fut plus lourd. Plus intime.

— Oui, dit-il. Une fois. Et je l’entends encore.

Il salua. Et sortit. Mais cette fois, aucun élève ne bougea. Le silence qui restait n’était plus un vide.

Le couloir menant au Scriptorium Trois n’avait pas changé. Mais Elom, lui, n’était plus le même. Ses pas résonnaient plus doucement qu’avant, comme s’il craignait d’éveiller quelque chose sous les pierres. Chaque dalle semblait chargée de sens, chaque interstice habité d’une mémoire enfouie. Il connaissait ce lieu, mais en y revenant aujourd’hui, il avait l’impression de s’en approcher pour la première fois.

Il s’arrêta devant la porte. Posant sa paume sur le bois noirci, il inspira longuement. Le battement sourd de son cœur paraissait répondre à une pulsation plus vaste, tapie quelque part derrière les murs. Il poussa.

L’air tiède du Scriptorium lui sauta au visage. C’était une chaleur sèche, imprégnée d’encre dormante, de cire ancienne, de silence travaillé. Il y avait là une densité dans l’atmosphère, comme si l’espace lui-même attendait qu’on le regarde avant de respirer.

Frère Solance leva les yeux. Il se leva aussitôt, comme mû par une force discrète, une émotion soigneusement contenue.

—  Elom… 

La voix était basse, mais traversée d’une note plus claire qu’à l’ordinaire. Il fit quelques pas vers lui, puis s’arrêta à bonne distance. Un sourire s’insinua au coin de ses lèvres.

—  Je savais que tu reviendrais. Le Scriptorium ne convoque pas. Il attend. 

Elom entra lentement, sans répondre tout de suite. Il s’arrêta au centre de la pièce.

—  Je croyais que je ne pourrais pas. Que j’avais fait quelque chose qu’il ne fallait pas. 

Solance posa une main sur son épaule.

—  Tu n’as rien détruit. Tu as tenu un mot. Et ce mot t’a reconnu. 

Une ombre se détacha alors de l’un des murs du fond. D’abord imperceptible, elle se précisa à mesure qu’elle avançait. Droit, sans bruit, vêtu d’une tunique de laine anthracite, l’Arpenteur s’approcha. Ses yeux étaient calmes, très clairs, presque limpides. Mais ce qui saisit Elom, ce fut son sourire. Léger. Authentique.

—  Alors c’est toi. 

Elom se figea. Il n’avait jamais vu cet homme sourire.

—  Vous êtes donc venu… pour moi ? 

—  Oui. En raison de toi. Pas à cause. C’est différent. Tu n’as rien provoqué, Elom. Tu as révélé. 

Frère Solance s’inclina légèrement, reprenant un ton plus formel.

—  Maître Orvain, je vous présente officiellement Elom. Élève du Scriptorium Trois. Résident de Saint-Mathieu. Et, sauf erreur, la source de votre venue. 

L’Arpenteur acquiesça lentement.

—  C’est bien lui. 

Il sortit un carnet noir de sa tunique, à la couverture rigide et sans titre.

—  J’ai consulté les archives du Cadastre. Pas les copies. Les couches profondes. Celles qu’on ne lit qu’en silence. 

Il l’ouvrit, feuilleta plusieurs pages, puis s’arrêta. Il tendit le carnet vers Elom.

—  Ton nom devrait être ici. Fixé, inscrit, assigné. Mais il n’y a rien. Aucune trace. Ni refus, ni effacement. Juste… l’absence. 

Solance s’approcha, le visage crispé.

—  Cela signifie… qu’il n’a jamais été enregistré ? 

—  Exactement. Elom n’est pas fixé. Il n’existe dans aucun registre ontologique. Il ne devrait pas pouvoir être là. Et encore moins écrire. Stabiliser. Et pourtant… 

Il referma lentement le carnet.

—  Tu as ravivé un nom tombé. La Rue de la Clôture. 

Il sortit une tablette cartographique de sa tunique. Une image s’était gravée sur sa surface. La rue apparaissait d’abord floue, morte. Puis, sur un plan plus récent, elle frémissait doucement. Des fragments d’objets avaient réapparu. Et son nom commençait à pulser en surimpression.

—  Elle était classée zone déliée. Irrécupérable. Depuis que tu as écrit son nom ici, elle est passée en zone floue. Le sol y tient à nouveau. Le nom revient sur certains relevés. 

Elom murmura :

—  Je ne voulais pas réveiller quoi que ce soit. Je devais juste… écrire ce que je ressentais. 

L’Arpenteur posa lentement la tablette.

—  Tu n’as rien réveillé. Tu as tenu un nom. Et maintenant, ce nom te tient. 

Il sortit une boîte de tilleul.

—  Je voudrais que tu termines. Que tu écrives une fois encore. Que je voie ce que tu fais… avec ça. 

Il l’ouvrit. À l’intérieur, une plume ancienne, fendue, presque brisée en deux.

—  Elle a été utilisée dans une tentative de stabilisation. Elle s’est rompue. Depuis, elle n’écrit plus. 

Il la tendit à Elom. Il hésita. Puis il la prit. Elle vibrait faiblement. Comme un être blessé.

Il la posa sur la table. Et, sans réfléchir, traça :

“Clôture.”

Un craquement sec. Puis un second. La plume se referma sur elle-même. Une goutte d’encre noire en suinta. Le mot s’imprima, noir et stable. Solance recula d’un pas.

—  Elle a répondu… 

—  Elle a guéri,  confirma l’Arpenteur.

Il referma la boîte.

—  Tu n’as pas seulement une relation au Verbe. Tu es un effet. Une tension active. Une syntaxe flottante. 

Il s’avança, et ses yeux se firent plus graves.

—  Je veux te poser une autre question. Une vraie. Une que je n’ai posée à personne encore.

Un silence se fit.

 Qui est Lige ? 

Elom releva la tête. Il senti son cœur se serrer. Il goûte de sueur lui grosse doucement dans le dos.

—  Il est là quand je ne parle plus. Il tient ce que je ne peux pas dire, je pense. Il ne me parle pas. Mais je sais qu’il… entend. 

Solance recula, lentement. Il murmura :

—  Je l’ai entendu,  dit l’Arpenteur.  Jamais vu. Jamais nommé. Il circule dans certaines zones. Il effleure les rêves. Mais personne ne l’a désigné. Jusqu’à toi.

Elom souffla :

—  Je ne l’ai pas désigné. Il s’est… définit à moi. C’est tout. 

L’Arpenteur hocha la tête, comme s’il confirmait quelque chose pour lui-même. Il fit un pas vers la sortie.

—  Ce soir, je veux vous retrouver. Toi. Frère Solance. Père Loarn. Sœur Lanta. Il est temps. J’ai une proposition. Et certains silences doivent être examinés à voix basse. 

Il s’inclina. Et quitta la pièce. Le silence, dans le Scriptorium, n’était plus un silence d’étude. Et quelque part, sous la pierre, quelque chose écoutait.

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